Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le sociologue américain Charles Wright Mills popularise la notion de « complexe militaro-industriel » pour désigner la confiscation du pouvoir, au sein de la société états-unienne, par une poignée d’élites. La position dominante de ces acteurs et la solidarité qui les unit sont alors moins l’expression d’une conscience de classe que le fait d’une convergence stratégique d’intérêts entre les trois principaux pôles décisionnels que sont l’économie, la politique et l’armée. L’influence officieusement exercée par ce cercle hermétique sur les campagnes électorales, l’orientation de la recherche scientifique et la conduite des affaires de l’État, suffisant d’après Mills, à invalider les prétentions démocratiques de l’Amérique.
Les sciences politiques contemporaines ont après coup élaboré le concept métaphorique de « portes tournantes » afin de lever le voile sur un phénomène analogue observé depuis une trentaine d’années, à savoir une permutation concertée du personnel dirigeant de l’État et de la grande industrie. Cette pratique courante des conseils d’administration et des milieux financiers peut favoriser le patronage en permettant aux protagonistes interchangés de tirer profit de leur carnet d’adresses ainsi que de leurs connaissances approfondies des rouages institutionnels. Elle favorise très certainement l’adoption de points de vue convergents et la construction d’un discours commun pour définir des positions partagées dans le débat public.
D’aucuns diront aujourd’hui que l’armement n’occupe plus une place aussi centrale qu’à l’époque de C. Wright Mills, quoique l’augmentation des dépenses militaires prévue dans le plus récent budget Freeland permette d’en douter. Force est néanmoins d’admettre qu’au Canada, des secteurs nettement plus diffus à l’échelle de l’économie nationale ont dorénavant pris le pas sur la défense nationale en matière de capitalisation boursière et d’influence politique. C’est notamment le cas du transport et de son corollaire, l’aménagement urbain. Il suffit pour s’en convaincre de jeter un œil à la courbe de prix des principales commodités en cause, soit le carburant et l’immobilier. Ces deux filières se trouvent également à être d’importantes émettrices directes et indirectes de gaz à effet de serre (GES), ce qui signifie que leur profitabilité actuelle risque d’être éventuellement freinée par des politiques de transition écologique, dont il est attendu qu’elles privilégient la sobriété plutôt que la consolidation des modes de déplacement et d’habitation existants.
Confrontés à la menace d’une décroissance de leurs activités, les acteurs de l’automobile et du développement immobilier se révèlent déterminés à employer tous les moyens disponibles pour préserver leurs actifs financiers, incluant l’embauche de personnalités politiques influentes. Cette pratique renforce ce que la géographe américaine Karen C. Seto et ses collaborateurs désignent comme étant un « verrou climatique », soit un ensemble de forces d’inertie qui assurent la reproduction structurelle de nos modes de vie à haute empreinte carbone et entravent simultanément toutes possibilités de transformation sociale1. Ce processus d’endiguement est assuré par l’intrication de mécanismes béhavioral, technologique et institutionnel.
Au Québec, l’actualité économique des derniers mois a jeté un éclairage sur deux cas emblématiques de verrouillage à caractère institutionnel. Nous verrons que les interventions publiques récentes des ex-ministres Jean-Marc Fournier et Robert Poëti, respectivement PDG de l’Institut de développement urbain du Québec (IDU) et PDG de la Corporation des concessionnaires d’automobiles du Québec (CCAQ), sont particulièrement évocatrices d’un trait commun entre le phénomène des portes tournantes et la lenteur des progrès réalisés en matière de lutte aux changements climatiques. La démarche empruntée part du principe que les articles de presse constituent des canaux privilégiés de communication et d’information, et permettent d’exercer une influence sur le législateur par l’intermédiaire de l’opinion publique. Les positions exprimées par Fournier et Poëti dans les médias apparaissent de ce point de vue comme des interventions ciblées qui expriment à la fois des intérêts en faveur des groupements qui les emploient et la manière dont ils élaborent des ripostes argumentatives. Nous estimons par ailleurs que sans être le reflet intégral des représentations formellement effectuées auprès des gouvernements, les prises de parole publiques de ce type d’acteur social traduisent, à tout le moins partiellement, la teneur des discussions tenues en privé.
