Il faudra des années et beaucoup de travail pour bien comprendre les effets de la pandémie sur la vie culturelle du Québec. Pour l’instant, la stupeur et l’anxiété dominent et ne cessent de nourrir les prophètes de malheur. Cela donne de la matière aussi abondante que facile, même si plusieurs commencent à dénoncer l’effet dépresseur du sensationnalisme qui contamine les perceptions et ajoutent au découragement que les faits accablants suffisent pourtant à justifier.
Dans le magma de reportages et comptes-rendus plus ou moins anxiogènes, sont rares les bonnes nouvelles ou, disons, les analyses utiles à penser qu’il y aura du nouveau et des réalisations porteuses sous la crise. Quelques documentaires et reportages ont ainsi fait voir le courage et l’imagination des artisans de la scène gastronomique, la force créative de quelques entrepreneurs qui ont lancé entreprises et produits inédits. Mais c’est le domaine du livre qui aura apporté les plus belles surprises et, pour d’aucuns, le plus grand réconfort dans le monde culturel.
Le livre va de mieux en mieux ! Le livre québécois en particulier connaît des résultats exceptionnels !
Les statistiques sont éloquentes : la production, les ventes, la fréquentation des librairies, tous les indicateurs importants pointent dans la même direction. L’industrie du livre connaît des succès commerciaux notables. Le Devoir est revenu sur le sujet en janvier avec deux reportages, se concentrant pour l’un sur les performances de l’industrie du livre, pour l’autre sur les effets des médias sociaux sur le jeune lectorat. Le ton général était à la réjouissance. Et c’était justifié.
Est-ce un engouement temporaire ? Un déplacement de la consommation culturelle devant la raréfaction de l’offre dans les autres domaines des arts ? Il est encore trop tôt pour bien identifier le poids de la conjoncture, même si le sens commun laisse penser qu’il y aura certainement un effet de tassement quand les conditions d’accessibilité changeront. Il serait bien étonnant que le rythme de la croissance observée se maintienne. Mais il reste à savoir si la crise aura permis à l’industrie de franchir un autre stade de développement qui lui servira de plateau pour les années futures.
Évidement, la lecture économiciste est tentante pour plusieurs, et il n’y avait rien d’étonnant à trouver ici et là des acteurs de l’industrie se lamenter sur les difficultés de « profiter » pleinement de la conjoncture en publiant plus en raison de l’augmentation des prix du papier et des services d’appoint, de la rareté de main-d’œuvre, etc. À cet égard il faut saluer la position d’Éric Simard de l’Association des libraires du Québec qui met en garde contre la gloutonnerie et appelle à une saine discipline industrielle en espérant qu’elle en profitera pour faire un saut en qualité : « Publier moins et publier mieux » (Le Devoir, 12/01/22). C’est un rappel pertinent.
Pour tirer pleinement profit de la crise et de ce qu’elle peut apporter de bénéfique, il faut voir au-delà du succès commercial. Pour que les ventes se maintiennent, en effet, il faut que les habitudes de lecture acquises au cours des deux dernières années se maintiennent. Et pour que cela se fasse, c’est le statut et la place de la lecture qui devront être modifiés pour que s’élargisse la place du livre dans l’espace culturel.
Pour que les places conquises dans le monde du commerce se transforment en position commerciale plus ou moins pérenne, il faut d’abord et avant que les réponses culturelles soient au centre des actions à entreprendre. Ce que la crise peut avoir apporté de mieux, c’est le renforcement de la référence culturelle, l’enrichissement des questions et des horizons par les œuvres en prise sur les imaginaires de la culture québécoise.
Telle est, en effet, la spécificité du livre comme des « industries culturelles », celle de ne pouvoir s’inscrire dans l’économie sans s’encastrer dans les univers du sens et des valeurs. En ce sens, le maintien des acquis récents ne se comprend pas d’abord comme consolidation des habitudes de consommation, mais bien plutôt comme effort collectif pour enrichir et élargir les horizons de la vie collective. Il faut, dans cet esprit, que la crise soit vue comme une occasion de créer un moment de renouveau institutionnel pour l’ensemble des réalités culturelles mises en jeu par la pratique de la lecture et par la « métabolisation » des acquis symboliques afférents à une plus grande fréquentation des œuvres, tous genres confondus.
Cela passe nécessairement par les institutions, par des réponses institutionnelles fortes. Il faut savoir faire fructifier les pratiques pour élargir la puissance collective d’accueil et de traitement des œuvres. Cela passe, bien entendu, d’abord par l’école. Mais une école vivante, pas celle que notre mal en point ministère de l’Éducation est incapable de dynamiser. C’est dire que les enseignants se trouvent aux premières loges. Ils peuvent, ils doivent jouer dans les interstices des programmes pour proposer aux élèves des défis de dépassement que les gestionnaires de la persévérance scolaire ne peuvent trop souvent imaginer autrement que par le nivellement par le bas.
Voilà des années que les tergiversations perdurent autour de l’établissement d’un corpus national. L’occasion serait bonne de faire la démonstration de sa nécessité et de la fécondité de sa promotion si un peu partout, à tous les niveaux du cursus, des clubs de lecture, des concours littéraires et mille autres initiatives établissaient les preuves que le goût de la lecture peut s’acquérir et se généraliser. Un ministre de l’Éducation qui prendrait l’initiative de confronter les subterfuges de son ministère pour faire l’apologie de l’impuissance et de la tiédeur passerait à l’Histoire.
Que dire de la mobilisation des bibliothèques municipales et scolaires ? Les argumentaires s’entassent dans les classeurs. Qu’attendent l’industrie de l’édition, les associations de libraires et d’écrivains pour forcer le jeu en finançant des initiatives ? Il faut faire bouger les lignes pour sortir de l’attentisme. On ne peut pas toujours tout attendre de l’État et se contenter de se lamenter. L’initiative des deux jeunes libraires de Rimouski et le succès que remporte « Le 12 août j’achète un livre québécois » devraient pourtant suffire à convaincre qu’il y a un espace de création à occuper pour que la culture ne soit pas réduite à l’industrie du divertissement. Qui ne saura jamais évaluer la portée de tous les échanges entre lecteurs et libraires en cette journée ? La vitalité d’une culture se joue aussi dans ces espaces inventés.
Des centaines d’autres de ce genre pourraient être inventés dans les radios communautaires, dans les radios étudiantes, dans les clubs de lecture que les syndicats et les entreprises pourraient mettre sur pied. Quand elles atteindront une masse critique, les médias commerciaux, si friands de facilité et de médiocrité, commenceront à bouger. Si jamais Savoir média et Télé-Québec se mettaient de la partie, on imagine à peine ce que le livre d’ici pourrait connaître de vitalité.
Chaque milieu peut trouver sa manière et ses moyens. Les crises sont souvent des moments où surviennent des mutations bénéfiques. Les bousculades qu’ont subies les manières de vivre et les réévaluations de priorités de vie qu’elles entraînent encore peuvent fournir une occasion inespérée de commencer à sortir du fétichisme marchand en transformant le succès commercial en moment instituant.
Robert Laplante
Directeur des Cahiers de lecture
Cahiers de lecture – Printemps 2022
Prendre soin du Grand Fleuve – Des idées, des oeuvres, des ruines