Prix Richard-Arès 2005 – Allocution du jury

Allocution prononcée par Michel Seymour professeur au département de philosophie de l'Université de Montréal

Distingués invités, chers amis,

Il me fait plaisir de prendre la parole au nom du jury pour l’attribution du prix Richard-Arès 2005. Le jury était composé de Simon Langlois du département de sociologie à l’Université Laval, de Lucia Ferretti, professeure d’histoire à l’UQTR, et de moi-même, professeur de philosophie à l’Université de Montréal. Notre choix s’est unanimement porté cette année sur l’ouvrage d’Eugénie Brouillet, La négation de la nation, publié aux éditions du Septentrion. Son livre répond parfaitement aux critères d’éligibilité du prix Richard-Arès. Il ne s’agit pas d’un ouvrage collectif, ni d’un recueil d’articles déjà publiés. Il s’agit en outre d’un essai et non d’un roman ou d’une chronique. C’est aussi un livre qui s’adresse à un public intellectuel large et non seulement à un public restreint de spécialistes.

Allocution prononcée par Michel Seymour professeur au département de philosophie de l’Université de Montréal

Distingués invités, chers amis,

Il me fait plaisir de prendre la parole au nom du jury pour l’attribution du prix Richard-Arès 2005. Le jury était composé de Simon Langlois du département de sociologie à l’Université Laval, de Lucia Ferretti, professeure d’histoire à l’UQTR, et de moi-même, professeur de philosophie à l’Université de Montréal. Notre choix s’est unanimement porté cette année sur l’ouvrage d’Eugénie Brouillet, La négation de la nation, publié aux éditions du Septentrion. Son livre répond parfaitement aux critères d’éligibilité du prix Richard-Arès. Il ne s’agit pas d’un ouvrage collectif, ni d’un recueil d’articles déjà publiés. Il s’agit en outre d’un essai et non d’un roman ou d’une chronique. C’est aussi un livre qui s’adresse à un public intellectuel large et non seulement à un public restreint de spécialistes.

Voici quelques unes des raisons qui ont influencé notre choix. Disons le tout net. Il s’agit d’un ouvrage admirable, passionnant à lire et érudit. C’est aussi un ouvrage de combat qui s’inscrit à contre-courant des tendances prises par la majorité des constitutionnalistes anglo-canadiens contemporains. L’auteure prend tout d’abord la peine de préciser dans une première partie les principaux concepts qui lui seront utiles dans la suite de son ouvrage. Elle consacre ainsi les cent premières pages de son livre à la clarification des concepts de nation, de culture, et de fédéralisme. Elle défend un concept de nation culturelle ayant en même temps une portée civique, et elle développe une conception fort bien articulée des principes essentiels à la base de tout régime fédéral. Puis vient ensuite la deuxième partie qui nous fait entrer dans le cœur de l’argumentation. L’auteure y défend deux thèses centrales. Il s’agit de thèses historiques. La première laisse entendre que le droit constitutionnel canadien a relativement bien accueilli l’identité culturelle québécoise à partir de 1867 jusqu’en 1949, soit pendant la période où l’œuvre interprétative de la loi de 1867 a été faite par le comité judiciaire du Conseil privé de Londres. Cette thèse s’étale sur près de 150 pages (de la page 105 à la page 253). L’autre thèse concerne la centralisation progressive de l’État canadien, et elle est elle aussi étayée principalement à la lumière du rôle joué par les tribunaux. Elle s’étale sur un nombre presque équivalent de pages (253 à 378). L’auteure montre que l’orientation nationaliste et centralisatrice s’amorce sur le plan constitutionnel dès 1949 sous l’impulsion de la Cour suprême. Lorsque Pierre Elliott Trudeau prend le pouvoir à la fin des années soixante, il prend un train qui est déjà en marche.