Jean-Marc Fournier
Reconnu par ses pairs comme « l’un des ministres les plus influents au sein du gouvernement québécois2 », Jean-Marc Fournier siège durant près de vingt-cinq ans à l’Assemblée nationale, occupant sous différentes législatures, les fonctions de ministre des Affaires municipales, de l’Éducation, de la Justice ainsi que des Relations canadiennes. Peu de temps après l’annonce de son départ de la vie politique, il se joint à l’IDU en 2020 avec pour mandat de relancer le développement immobilier et commercial des métropoles par le truchement d’une « collaboration nouvelle entre les acteurs privés et publics3 ». Fournier succède alors à une autre figure politique bien connue, soit l’ancien chef du Parti Québécois André Boisclair, forcé de démissionner du même poste en raison de démêlés avec la justice.
L’analyse des interventions médiatiques récemment effectuées par Fournier permet d’identifier trois principaux chevaux de bataille : la dérèglementation de la construction domiciliaire, le retour en présentiel des travailleurs au centre-ville de Montréal et l’allègement fiscal de l’immobilier. Autant de mesures réputées être écoresponsables en ce qu’elles contribueraient à la « densité heureuse », tout étant compatible avec la poursuite d’un régime d’accumulation basé sur la croissance des projets d’infrastructures et du pouvoir d’achat individuel4.
Fournier plaide donc en premier lieu pour un assouplissement des règlements municipaux limitant la superficie maximale autorisée pour la construction de nouveaux complexes domiciliaires de type condominium. Le cœur de son argumentaire s’appuie sur la pénurie de logements qui sévit dans la région métropolitaine de Montréal. Le développement de mégaprojets immobiliers représente selon lui la meilleure manière d’éviter l’exode des familles et des entreprises vers la banlieue et de freiner ainsi l’étalement urbain. Il apparaît par conséquent primordial de lever les restrictions limitant la superficie constructible, faute de quoi « forcément, on limite le nombre de logements, et […] cela porte atteinte à l’abordabilité5 ». Il importe de préciser en contrepartie que le cadre règlementaire actuel de la Ville de Montréal prévoit une certaine flexibilité en cette matière, à la condition que les nouveaux immeubles comportent des logements sociaux, une dérogation qualifiée d’arbitraire par l’ancien ministre. L’omission par ailleurs systématique dans son discours de la question de l’accès inégal à la propriété dépeint comme allant de soi un lien pourtant ténu entre la multiplication des projets immobiliers et la poursuite du bien commun. Cette rhétorique laisse ainsi croire à la possibilité d’un maillage harmonieux entre l’intérêt financier des promoteurs et le besoin fondamental des Montréalais de se loger convenablement alors qu’il s’agit dans les faits d’un rapport asymétrique dicté par la maximisation de la rente foncière et l’endettement structurel des ménages.
Quoi qu’il en soit, Fournier insiste pour que les politiques publiques laissent davantage de place aux investisseurs privés dans la planification de l’aménagement urbain. L’octroi de ces compétences additionnelles, réclamées par l’ex-ministre à des fins de « coopération », a pour corollaire une marginalisation de la part de représentation citoyenne. Le principal intéressé estime effectivement souhaitable de réformer le processus d’approbation référendaire auquel sont tenues de se soumettre les municipalités avant d’autoriser des modifications au règlement d’urbanisme. Il s’agit d’une formule qui « bloque » selon lui les projets de densification, en permettant notamment que « l’intérêt particulier des voisins gagne sur l’intérêt commun6 ». Ainsi, sous le couvert d’un plaidoyer pour le dialogue et l’équité, se cache en réalité une stratégie discursive destinée à verrouiller l’espace urbain, en cherchant à imposer la conception des promoteurs pour tuer dans l’œuf toute possibilité de contestation populaire. Ramenée sur le plan environnemental, cette tentative de confiscation de l’espace se révèle particulièrement dommageable, et ce à deux niveaux. D’une part, les chantiers de construction, dont le financement obéit à une logique de contraction des coûts, ont systématiquement recours au béton, un matériau peu onéreux, mais dont la production nécessite de grandes quantités d’énergie et engendre d’importantes émissions de GES. L’accumulation de ce type de matière, en outre difficilement recyclable, configure la ville sur le long terme et restreint les possibilités d’écoconstructions. D’autre part, la trame urbaine ainsi définie fixe durablement les modes de production, de consommation et de transport associés à ces infrastructures, et ce pour des décennies à venir.
