Pluralisme, laïcité, valeurs québécoises : Lexique et enjeux

Dans les débats actuels sur le turban, le voile islamique, le kirpan, le crucifix, la prière, etc., il n’est pas inutile de préciser le sens des mots et ce qu’ils connotent dans l’esprit de chacun. Multiculturalisme, interculturalisme, laïcité, valeurs communes, liberté de conscience et de religion : tout cela s’entrecoupe et soulève des convictions sociales et politiques plus larges sur la laïcité, l’intégration des immigrants et, en dernier essor, l’identité du Québec et son avenir spécifique. En retour, la vision de l’identité du Québec influence la réflexion de chacun sur toutes les questions nommées précédemment. Un minimum de clarté s’impose.

Le Québec et davantage encore le Canada sont marqués par le pluralisme. Comment aménager ce pluralisme ? Deux modèles sont particulièrement évoqués au pays, deux modèles plus ou moins bien définis, mais qui expriment bien les orientations différentes, profondes du Canada et du Québec.

Multiculturalisme. L’idée est déjà exprimée par le Premier ministre P.-E. Trudeau en 1971 à la suite de la publication du rapport Laurendeau-Dunton : « Bien qu’il y ait deux langues officielles [au Canada], dit-il, il n’y a pas de culture officielle, et aucun groupe n’a la préséance ». Le mot lui-même se trouve dans la Charte canadienne des droits et libertés, qui indique même que les droits de la personne doivent être interprétés à cette lumière (art.27). L’idée est renforcée par la Loi sur le multiculturalisme adoptée en 1988. Dans son acceptation officielle, le mot désigne un système axé sur le respect et la promotion de la diversité ethnique, plaçant toutes les cultures sur le même pied, le Québec étant une minorité parmi d’autres. Il signifie que le Canada n’a pas de culture majoritaire : il est un amalgame de communautés, chacune invitée à se développer selon son originalité tout en s’intégrant à l’une ou l’autre des deux langues officielles. S’y ajoute l’idée selon laquelle le respect de la diversité ethnoculturelle l’emporte sur les impératifs de l’intégration collective. Ce que les juges de la Cour Suprême font généralement en privilégiant les droits individuels et en maximisant les accommodements raisonnables.

L’interculturalisme. Dès 1971, le premier ministre du Québec Robert Bourassa a réagi au discours de P.- E. Trudeau en écrivant que cette vision ne correspondait pas aux aspirations du Québec. Pour distinguer son approche du pluralisme, le Québec a inventé le mot interculturalisme pour exprimer qu’il a une culture propre qu’il veut protéger et auquel les immigrants sont invités à s’intégrer, tout en gardant leurs racines. Cet interculturalisme peut cependant être très ouvert, comme dans le rapport Bouchard-Taylor où il se confond pratiquement, à mon avis, avec le multiculturalisme canadien ou, au contraire, avoir un sens plus précis, distinctif, axé sur la protection du groupe majoritaire et d’une culture commune, avec le français comme langue commune, un héritage chrétien, des valeurs qui sans être exclusives, constituent un ensemble spécifique.

Il est possible de voir dans cet interculturalisme un certain ethnocentrisme, mais il est nettement exagéré, voire malhonnête d’y voir de la xénophobie et, plus encore, du racisme. Il définit un type d’intégration des immigrants respectueux des droits de la personne mais soucieux de la protection de l’identité du Québec. Il s’oppose, il est vrai, à une tentative de diluer l’essence binationale du Canada, mais cela peut être défendu autant pas des fédéralistes que des souverainistes. Aussi est-il injuste de crier à l’électoralisme aussitôt qu’un parti politique l’invoque pour juger un problème concret d’actualité (comme le port du kirpan au soccer). On ne doit pas ignorer finalement comment le multiculturalisme, mis en œuvre dans certains pays comme la Hollande, l’Angleterre, la France… suscite des troubles sociaux importants, ni comment l’affichage nouveau de signes ethno-religieux (comme le voile) peut avoir un objectif de propagande politico-religieuse.

Laïcité et valeurs québécoises

La laïcité désigne un type de rapport (social et juridique) de l’État avec les religions, basé sur la séparation de l’État et de la religion, voire sur une certaine neutralité de l’État. État et religions sont autonomes dans leur sphère, et l’État n’a pas à favoriser une religion parmi d’autres. La laïcité, par ailleurs, n’est pas « un concept univoque, vidé de toute couleur locale. C’est tout le contraire qui est vrai. La laïcité est un concept analogique ou une notion polyvalente qui admet des modèles variés, liés à l’histoire et l’identité des pays. De fait, aucun pays laïc moderne n’a le même modèle : voyons la France, la Belgique, l’Italie, l’Allemagne, etc., chacun a mis en œuvre un modèle particulier.

