La première question à se poser, à mon avis, pour dégager une appréciation globale du projet de loi 96 (PL96), est celle de l’objectif ou des objectifs que poursuit ce projet de loi. Comme M. Simon Jolin-Barrette s’est lui-même placé sous le signe de l’héritage de Camille Laurin et de la « loi 101 » ou « Charte de la langue française » (« Charte ») en préparant son PL96, il semble légitime de faire un détour du côté de la Charte afin de prendre la mesure des objectifs et des ambitions du PL961. Quels étaient donc les objectifs de la Charte de la langue française de 1977 ?
Les objectifs de la Charte de la langue française
Les objectifs de la Charte de la langue française étaient indiqués par la « Commission d’enquête sur la situation de la langue française et sur les droits linguistiques au Québec », la « commission Gendron », dont le rapport a été déposé en 1972. Ces objectifs ont été repris par le « Livre blanc » déposé par Camille Laurin en mars 1977, en préparation au projet de Charte.
L’objectif immédiat et principal de la Charte était d’arrêter l’évolution démographique qui se dessinait pour l’avenir pour le Québec, évolution qui allait conduire à un recul du poids démographique relatif des francophones au Québec. Pour ce faire, il faudrait absolument rehausser de manière draconienne la proportion des substitutions linguistiques des immigrants allophones qui s’effectuaient vers le français, qui était de seulement 25 % environ dans les années soixante-dix, jusqu’à concurrence de 80 ou 85 %. Ceci afin simplement d’assurer la stabilité relative du groupe de langue française au Québec. La Charte déployait tout un faisceau d’actions et de mesures afin d’inciter les allophones et les anglophones à interagir en français, ce qui ferait du français la « langue commune », soit la langue utilisée dans les échanges entre les divers groupes linguistiques au Québec (francophones, anglophones, allophones). La notion de « langue commune » n’est pas mise de l’avant dans la Charte elle-même, mais plutôt dans le Livre blanc et constitue une recommandation de la commission Gendron qui écrivait qu’il fallait viser à : « faire du français la langue commune des Québécois […], une langue que tous connaissent […], de telle sorte qu’elle puisse servir […] de moyen de communication entre Québécois de toute langue et de toute origine2 ». Établir le français comme langue commune au Québec était conçu comme une question de « justice » et un garant de la « cohésion sociale » :
Autant la pluralité des moyens d’expression est utile et féconde sur un même territoire, autant il est nécessaire qu’au préalable, un réseau de signes communs rassemble les hommes. Sans quoi ne sauraient subsister la cohésion et le consensus indispensables au développement d’un peuple3.
Dans le Livre blanc, Camille Laurin s’adresse nommément aux anglophones et appelle à l’instauration d’un nouveau « vivre-ensemble » au Québec, un « vivre-ensemble incluant la communauté anglophone » : « L’anglais […] aura toujours une place importante au Québec […] Cependant […] il sera normal que les Québécois, quelle que soit leur origine […], puissent s’exprimer en français, participer de plein droit à une société française, admettre que le français est ici la langue commune à tous. »
Dans l’esprit des concepteurs de la Charte, la langue n’était pas séparée de la culture. Ceci, contrairement au projet de Trudeau père qui détache soigneusement la langue de la culture avec la politique alliant bilinguisme et multiculturalisme (et non le bilinguisme et le biculturalisme tel que l’envisageait la commission Laurendeau-Dunton). En procédant ainsi, la Loi sur les langues officielles (LLO) fédérale est venue couper le français de son vivier culturel. La LLO sépare la langue, le français, de sa réalité sociopolitique et ignore le fait que la vitalité du français dépend non pas vraiment de garanties de droits individuels, mais plutôt de la vitalité des collectivités de langue française douées d’une véritable autonomie, au Québec comme ailleurs au Canada. La LLO assure en quelque sorte une folklorisation éventuelle du français au Canada.
L’objectif long ou ultime de la Charte était de faire en sorte que le français, longtemps confiné au groupe des Québécois de langue française, soit adopté à son tour par les Néo et Anglo-Québécois comme langue d’usage et de culture et serve ainsi de liant social et civique pour l’ensemble de la population québécoise. Jusqu’alors, la culture de langue anglaise constituait, sans conteste possible, la véritable culture de convergence au Québec.