Le deuxième volet du discours analysé s’ancre dans la vision d’un espace urbain strictement consacré à la consommation, la compétition et l’attractivité. Cette conception est exprimée plus clairement sous la forme d’appels répétés en faveur de la levée des mesures temporaires de télétravail7. Fournier voit effectivement dans le retour hâtif des travailleurs au centre-ville une occasion de rétablir le cours normal des affaires. Ce faisant, il relègue les salariés à un rôle d’agents consommateurs, et souligne à plusieurs reprises leur poids économique, sans la moindre considération pour les émissions de GES encourues lors des navettes quotidiennes entre le domicile et le travail. Pour lui, l’enjeu réside strictement dans le rétablissement d’une gamme croissante d’offres de services amenés à devenir « facteurs d’attraction pour y venir travailler, consommer et résider8 ». Cette propension à réduire l’ensemble des rapports sociaux urbains à des impératifs de marché se révèle problématique à plusieurs égards.
Rappelons tout d’abord que parmi les commerces situés au pied des tours qui enserrent les quartiers centraux de Montréal, on compte principalement de grandes bannières dont les créneaux sont des biens à usage unique, et très peu d’entreprises locales. Ces multinationales de la restauration rapide, de l’hôtellerie ou encore de la location de stationnement sont également réputées pour offrir des emplois médiocres à des travailleurs souvent contraints par leur faible niveau de rémunération de s’établir dans des quartiers périphériques plus abordables. La poursuite d’un tel modèle de croissance implique donc paradoxalement que le développement commercial des villes se fasse dorénavant au prix d’un étalement urbain, sans parler de l’exacerbation du problème de rareté de personnel qui frappe d’ores et déjà l’ensemble de l’économie québécoise. Ce manque de préoccupation pour la disponibilité de la main-d’œuvre et la qualité des emplois destinés à être recréés met par ailleurs en relief le fait que les politiques urbaines de relance économique s’adressent essentiellement à une catégorie d’individus favorisés et reconduisent par la même occasion un ensemble d’inégalités et de rapports de domination sous-jacents à la promesse de consommation des travailleurs à col blanc. Promesse par ailleurs discutable, tant les modèles de quartiers d’affaires sont souvent désertés en dehors des horaires de bureau et loin d’offrir l’effervescence urbaine escomptée. Rappelons à ce titre que le centre-ville de Montréal se distingue précisément à l’échelle continentale du fait qu’il soit habité. Cet écart entre le mode de développement urbain proposé et la réalité empirique des quartiers centraux met donc en lumière le caractère idéologique du discours de Fournier.
Cette entreprise de redéfinition de l’espace urbain en tant que gisement d’opportunités d’affaires se révèle encore plus nettement lorsque Fournier partage sa conception de l’organisation idéale du travail : « Le modèle hybride au sein d’une même journée pourrait bien faire des adeptes, grâce aux nouvelles technologies. Pourquoi ne pas travailler le matin à la maison en attendant la fin des bouchons de circulation et se rendre au bureau par la suite9 ? ». Le modèle de ville conviviale, durable et inclusive défendu ici est en réalité celui de la ville néolibérale, ville entrepreneuriale dont l’objectif est d’attirer d/e nouveaux capitaux sur la base d’une intensification de la libre circulation des personnes et des marchandises.