L’originalité du livre ne repose pas en tant que tel sur le contenu des thèses avancées, car celles-ci ont déjà été proposées ailleurs, et notamment par Richard Arès lui-même. L’originalité du livre tient à ce que l’auteure s’appuie sur des sources extraordinairement bien documentées pour démontrer ses thèses. Voilà où se situe la véritable originalité de l’ouvrage. Il s’agit d’une démonstration rigoureuse, informée par la jurisprudence et par l’étude des textes. Elle s’inscrit en ce sens dans le prolongement des travaux d’Andrée Lajoie, de Jacques-Yvan Morin et José Woerhling et surtout des travaux d’Henri Brun et Guy Tremblay, qu’elle cite d’ailleurs abondamment. L’appareil de notes est à cet égard fort impressionnant : il s’étale de la page 387 à la page 478. On a rarement fait une caractérisation aussi fine de l’évolution de la fédération canadienne sur le plan constitutionnel. L’auteure décrit très bien le cul-de-sac constitutionnel dans lequel se trouve actuellement le Québec au sein du Canada. L’ouvrage vient aussi à point nommé dans le contexte du résultat des élections fédérales 2006 qui annoncent, aux yeux de certains, une «nouvelle ère» dans les relations Québec-Canada.

Il est difficile de minimiser l’importance de la première thèse avancée par Eugénie Brouillet. L’auteure ne fait pas seulement que noter le rôle positif du conseil privé de Londres. Elle soutient également que l’ordre constitutionnel de 1867 constituait un équilibre à peu près satisfaisant pour le peuple québécois. Parmi les moments forts de la présentation de cet argument, on peut signaler notamment sa réhabilitation de la notion des deux peuples fondateurs. L’auteure ne soutient pas la thèse classique selon laquelle le contrat de 1867 serait un contrat entre deux peuples fondateurs, mais elle démontre de manière très convaincante que la recherche d’un équilibre entre les deux peuples aurait inspiré l’affirmation du principe fédératif dans le préambule de la constitution de 1867. Il faut lire en particulier sa réfutation des thèses avancées par Ramsay Cook à ce sujet. Je mentionnerais aussi son analyse fort nuancée de la thèse voulant que la constitution de 1867 ait permis de mettre en place un État central fort.

Il importe toutefois de noter qu’Eugénie Brouillet s’en tient d’abord et avant tout au texte constitutionnel, ainsi qu’à l’interprétation qu’en a faite le comité judiciaire du Conseil privé de Londres, puis la Cour suprême du Canada. Elle ne se prononce pas sur les aspects politiques, économiques et sociaux des relations entre le Canada et le Québec. Si je l’ai bien comprise, elle ne soutient pas que la période qui va de 1867 à 1949 manifeste globalement ce qu’il serait convenu d’appeler à notre époque un «fédéralisme d’ouverture». Les aspects positifs de l’ordre constitutionnel de 1867 ne nous oblige par à réviser notre évaluation globale du fédéralisme canadien, tel qu’il s’est déployé depuis 1867. L’auteure ne s’est pas donnée pour tâche d’examiner l’ensemble des faits entourant l’exercice du pouvoir fédéral et des provinces, et elle ne s’est pas penchée sur la situation économique de dépendance dans laquelle se trouvent les francophones du Québec à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle. Elle ne s’est pas donnée non plus pour tâche d’examiner la situation du français partout au pays. Telle n’était son ambition. Son propos est par conséquent compatible avec un diagnostic globalement négatif confirmant le maintien d’un rapport de domination. Elle s’en tient à la dimension constitutionnelle, et c’est sur cette base seulement qu’elle confirme le rôle positif de l’ordre constitutionnel pour le développement de la culture de la nation québécoise jusqu’en 1949.

La 2e thèse de l’ouvrage n’est pas moins utile. Il s’agit de rappeler que la négation de la nation québécoise s’amorce sur le plan constitutionnel après la deuxième guerre mondiale. Elle s’emploie ainsi à montrer avec la même minutie à quel point les choses ont changé sur le plan constitutionnel depuis cette époque. La Cour suprême aura progressivement transformé la façon d’interpréter le texte constitutionnel de 1867, en adoptant une approche créative et évolutive fondée sur la métaphore de l’arbre vivant. La reconnaissance du pouvoir fédéral d’empiéter, le principe de la prépondérance fédérale, les décisions prises concernant les lois provinciales, et surtout l’admission d’un soi-disant pouvoir fédéral de dépenser, ont permis à l’État canadien d’envahir systématiquement les compétences exclusives des provinces, alors que s’amorçait simultanément un déséquilibre fiscal de plus en plus marqué.