Dans le modèle français, par exemple, les édifices religieux construits avant 1905 appartiennent à l’État ou à la municipalité, qui se chargent de leur entretien. On maintient des signes religieux chrétiens sur d’anciennes églises ou couvents qui ont changé de vocation (exemple, le Panthéon). La France, encore, subventionne largement l’enseignement privé confessionnel, en offrant des subventions couvrant environ 90% des coûts réels. Sans compter les départements d’Alsace-Moselle où les ministres du culte (catholique, protestant et juif) sont rémunérés par l’État, situation confirmée par le Conseil constitutionnel français en février 2013.

En 2011, la Grande Chambre de la Commission européenne des droits de l’homme, la plus haute instance judiciaire du Conseil de l’Europe, rejeta une requête de parents italiens qui contestaient la présence du crucifix dans les écoles publiques et confirma la décision du Tribunal administratif italien en évoquant la protection du patrimoine et de la culture identitaire. Dans le cadre de cette procédure devant la Grande Chambre, 33 membres du Parlement européen et 10 pays, dont la Russie, sont intervenus pour soutenir l’Italie. Effectivement, le crucifix est présent dans les écoles de plusieurs pays européens.

Selon l’historien français Émile Poulat, l’histoire et la sociologie enseignent que la laïcité admet des modalités diverses, y compris la reconnaissance de droits historiques de certaines religions du moment que les libertés de conscience, de religion et de culte sont affirmées et respectées. Le rapport État-Église, en effet, peut être conçu et appliqué de diverses manières. Il doit tenir compte des droits individuels, mais aussi de l’histoire et de la culture de la population (Notre laïcité publique, Paris, Berg International, 2003).

Et le très officiel rapport Stasi en France de confirmer, en 2003 : il n’y a pas de modèle unique de laïcité. Chaque État aborde le défi de la laïcité « avec la tradition qui est la sienne », y compris « le respect des habitudes et traditions locales », en sachant « aménager des exceptions », faire « des nuances », admettre « des limites ». Et le rapport de préciser que l’approche de la Cour européenne de Strasbourg « repose sur une reconnaissance des traditions de chaque pays, sans chercher à imposer un modèle uniforme de relations entre l’Église et l’État ».

« Histoire », « culture populaire », « habitudes et traditions locales », cela renvoie forcément à des valeurs. Et dans la recherche d’une laïcité à la québécoise, à des valeurs québécoises : démocratie, liberté de conscience et de religion, égalité homme-femme, justice sociale, voire l’ensemble de la culture française et l’héritage chrétien. L’expression ne veut pas dire que ce sont des valeurs exclusives au Québec, en réalité ces valeurs québécoises sont presque toutes reconnues aussi par les pays occidentaux. Elles sont quand même identitaires et elles distinguent d’une foule d’autres cultures (africaine, chinoise, japonaise, musulmane). On comprend facilement que l’option fondamentale de chacun entre multiculturalisme et interculturalisme a une influence majeure ici.

Je ne crois pas, pour autant, qu’il faille renoncer au projet d’élaborer une Charte de la laïcité ou d’en modifier le nom en celui de « Charte des valeurs québécoises », d’une part parce que les deux expressions se rejoignent fondamentalement et, d’autre part, parce que le mot laïcité fait trop partie de nos débats pour justifier d’éviter de l’inscrire dans un de nos textes officiels.

Droits de la personne et droits de la majorité

Quant aux droits de la personne, y compris le droit à la liberté de conscience et de religion, ils ne sont pas des absolus, mais admettent tous des limites raisonnables, comme l’indique un article de la Charte canadienne. Quoique la Cour suprême soit généralement obsédée par le multiculturalisme et influencée par une vision libérale et individualiste des droits elle l’a reconnu dans deux cas célèbres. À savoir, dans la cause des Juifs hassidiques de Val-Morin dans les Laurentides, qui refusaient de se soumettre au règlement de zonage interdisant la présence d’un lieu de culte et d’une école dans un quartier résidentiel (2008) ; et dans celle des Huttérites en Alberta, qui demandaient un permis de conduire sans photo pour quelques membres pour leur permettre d’aller vendre leurs produits à la ville et y acheter ce dont la communauté avait besoin (juillet 2009).

Sur le plan philosophique et éthique cependant, les droits de la personne comprennent aussi des droits sociaux et collectifs, voire des droits de la majorité qui pourraient ou devraient entrer dans les chartes ou, au minimum, aider à interpréter l’application des droits de la personne dans chaque société. Les revues scientifiques du Québec ont publié des articles remarquables du juriste Pierre Carignan et du sociologue Guy Rocher sur ce sujet en 1984 et 1991.

Pas de doute alors qu’on pourrait développer un modèle de laïcité québécois sans porter atteinte aux droits de la personne. Pas de doute également que l’on pourrait interdire le port du voile intégral et du kirpan dans l’espace public ; de même que le port de signes religieux ostentatoire dans les fonctions publiques. Même chose à propos du respect des uniformes dans la police, l’armée et autres corps organisés au nom du respect et de la neutralité de la fonction.