Cette série de remarques nous mène vers un troisième grand thème qui concerne la taxation des promoteurs immobiliers et des entreprises technologiques qu’abritent dorénavant les gratte-ciels des métropoles partout en Amérique du Nord. Le discours de Fournier part du principe que le régime fiscal des villes se doit d’être attractif pour les organisations en fonction desquelles sont conçus les édifices. Il s’oppose par conséquent aux nouvelles mesures annoncées par la Ville de Montréal, qui proposent d’inclure la valeur de certains équipements informatiques dans le rôle d’évaluation foncière des entreprises atypiques que constituent par exemple les centres de données. Rappelons que les technologies sur lesquelles s’appuient ces nouveaux secteurs émergents, dont l’apport en termes de valeur ajoutée reste à démontrer, sont particulièrement énergivores et leur encadrement représente par conséquent un point nodal de la transition. Qu’à cela ne tienne, ce sont plutôt des incitatifs économiques à « l’accroissement de la productivité des entreprises » qui sont réclamés par Fournier en lieu et place des contraintes10, et ce au nom de la « compétitivité des villes et de celle du Québec11 ». Si la taxation en tant que solution fait débat parmi les écologistes, cette mesure a du moins le mérite de politiser la consommation énergétique, plutôt que d’en faire une question secondaire.
Ajoutons à cela que le combat de Fournier contre la taxation ne se limite pas à cet enjeu particulier. Dans le but de permettre aux « promoteurs de faire de la place pour de la mixité sociale et de l’inclusion12 », il dénonce la « surtaxe déraisonnable dans le contexte où la valeur de nombreux immeubles diminue13 ». Les municipalités étant selon lui beaucoup trop dépendantes des revenus fonciers, il serait préférable de financer les initiatives de densification par des aides aux logements rehaussées, directement versées aux particuliers14. L’envers de cette solution basée sur un principe de marché dont on peut douter du caractère structurant est de priver les municipalités de leviers financiers importants, en conséquence d’une réduction de l’assiette fiscale. Or, les villes sont plus que jamais appelées à intervenir sur les effets les plus immédiats des changements climatiques, à commencer par les canicules. Il faut donc en conclure que si les acteurs de l’immobilier adhèrent en principe aux objectifs de transition écologique, de densité heureuse et de vitalité urbaine, comme en atteste leur positionnement publicitaire, c’est principalement pour en détourner le sens et la portée.
Robert Poëti
Robert Poëti a quant à lui été élu pour la première fois en 2012, et a notamment occupé les fonctions de ministre des Transports entre 2014 et 2016. Depuis 2018, il veille à promouvoir les intérêts stratégiques des concessionnaires automobiles du Québec, une reconversion en droite ligne avec les priorités qu’il a poursuivies à titre de ministre. Nous verrons que l’objectif de la stratégie communicationnelle empruntée dans ce cas-ci est de remporter une guerre culturelle menée sur deux fronts se rapportant à l’automobile : celui des normes et celui des règles.
Le premier volet de la démarche est double, et consiste d’une part à renforcer la légitimité du principe de l’auto solo, et d’autre part à naturaliser l’usage du véhicule utilitaire sport (VUS) dans l’imaginaire collectif. Invoquant l’étendue du territoire québécois et des régionspériphériques, Poëti martèle que les distances pour parcourir la province sont trop importantes pour espérer une décroissance du nombre de véhicules en circulation. Bien qu’il se dise en faveur du transport collectif, il insiste pour dire qu’un fait demeure : il ne sera jamais possible de « rapprocher Matane de Québec ou l’Abitibi de Montréal15 ». Ce faux argument justifiant la suprématie de l’automobile par l’absence de réseaux de transports régionaux structurants tend à occulter le fait que l’essentiel du parc automobile se concentre dans les grands centres urbains, au même titre que la production domestique de GES. Tenter d’expliquer ainsi la présence de centaines de milliers de voitures qui s’entassent chaque matin sur les ponts de Montréal et Québec par le fait qu’il n’existe pas de systèmes d’autobus en Gaspésie, relève de la même logique que celle qu’utilisent les adversaires de la hausse du salaire minimum en évoquant, par exemple, qu’il faut préserver à tout prix la viabilité financière des petits commerçants locaux alors que le maintien des seuils bas permet plutôt à des géants de l’alimentation et de la vente au détail d’exploiter du travail au rabais.
