Le 23 février dernier, Louis Caron, Yvan Lamonde et Pierre Ouellet faisaient paraître dans Le Devoir une lettre ouverte à un certain James Moore, ministre du Patrimoine canadien, réclamant le rétablissement de l’aide fédérale aux petites revues. Le gouvernement d’Ottawa, en effet, a modifié les normes d’admissibilité à son programme, excluant les périodiques dont le tirage est inférieur à 5000 exemplaires. Les revues québécoises écopent : les trois quarts des 44 d’entre elles membres de la Société de développement des périodiques culturels québécois sont désormais exclues du programme. C’est un impact majeur.
Les auteurs de la lettre rappellent que le ratio utilisé pour définir les nouveaux critères ne se définissant pas sur le même bassin démographique (5000/8M d’habitants pour le Québec contre 5000/34M pour le Canada) ses effets ne sont absolument pas comparables. S’il fallait une illustration de plus pour rappeler que le Québec n’est pas le Canada, cet exemple serait bien éloquent. Cette compression ne peut s’expliquer pour des raisons budgétaires : au total, cette exclusion des revues québécoises ne rapportera que 800 000 $, une poussière dans le budget fédéral.
Les auteurs se gardent bien d’ouvrir le débat sous cet angle, mais il s’agit bien là d’une décision qui repose essentiellement sur un choix de modèle de politique culturelle. Ottawa décide pour le Canada et son choix est celui de la standardisation sans égard à notre langue et notre culture. Cela s’appelle un choix de domination culturelle. Nos impôts servent à financer un programme qui ne se définit que par rapport à un univers qui nous est étranger. Louis Caron et ses collègues ont beau plaider que les revues, même modestes, génèrent des retombées économiques, l’argument ne porte pas. Ils ont beau insister sur la fonction culturelle des revues, les définissant comme des lieux d’innovation où s’incubent les idées et les formes nouvelles de la créativité, rien n’y fera. La politique conservatrice se dessine sur un autre horizon.
Du point de vue canadian, en effet, cette politique privilégie le rehaussement des critères pour que les revues et magazines puissent bénéficier du soutien de l’État en matière de développement des publics. Les conservateurs veulent que les critères de marché occupent une plus grande place, ils rehaussent les seuils de définition de la masse critique de lecteurs pour que l’État considère une revue, une initiative culturelle digne de soutien. C’est aux Canadians d’en débattre. Les Québécois ne comptent pour rien dans l’affaire. Une fois de plus. C’est pourquoi il était inutile que les auteurs de la lettre ouverte, à l’instar des artistes qui avaient protesté contre les compressions de l’aide aux tournées lors de la dernière campagne électorale, multiplient les contorsions pour parler des effets de cette décision sur « la culture canadienne et québécoise ». La dualité n’a de sens que dans notre bourgade. Au Canada, les choses se font sans nous, mais avec notre argent.
La dynamique interne de la culture québécoise n’a aucune signification à l’échelle nationale canadian. C’est ainsi. Le statu quo n’existe pas, ni en culture ni ailleurs. Le Canada s’organise et le Québec s’accommode des moyens qu’Ottawa lui laisse. La situation des revues va donc continuer de se compliquer. Et cela ne fera que rendre encore plus évidentes les lacunes et les limites de la politique culturelle québécoise. D’une part, il faudra, on l’imagine, du moins, des efforts gigantesques pour tenter de convaincre Québec de prendre le relais et de se substituer à Ottawa. De l’autre, même en le supposant fructueux, ce combat laissera entier le problème que ces compressions ont révélé, celui du rôle de l’État en matière de stratégie de soutien au développement des publics.
En effet, derrière la question du montant et des critères de subvention, s’en profile une autre beaucoup plus importante : est-ce le meilleur moyen de soutenir et d’encourager le dynamisme culturel ? On s’entend, une revue peut avoir un public sans que ce dernier ne soit suffisamment vaste pour constituer un marché, c’est-à-dire un bassin de consommateurs susceptible de viabiliser une activité marchande, fut-elle sans but lucratif. C’est dans cette distinction que doit se définir l’espace de l’intervention culturelle de l’État. Et ce n’est pas chose simple ni facile.
L’État ne peut octroyer des ressources sans avoir un minimum d’assurance que le public visé soit bien atteint, sans avoir également l’assurance que ce public soit autre chose qu’une coterie entourant une clique se ralliant autour d’un support éditorial subventionné. On ne citera aucun périodique ici, mais quiconque a la moindre connaissance du monde des revues, sait bien que la question est pertinente. Les revues éphémères n’ont pas manqué ces dernières décennies. Et ce n’est pas nécessairement inquiétant. Mais il est également simpliste de considérer que la seule persévérance constitue un critère suffisant.
La capacité de durer est certes une condition nécessaire pour mettre à l’épreuve le projet éditorial. Mais elle doit être mise en relation avec l’évolution des liens avec le public. C’est là que les choses se compliquent. Il n’y a pas de moyens sûrs de mesurer – si tant est que cela soit objectivement possible – cette évolution, il n’y a que des méthodes empiriques qui permettent de s’approcher d’une certaine évaluation. Parmi celles-ci, c’est l’épreuve de la lecture, le test de la fréquentation qui est la mesure la moins imparfaite. Ce n’est pas le lieu ici de se lancer dans la conception de programme, on comprendra cependant qu’il faut ouvrir le débat, car la situation des revues est fort préoccupante. Le Québec a besoin de leur bouillonnement.
