Printemps 2023 – Lire dangereusement

L’époque est à la frilosité. La pudibonderie et la censure se donnent des airs de vertus civiques au point de rendre presque imperceptibles les dégâts du moralisme. Le nihilisme marchand cache bien son visage et c’est désormais à grand renfort de clics que les idéologies de consolidation de l’ordre consumériste construisent les codes de la […]

L’époque est à la frilosité. La pudibonderie et la censure se donnent des airs de vertus civiques au point de rendre presque imperceptibles les dégâts du moralisme. Le nihilisme marchand cache bien son visage et c’est désormais à grand renfort de clics que les idéologies de consolidation de l’ordre consumériste construisent les codes de la bonne vie. Le grand historien et sociologue américain Christopher Lasch l’avait bien vu dans un essai prophétique, La culture du narcissisme constitue désormais la matrice de définition du rapport de l’individu au social, de sa manière de se voir et se placer vis-à-vis ses semblables, devant le passé et les institutions. Cette culture exprime et renforce une forme particulièrement pernicieuse de l’individualisme dans les sociétés libérales : le rapport à soi comme auto-engendrement.

Le subjectivisme qui place l’individu au centre non seulement de son monde, mais de ce qu’il entend en tirer pour fixer aux autres les règles à suivre pour entrer en relation avec lui, n’en finit plus de se répandre et s’imposer dans les rapports sociaux et les diverses sphères de la vie sociale. Le rapport aux institutions n’est pas seulement devenu un simple rapport de consommation, il est en passe de se définir comme procès permanent de ce qui, dans le moment, est considéré comme un fardeau, mieux, une offense à l’expansion normative du moi. La dictature du ressenti trouve là son origine profonde.

L’extrême volatilité des normes n’a d’égale que celle des états d’âme dont la sociabilité « fluide » souhaiterait faire le code ultime du rapport entre les êtres. Avec les vivants, certes, mais également avec les morts dont les héritages ne peuvent être retenus que sous bénéfice d’inventaire. La gratitude doit céder le pas devant les procès rétroactifs justifiés par le refus de l’inconfort provoqué par l’incompréhension ou la mise à distance. La bienveillance si souvent invoquée ne s’appliquerait d’abord qu’à soi-même, dans l’immense orgueil de se penser dans la certitude vertueuse. C’est des mille et une figures de cet orgueil que se nourrissent les multiples expressions plus ou moins maladroitement désignées comme relevant du « wokisme », ce barbarisme répandu par la médiocrité américaine de masse.

Lasch l’avait prévu, aucune sphère de la vie sociale ne serait épargnée par la réduction du sens à une forme de consentement jetable. Cela a été facilité et démultiplié par les réseaux sociaux qui ont démontré une redoutable et puissante capacité à dévoyer tous les langages, à réduire à néant toute forme de transcendance par la mise à plat et en concurrence de toutes les valeurs en les ramenant à l’aune de la marchandise.

Ce n’était qu’une question de temps avant que cela ne rejoigne le livre et la lecture. C’est maintenant chose faite avec les injonctions qui pleuvent désormais pour imposer l’ordre thérapeutique dans les bibliothèques, dans le catalogue des éditeurs et dans les œuvres elles-mêmes. On l’a vu récemment avec les interventions de la Santé publique qui chasse les virus jusque dans les œuvres. Les hygiénistes de la pensée avancent désormais à visage découvert, mais la tête recouverte d’un voile de vertu dont ils s’autorisent pour profaner les œuvres, réécrire des passages, modifier le vocabulaire et pervertir le sens pour accorder la lecture aux exigences d’une ingénierie sociale qui favorise l’émergence d’un clergé profane, les censeurs qui soi-disant gèrent les sensibilités.

Les traumavertissements qui se multiplient, les appels à purger le vocabulaire et à limiter, voire interdire, la circulation des œuvres ne manquent pas d’être inquiétants. Même l’autodafé a retrouvé droit de cité en Ontario où l’on a brûlé des livres pour ne pas avoir à en assumer le questionnement. Les éditeurs qui sont à la jonction du commerce et de la culture sont particulièrement à risque de succomber. Un livre marqué du sceau d’injure à la bien-pensance devient vite un objet encombrant et une menace pour les affaires. Une réputation sulfureuse peut compromettre une position dans le marché, affecter les ventes et les cheminements de carrière.

C’est bien là le glissement le plus pervers de l’ordre thérapeutique : transformer le livre en seule marchandise devant servir le confort et l’édification, en unique matériau d’imposition d’un ordre qui n’a rien à voir avec ce qu’il porte dans la culture. Il faut pourtant le redire, le livre est d’abord un instrument de liberté, c’est une des grandes conquêtes de la civilisation. En assujettir le destin aux visées des ingénieurs sanitaires et des moralisateurs du moment, c’est en détruire le sens et la portée. Le livre n’est pas d’abord un outil narcissique, c’est un rapport à l’humanité tout entière, à ce qu’elle a été, à ce qu’elle peut s’imaginer de ce qu’elle veut ou de ce qu’elle cherche à comprendre. C’est le lieu de tous les possibles, du meilleur comme du pire, de la certitude et du doute. Et c’est ce qui en fonde la place dans la vie des sociétés et des personnes. Quand on cherche à saper ce fondement, on cherche à assujettir à une seule signification son existence et sa portée, à faire du même avec ce qui par définition conduit à l’altérité.

Il faut le redire aussi, la lecture est un espace de liberté. Un espace construit par les besoins et les intérêts du moment, par le rejet du présent ou l’invention de l’avenir. La lecture c’est le chemin de tous les possibles, la voie de ceux et celles qui choisissent d’habiter le monde avec ce qu’il comporte d’inconnu, d’indéterminé et de risque. Car la lecture est toujours une prise de risque : nul ne sait avant de s’y aventurer ce qu’un livre fera de lui, de ce qu’il fera découvrir de joies ou de tourments. Plus encore, c’est un risque sans cesse renouvelé, car on ne lit jamais deux fois le même livre. C’est là la force et le mystère de la lecture. En ce sens, on lit toujours dangereusement.

Et c’est parce que ce mystère est consubstantiel à sa pratique, que le rapport au livre passe par l’exercice exigeant du discernement, du respect pour ce que la lecture peut entraîner. La censure – bardée ou non d’intentions bienveillantes – est toujours une démission devant les exigences éthiques qui sont mobilisées dans la réflexion et la définition des conditions d’accès libre aux œuvres. Apprendre à lire c’est toujours apprendre à s’éduquer, apprendre à se situer dans la transmission. Les considérations reliées à la place de la décence, à la maturité et à la capacité de bien accueillir l’horizon d’un livre renvoient à des normes culturelles qui traduisent une certaine idée de ce que signifie l’élévation de l’esprit, le dépassement de soi ou encore la construction et le partage de références communes.

Une société qui malmène les livres sabote les conditions de sa propre convivialité. Car le livre et la lecture ne renvoient, en définitive, qu’aux rapports entre les êtres. Qui s’en prend aux livres s’en prend à ce qui fait de la culture un espace vital.

Robert Laplante
Directeur des Cahiers de lecture

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