Si le fait de posséder ou non une voiture personnelle ne fait pour l’instant pas matière à débat, le choix du type de véhicule est en revanche l’objet d’une politisation croissante au sein de la société québécoise. Ce phénomène s’explique notamment par l’élargissement progressif de l’offre de voitures électriques ainsi que par la mobilisation de groupes écologistes. La plus récente campagne de sensibilisation d’Équiterre ciblant l’achat de VUS a d’ailleurs été décriée par Poëti comme une attaque en règle contre « les citoyens du Québec », lesquels sont réputés être « des gens qui se rapprochent de la nature, qui voyagent en région16 ». Cette remise en cause du fait d’acheter – et donc de vendre – systématiquement de gros véhicules à essence, à l’instar de nos voisins du Sud, suscite une préoccupation des concessionnaires québécois pour le renforcement culturel de l’hégémonie dont jouissent leurs produits. La pratique, pourtant marginale au Québec jusqu’au tournant des années 2010, qui consiste à ce que chaque ménage se dote d’au moins un VUS, y compris en milieu urbain, ne répond effectivement pas à un besoin immuable, d’où la nécessité de réaffirmer continuellement cette norme. Force est d’admettre que ce renversement de tendance représente jusqu’à présent un immense succès sur le plan marketing, tant l’attrait des petites voitures auparavant très convoitées semble s’être subitement épuisé.
Déterminé à consolider la position du VUS comme horizon indépassable de la classe moyenne, l’argumentaire de Poëti se révèle tout aussi folklorique que réducteur, en affirmant par exemple que « les citoyens veulent aller faire des tours de vélo dans les Laurentides. Veulent mettre le canot sur le toit, ils vont dans des tournois de hockey, se déplacent. Ils ont besoin d’espace dans leur véhicule17 ». Cette subjectivation d’une marchandise présentée comme étant à la fois « outil de travail indispensable » et « véhicule du week-end pour la famille » participe au verrouillage de pratiques sociales à haute empreinte carbone et marginalise toute autre forme alternative de mobilité réputée être plus verte18. Le rôle de Poëti dans l’espace public consiste précisément à renforcer l’idée que « les voitures, VUS, CUS et compagnie, qui respectent la planète, sont là pour rester » et que par conséquent, « autant s’y faire19 ».
S’efforcer de fédérer ainsi le plus grand nombre derrière une vision particulière du transport et de l’automobile ne semble toutefois pas suffire, encore faut-il savoir se prémunir contre les mesures contraignantes et les points de vue dissidents. C’est la raison pour laquelle le second volet de la stratégie de communication adoptée par Poëti et l’organisation qui l’emploie est davantage axé sur la défense. Le corporatisme des concessionnaires oppose l’ex-ministre à deux principales cibles, soit les politiques institutionnelles en matière de transport durable, et le mouvement écologiste.
Au cours de la dernière année, Poëti s’est d’abord vivement opposé à l’introduction d’une série de règlements additionnels concernant la vente et l’achat de véhicules neufs – dont notamment une taxe sur les biens de luxe, des sanctions en cas d’offre insuffisante de voitures électriques ou encore l’instauration d’un « droit à la réparation » brisant le monopole des fabricants sur la collecte des données nécessaires au recalibrage des systèmes de conduite. La gamme d’arguments démagogiques évoqués pour convaincre le législateur de reculer s’étend du manque de qualifications allégué des mécaniciens indépendants à l’épouvantail « des constructeurs qui ont quitté le Québec20 ». En parallèle de cette campagne de relations publiques visant à orienter les décisions ministérielles à venir, Poëti mène également un travail de sape des programmes existants. Parmi ceux-ci, le principe de voies réservées aux transports en commun sur lesquelles les voitures électriques devraient elles aussi pouvoir circuler. Ce biais favorable de l’ex-ministre pour l’automobile, et son scepticisme à l’égard du développement du transport collectif sont justifiés par le fait que le principal intéressé recense à proximité de son domicile plusieurs autobus vides ne transportant pas plus de « trois ou quatre personnes21 ».