Intégration et accommodements raisonnables

L’accommodement raisonnable est une mesure visant l’acceptation d’une demande individuelle à l’encontre d’une règle ou d’une valeur sociétale par respect pour la conscience ou plus simplement pour favoriser le vivre ensemble. L’accommodement raisonnable relève d’abord de l’éthique ou du bon sens avant d’être une notion juridique. Mais, interpellés sur le sujet, les tribunaux ont établi une jurisprudence qui fait boule-de-neige.

L’accommodement raisonnable ne vise pas spécifiquement la liberté de religion. C’est une notion de droit mise au point aux États-Unis dans des causes de discrimination et incorporée officiellement au Canada en 1985 par un jugement de la Cour suprême. Venue du droit du travail, la notion a essaimé rapidement dans d’autres sphères d’activité : éducation, voisinage, loisirs, etc. Les causes touchent souvent des femmes enceintes et des personnes handicapées. La notion n’a soulevé de débats publics que lorsqu’on y a fait appel pour la religion. Au cours des ans, la notion a considérablement évolué. De nature individuelle portant sur l’égalité et l’équité, elle est devenue l’objet d’un enjeux social entre, d’une part, la liberté individuelle (de conscience et de religion) et d’autre part, la protection des valeurs fondamentales du Québec, des valeurs dites communes, voire la sauvegarde de l’héritage et l’identité du Québec.

Or les tribunaux, en particulier la Cour suprême du Canada – on l’a vu –, ont tendance à juger en donnant priorité aux droits individuels sur les droits collectifs, à l’accommodement sur l’intégration, à la tolérance sur la protection de la culture et l’identité du pays. De plus, la Cour suprême a plusieurs fois entendu la liberté de religion comme liberté de conscience, c’est-à-dire comme ce qui correspond à des convictions profondes de l’individu lui-même, sans lien avec le corpus doctrinal de la religion invoquée.

Dans l’application de cette notion d’accommodement raisonnable, le dilemme est le suivant : doit-on accepter un accommodement dès qu’une règle crée un inconvénient à une personne à moins que cela constitue un inconvénient grave pour la société, l’institution, la compagnie, etc… Ou au contraire, ne doit-on accepter un accommodement que lorsque l’observation de la règle constitue un tort grave pour le demandeur ?

Contrairement à sa tendance générale, la Cour suprême a choisi cette dernière option dans les deux causes évoquées précédemment celle des Juifs hassidiques de Val-Morin et celle des Huttérites en Alberta. Toute distinction de traitement ou toute restriction à une personne ou un groupe de personnes n’est pas automatiquement de la discrimination contraire aux droits de la personne. Ainsi, par une majorité de 4 contre 3, la Cour a reconnu que le règlement du gouvernement de l’Alberta sur le permis de conduire limite bel et bien la liberté de religion des Huttérites, mais elle a jugé que cette contrainte est raisonnable et justifiée par l’importance de l’objectif visé, la prévention du vol d’identité. « Une certaine latitude doit être accordée aux gouvernements », écrit la juge en chef Beverley McLachlin. « C’est à la législature élue et à ceux qu’elle désigne pour appliquer ses politiques qu’il incombe au premier chef de faire les choix difficiles liés à la gouvernance de l’État ». Aux yeux des juges majoritaires, les effets bénéfiques du règlement albertain l’emportaient sur les effets préjudiciables aux Huttérites. « La Charte garantit la liberté de religion, mais ne protège pas les fidèles contre tous les coûts accessoires à la pratique religieuse », écrit encore la juge en chef.

Application. Doit-on autoriser le port du turban dans les matchs homologués du football. Certains disent OUI au nom de la liberté religieuse et, plus particulièrement, de l’intégration plus facile des jeunes. D’autres disent NON au nom de la sécurité, de la neutralité du sport, du respect des uniformes. Il y va du sens de l’uniforme dans les sports d’équipe, qui crée un sentiment d’appartenance et de neutralité entre les joueurs (et entre joueurs et arbitres), sens que respectent de nombreux Sikhs qui jouent tête nue un peu partout dans le monde, même là où les règlements permettent le turban (A. Robitaille, le Devoir, 12.06.13). Personne, jusqu’à récemment, ne revendiquait ce droit. – Au-delà des arguments particuliers, on pressent l’influence de l’option fondamentale entre multiculturalisme et interculturalisme au Québec.

Dans les débats actuels sur le turban, le voile islamique, le kirpan, le crucifix, la prière, etc., il n'est pas inutile de préciser le sens des mots et ce qu'ils connotent dans l'esprit de chacun. Multiculturalisme, interculturalisme, laïcité, valeurs communes, liberté de conscience et de religion : tout cela s'entrecoupe et soulève des convictions sociales et politiques plus larges sur la laïcité, l'intégration des immigrants et, en dernier essor, l'identité du Québec et son avenir spécifique. En retour, la vision de l'identité du Québec influence la réflexion de chacun sur toutes les questions nommées précédemment. Un minimum de clarté s'impose.

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