Mais il faudra bien venir à bout du paradoxe : ces revues expriment un dynamisme qui ne donne pas tous ses fruits, en même temps qu’elles souffrent de ne pas être situées correctement dans notre paysage culturel et intellectuel. C’est entendu, on ne se soustraira à la domination culturelle qu’en sortant du carcan canadian. Avant que cela ne soit chose faite, il faut tout mettre en œuvre pour se soustraire aux effets les plus délétères. Et cela devra passer par l’examen des meilleurs moyens de compenser le retrait d’Ottawa par une stratégie positive. Une approche qui pourrait nous permettre de faire autre chose, et mieux, que ce que nous impose ce mode de soutien. Il faudra y revenir et de bien des manières.
Une voie s’ouvre néanmoins qu’il faudrait explorer au plus coupant : celle des bibliothèques publiques. Le meilleur moyen de soutenir les revues du Québec c’est de s’assurer qu’elles soient présentes dans toutes les bibliothèques publiques du Québec. Elles ont besoin de se faire voir, d’être accessibles. C’est par l’abonnement bien davantage que par la seule subvention qu’elles devraient pouvoir exister. Un engagement institutionnel ferme est une condition essentielle. Or cette condition, même avec le rétablissement du programme, ne serait pas remplie. Et c’est parce qu’elle n’est pas remplie que ce soutien peut sembler à d’aucuns bien artificiel. Les revues, même à modeste public n’ont pas à rester confidentielles.
Le soutien de l’État doit nécessairement consister à leur créer les passerelles pour trouver et fidéliser leurs publics. Il faut repenser ce soutien financier en équilibrant mieux l’aide, en la partageant plus intelligemment du côté non plus seulement de l’offre (l’aide à la production), mais bien du côté du développement de la demande. En cela, le moyen ne doit pas d’abord viser le marché (l’aide au marketing, par exemple), mais bien le soutien institutionnel. Moins de subventions, mais des abonnements systématiques dans les bibliothèques publiques et celles des écoles et des collèges. Bref des subventions pensées en fonction d’un véritable plan lecture. C’est en agissant de la sorte qu’un programme pourrait déployer des moyens de s’assurer que les revues atteignent leur public : taux de consultation, taux de fidélisation des abonnés, etc., des mesures du genre appliquées dans l’univers institutionnel donneraient au moins des repères fiables. On ne chipotera pas ici sur le support : format papier ou électronique, peu importe, l’abonnement donnerait à la fois de la visibilité et des lecteurs.
Il y a cependant une condition sous-jacente garantissant l’efficacité de ce genre d’approche. Et cette condition, elle est entièrement et exclusivement culturelle. Elle tient tout entière dans la référence culturelle elle-même. Pour que les revues donnent tous leurs fruits, elles doivent être lues, critiquées, citées et mises en évidence dans tous les lieux où s’incubent les idées, la réflexion et la création. Elles doivent occuper un espace public dans l’univers culturel. Et cet espace, c’est d’abord aux acteurs culturels de le construire. C’est donc dire qu’il faut s’attaquer à tout ce qui cantonne les revues dans des contextes confidentiels : on le sait, les médias n’en traitent guère, les bibliothèques n’en font pas le cœur de leurs programmes d’animation, les professeurs n’y réfèrent guère et, quant aux élus et aux personnalités publiques, ils ne s’y réfèrent à peu près jamais…
Devant la riposte qu’il faut donner à l’arbitraire fédéral, il faut donc distinguer ce qui doit tenir du refus de se laisser dominer de ce qui doit nous servir à nous rendre plus forts dans et par ce combat. Il faut aider les revues en renforçant leur rôle dans la construction de la référence québécoise. À la fois relais et creusets de la production culturelle, les revues ne peuvent demeurer, comme c’est le cas actuellement, à la périphérie de notre vie culturelle. Pour que leur dynamisme donne tous ses fruits, il faut que le Québec soit au cœur de son propre monde. Autrement dit, il faut qu’il soit sa référence première. Le sort des revues est lié à la construction de cette référence. C’est là, en soi, un véritable projet d’action culturelle.
Ce projet se trouve au cœur de la mission des Cahiers de lecture qui ne sont pas affectés par le programme fédéral puisque notre magazine ne touche aucune subvention – nous n’existons que par le soutien de nos abonnés et commanditaires. Il reste néanmoins que les Cahiers, comme tous les autres périodiques culturels québécois bénéficieraient d’une grande corvée de rénovation institutionnelle qui donnerait un rôle clé aux bibliothèques et institutions publiques dans la promotion de la lecture et de la fréquentation des œuvres qui se construisent ici. On comprendra aussi que cela passera d’abord et avant tout par un raffermissement des liens de complicité qui unissent les auteurs aux collèges invisibles qui sont les piliers de la communauté des lecteurs. C’est une affaire de cœur, une affaire de passion.