En réaction aux récriminations de plus en plus incisives des groupes écologistes dirigés contre l’industrie automobile, Poëti s’est plus récemment engagé dans un conflit ouvert contre ceux qui participent selon lui à faire « la guerre aux VUS22 ». La mise en marché de gros véhicules électriques réputés être zéro émission représente selon lui une avancée suffisamment importante en matière d’environnement pour compenser la taille et l’empiètement croissant du parc automobile, de même que l’augmentation des GES émis en amont et en aval de la production de batteries. Contrarié par le manque d’enthousiasme des environnementalistes à l’égard d’innovations de type Hummer électrique, l’ex-ministre semble se rabattre depuis quelque temps sur le dénigrement de ses opposants, allant même jusqu’à qualifier une militante de « jeune personne aux épaules frêles », sur les ondes d’une radio montréalaise23.
Conclusion
La relance économique post-covid, qui se profilait à l’origine comme lieu de tous les possibles en matière de lutte aux changements climatiques, tend plutôt jusqu’à présent vers un rétablissement du statu quo. Cette occasion ratée d’amorcer une véritable transition écologique n’est certainement pas étrangère aux forces d’inertie qu’ont exercées des organisations et des acteurs ayant tout intérêt à ce que la société québécoise demeure inchangée. Cette brève analyse de discours nous a permis d’établir que le verrouillage climatique n’est pas un processus désincarné, mais qu’il est au contraire investi et porté par des intervenants pourvus de capital symbolique. Le corpus médiatique interprété suggère effectivement que le pouvoir d’influence de Jean-Marc Fournier et de Robert Poëti, de même que leur connaissance approfondie des médias et du fonctionnement l’appareil gouvernemental, ont été mobilisés dans le but d’assurer le maintien d’une conjoncture favorable aux industries polluantes. Ce sont des acteurs qui utilisent le capital de légitimité que leur a conféré leur passage en politique.
Les positions défendues par les ex-ministres suggèrent d’une part d’investir dans les tours bétonnées de la métropole et de tabler sur des retombées économiques indirectes correspondant à des emplois mal payés, et d’autre part de faire du VUS électrique la seule et unique planche de salut de la transition, sans égards à la logique extractiviste sous-jacente à cette forme de mobilité. Il s’agit dans les deux cas de reconduire un mode de développement économique passéiste basé sur des pratiques à haute empreinte carbone. Le concept de verrou climatique nous paraît ainsi utile pour saisir le rôle crucial des élites médiatiques et politiques dans la légitimation d’un ordre institutionnel propice à l’actualisation de formes de société dont la consommation de matière et d’énergie est accrue. Les enjeux analysés sont évocateurs du rôle clé de l’habitation et du transport dans l’organisation sociale et les modes de vie, ce qui explique pourquoi les lobbyistes s’y intéressent : ils veulent en faire des champs de lutte pour maintenir le statu quo.
Enfin, compte tenu des allégeances politiques communes aux deux idéaux types analysés, force est d’admettre que se poursuit le « détournement d’État » relevé par l’IRIS dans son bilan des quinze plus récentes années de gouvernance libérale24. À la seule différence près que l’enjeu d’une telle appropriation est moins cette fois de déstructurer par l’intérieur les services publics en vue de leur éventuelle privatisation que de verrouiller de l’extérieur le cadre étatique en le rendant imperméable aux initiatives de transition portées par la société civile. La recette employée demeure quant à elle inchangée, si ce n’est qu’elle est dorénavant dissimulée sous un vernis progressiste prônant la mixité sociale et la carboneutralité plutôt que la rigueur budgétaire. Vu l’inertie actuelle du gouvernement dans le dossier des changements climatiques ou encore de la crise du logement, il y a fort à parier que le conseil des ministres de la CAQ a pris la bonne habitude d’ouvrir lorsqu’un invité de marque cogne à sa porte.