Les « droits » de la « communauté historique d’expression anglaise » étaient protégés dans les interactions de cette communauté avec l’État québécois, c’est-à-dire que ceux-ci pourraient toujours obtenir des services publics (santé, éducation, services directs de l’État) en anglais, mais les autres devraient transiger en français avec ce dernier. Il faut noter, cependant, que les anglophones n’étaient pas exclus pour autant de la « convergence culturelle » ou du français « langue commune » ; ceux-ci devraient eux aussi, théoriquement, utiliser le français pour échanger avec les francophones et les allophones hors des services assurés par l’État québécois. Pour le dire autrement ; dans l’entreprise privée, dans l’entreprise publique, les anglophones devraient normalement travailler en français. Si la Charte tentait ainsi de contrer le bilinguisme quasi intégral du Québec qui était le legs de la Conquête, elle fut rapidement mise en échec par les tribunaux fédéraux et le bilinguisme réintroduit.
L’axe principal du PL96 concerne « l’exemplarité de l’État » et me semble être une tentative pour restreindre le bilinguisme systémique de l’État québécois, bilinguisme qui a été imposé par les tribunaux fédéraux après 1977. Cet axe d’intervention me semble absolument nécessaire. Le français ne peut être à la fois la « langue officielle » ou même la « seule langue officielle » et constituer une langue sur deux, une langue optionnelle.
Les substitutions linguistiques
Le Livre blanc de 1977 indiquait qu’il fallait « orienter les options linguistiques des immigrants », c’est-à-dire viser à ce qu’une très nette majorité des substitutions linguistiques effectuées par les allophones aillent vers le français plutôt que vers l’anglais.
Cette « nette majorité » est ordinairement comprise comme signifiant que 90 % des substitutions linguistiques des allophones doivent se faire au profit du français4. Cette proportion signifie que 90 % des allophones passent éventuellement d’une langue tierce au français comme langue parlée à la maison et que 10 % seulement passent à l’anglais. À long terme, en régime « stationnaire », le groupe anglophone se stabiliserait donc à 10 % de la population5. Il s’agit donc d’un objectif équitable qui assure une sécurité linguistique et culturelle à la fois aux francophones et aussi, aux anglophones.
Le choix de 90 % comme objectif assume que les anglophones constituent 10 % de la population du Québec. En réalité, en 2016, les anglophones (langue maternelle) ne constituaient que 8,1 % de la population6. En 2016 toujours, 45 % des substitutions linguistiques des allophones allaient vers le groupe anglophone, donc l’anglais a conservé un fort pouvoir assimilateur au Québec, auprès de la quasi-moitié des nouveaux arrivants. Ce simple chiffre explique pourquoi le poids démographique relatif des francophones recule au Québec7. En cinquante ans, le pourcentage des substitutions linguistiques allant vers le français a augmenté de 30 points (de 25 à 55 %) seulement. Et nous savons que cette hausse des substitutions linguistiques vers le français est très largement le fait non pas de la Charte, mais de la politique d’immigration qui a favorisé la venue d’immigrants francophones ou déjà francisés à partir du début des années soixante-dix8. Les clauses scolaires de la Charte, en particulier, dans leur forme actuelle, contribuent relativement peu à la hausse des substitutions linguistiques vers le français étant donné que seule une petite minorité d’immigrants arrive en âge scolaire (15 % environ).
Il faut noter qu’ailleurs au Canada, 99 % des substitutions linguistiques des allophones vont vers le groupe anglophone. Partout au Canada hors Québec, les substitutions linguistiques des immigrants allophones vont exclusivement, pratiquement, vers le seul groupe anglophone. Il n’existe donc aucune équité dans l’assimilation linguistique des immigrants vers le groupe francophone partout au Canada (incluant au Québec).
Cependant, cet objectif de hausser les substitutions linguistiques des allophones à 90 % vers le français afin d’assurer la stabilité démographique du groupe francophone n’était inscrit clairement nulle part dans la Charte, exception faite du Livre blanc9. La Charte ne mettait pas non plus en place des mécanismes de reddition de compte clairs et contraignants pour permettre de mesurer périodiquement l’atteinte ou non de cet objectif et de corriger le tir.