Pour accomplir cette démonstration, elle s’appuie sur une documentation solide et elle montre à quel point son interprétation est corroborée par plusieurs autres juristes parmi lesquels on peut mentionner Henri Brun, Guy Tremblay, Marie-Laure Gely, Ghislain Otis, André Bzdera, Jacques Frémont, Pierre Patenaude, Roger Chaput, Jacques Brossard et André Tremblay. L’auteure pose ainsi un regard clinique sur l’incapacité grandissante du Canada à reconnaître la nation québécoise et à en accepter les conséquences institutionnelles.

Nous sommes cependant en ce moment déjà loin de l’époque où les constitutionnalistes du Québec d’inspiration nationaliste avaient le haut du pavé. Un certain conservatisme plane sur la recherche en droit constitutionnel au Québec depuis quelque temps. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer la contribution d’Eugénie Brouillet. Elle remet les pendules à l’heure. Elle annonce, pourrait-on dire, la reprise des interrogations difficiles qui mettent mal à l’aise les constitutionnalistes conservateurs. Son ouvrage vient s’ajouter aux livres désormais classiques de André Burelle (Le mal canadien), Guy Laforest (Trudeau et la fin d’un rêve canadien), Ken McRoberts (Misconceiving Canada) et Will Kymlicka (Finding our Way).

Eugénie Brouillet est un nouvel auteur. Elle vient de remplacer Henri Brun à la Faculté de droit de l’Université Laval. Son entrée en scène est une bonne nouvelle pour la recherche en droit constitutionnel au Québec. Le fait de savoir qu’une relève de cette qualité est assurée devrait apporter un certain réconfort aux intellectuels nationalistes québécois.

Malgré les qualités déjà mentionnées, le livre d’Eugénie Brouillet risquait peut-être de rester dans l’ombre, et ce, en dépit de la recension très élogieuse qu’en a faite Louis Cornellier dans Le Devoir et du prix que l’Assemblée nationale du Québec lui a décerné. Bien avant que la décision de l’Assemblée nationale n’ait été prise, les membres du jury ont estimé qu’ils avaient l’obligation de saluer un travail qui aurait pu autrement être oublié, et qu’ils devaient contribuer au rayonnement d’ouvrages méritants de ce genre. Le livre La négation de la nation doit être encouragé pour ce qu’il est : une contribution importante à l’historiographie des relations Québec-Canada. S’il nous est apparu important de proposer cet ouvrage, c’est aussi parce que nous estimons nécessaire, dans le cadre du prix Richard-Arès, de faire la démonstration de la vitalité et de la diversité des essais québécois portant sur la question nationale.

Dans le préambule à mon ouvrage Le pari de la démesure, j’écrivais ceci : «On croit que si des prises de position sont partisanes et suscitent la controverse, elles ne peuvent en même temps être justes. Selon ce point de vue, avoir un parti pris, c’est automatiquement se priver d’un regard objectif, impersonnel et neutre. Et pourtant, une position peut être juste même si elle suscite la controverse. La partisanerie peut être éclairée, et la vérité peut être partisane. Il faut être partisan de la vérité, y compris en politique.» La même remarque vaut, me semble-t-il, pour l’histoire et pour le droit constitutionnel. Cela vaut donc a fortiori pour l’histoire du droit constitutionnel.

Il n’y a pas de doute dans notre esprit. La négation de la nation était cette année le meilleur du lot et il ne souffrait d’aucune comparaison avec la concurrence. Nous sommes donc très heureux de décerner le Prix Richard Arès de l’année 2005 à Eugénie Brouillet.

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