1 Seto, K. C., Davis, S. J., Mitchell, R. B., Stokes, E. C., Unruh, G., & Ürge-Vorsatz, D. (2016). Carbon lock-in: types, causes, and policy implications. Annual Review of Environment and Resources, 41, 425-452.
2 Parti libéral du Québec (s.d.). 150 ans d’histoire : Jean-Marc Fournier. https://plq.org/fr/histoire/jean-marc-fournier/.
3 Agence QMI (2020). « Jean-Marc Fournier à la tête de l’Institut de développement urbain du Québec », Journal de Québec, 15 septembre 2020.
4 Fournier, Jean-Marc (2021). « Accepter de changer nos habitudes de vie ». La Presse, 3 novembre 2021.
5 Kabbaj, Rabéa (2021). « Le plancher de la discorde au quartier des faubourgs ». Le Devoir, 30 octobre 2021.
6 Lecavalier, Charles (2022). « Un superministère du Territoire pour lutter contre l’étalement ? » La Presse, 11 mai 2022.
7 McEvoy, Julien (2020). « L’appel de Legault à accroître le télétravail va faire mal à Montréal ». Journal de Québec, 23 octobre 2020.
8 Fournier, Jean-Marc (2021). « Le centre-ville de Montréal nous attend ». La Presse, 20 mars 2021.
9 Fournier, Marie-Eve (2021). « La recette du retour dans les tours ». La Presse, 20 mai 2021.
10 Fournier, Jean-Marc (2020). « Le grand chantier du logement ». La Presse, 6 novembre 2020.
11 Baril, Hélène (2022). « Une nouvelle manne pour les villes ». La Presse, 27 avril 2022.
12 Chapdelaine, Benoît, et Prost, Mathieu (2021). « La CMM demande à Québec d’augmenter le financement du logement social et abordable ». Radio-Canada, 10 décembre 2021.
13 Dion, Mathieu (2020). « Évaluation foncière et pandémie : les contestations des propriétaires bloquées ». Radio-Canada, 9 novembre 2020.
14 Fournier, Jean-Marc (2021). « La bonne cible, mais le mauvais plan de match ». La Presse, 25 janvier 2021.
15 Beaunoyer, Michel (2021). « La situation des concessionnaires avec Robert Poëti ». Autosphère, 5 février 2021.
16 TVA Nouvelles (2022). « La campagne anti-VUS d’Équiterre choque les concessionnaires ». TVA Nouvelles, 11 mai 2022.
17 Ibid.
18 Poëti, Robert (2021). « Et la guerre aux VUS… Non ! » Autosphère, 5 mai 2021.
19 Ibid.
20 Gagnon, Marc-André (2022). « Réglementation pour des véhicules zéro émission : Poëti invite le ministre Charette à la prudence ». Journal de Montréal, 7 février 2022.
21 ICI Première (2022). « Lueur d’espoir en Ukraine, et investissement en infrastructures routières ». Les faits d’abord, émission diffusée le 26 mars 2022.
22 Poëti, Robert (2021). op. cit.
23 98.5 Montréal (2022). « Équiterre part en croisade contre les VUS, est-ce un combat perdu d’avance ? » L’effet Normandeau, émission diffusée le 9 mai 2022.
24 IRIS (2018). Détournement d’État. Bilan de quinze ans de gouvernement libéral. Montréal, Lux éditeur.
* Samuel Bédard est doctorant en sociologie (UQAM) et Clara Vivin est candidate à la maîtrise en sciences de l’environnement (UQAM).