Ceci devrait être fait dans le PL96. Il faut que l’obligation de reddition de comptes périodique, sur des sujets précis, y soit clairement inscrite et détaillée. Ceci permettrait d’éviter, par exemple, la politisation de la question de la langue, politisation qui a presque mis hors-jeu l’Office québécois de la langue française (OQLF) pendant une quinzaine d’années10. À cet égard, l’article 99 du PL96 vient préciser que l’OQLF est autorisé à effectuer des recherches sur : « sur les droits, les politiques et la démographie linguistiques ainsi que sur les autres matières dont la connaissance est nécessaire ». À cela, on pourrait ajouter :
L’Office assiste le commissaire à la langue française dans la préparation du bilan d’ensemble de la situation linguistique au Québec11. Les recherches et les enquêtes préparées par l’Office ou celles qu’elle a commandées doivent être publiées sans délai et présentées sous un format qui les rend accessibles au public. Le ministre de la Langue française ou le Commissaire à la langue française peuvent faire contre-expertiser une étude ou un rapport produit par l’Office ou demander une nouvelle étude sur le sujet.
La loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels pourrait également être modifiée dans le sens suivant :
Les données, les documents et les études relatifs à la situation linguistique au Québec et à l’application de sa politique linguistique sont considérés comme d’intérêt public, et leur diffusion, leur production et leur préservation ne peuvent être entravées, retardées ou empêchées par un organisme assujetti à la loi, et leur communication ne peut être refusée que pour les motifs déjà prévus par la présente loi. Ces données, rapports et études sont transmis dans un format qui en facilite le traitement et l’interprétation.
Voilà qui pourrait possiblement empêcher que des études produites par l’OQLF, financées par les fonds publics, ne soient enterrées, comme cela était arrivé sous le règne de la présidente France Boucher, par exemple12.
Il faudrait également indiquer quelles variables doivent être considérées pour effectuer le suivi linguistique. À cet égard, les démographes s’accordent généralement pour dire que la langue d’usage, la langue parlée le plus souvent à la maison, est la variable qui est déterminante pour l’avenir d’un groupe linguistique. L’assimilation linguistique est déterminée en mesurant l’écart entre la langue maternelle et la langue d’usage pour un groupe donné. L’article 145 du PL96 précise que l’Institut de la Statistique du Québec devra « aider au suivi de la situation linguistique » et ajoute que pour ce faire, les « indicateurs de l’usage du français dans la sphère publique par la population québécoise » seront utilisés. L’indicateur de « langue d’usage publique » a été sévèrement critiqué par les démographes13. Marc Termote, par exemple, estime même que l’utilisation de tels indicateurs comporte de nombreux problèmes et revient à « renoncer à toute analyse démolinguistique14 ». L’article 145 (3) devrait donc être amendé pour faire plutôt référence à, minimalement, la langue maternelle et la langue d’usage (la langue parlée le plus souvent à la maison). Bien sûr, cela n’exclut pas l’usage d’autres indicateurs.
L’article 145 du PL96 n’exige pas de compétence particulière pour le poste de Commissaire à la langue française. Pour éviter la possibilité d’une nomination de complaisance, cet article pourrait être amendé de la façon suivante :
La personne proposée par le premier ministre doit avoir une sensibilité ainsi qu’un intérêt marqué en matière de protection de la langue française, de même qu’une compétence reconnue en ce qui touche les questions linguistiques. Le ministre de la Langue française fait une recommandation au premier ministre à cet effet.
Il faut souligner que malheureusement, le Québec ne fait pas de recensement sur son propre territoire. C’est le gouvernement fédéral qui l’effectue ; le Québec ne contrôle rien. Statistique Canada modifie de façon régulière l’ordre et la teneur des questions de recensement, ce qui nuit au suivi longitudinal des données, processus qui est au cœur du suivi de la situation linguistique.
Le Québec se trouve donc dans la situation paradoxale de dépendre totalement d’un organisme fédéral pour faire le suivi de sa situation linguistique interne. Clairement, les intérêts du gouvernement fédéral ne coïncident pas avec ceux du Québec sur cette question vitale, stratégique et existentielle pour le Québec français. S’il est sérieux sur la question linguistique, le Québec doit procéder à la cueillette de ses propres données concernant la question linguistique15.
Les objectifs du PL96
Quels sont donc les objectifs poursuivis par le PL96 ?
Aucun Livre blanc ou document semblable n’a cependant été déposé préalablement ou en même temps que le projet de loi. Cela me semble malheureux. L’absence d’un tel document préparatoire au PL96 nous laisse dans l’ombre quant à la nature du diagnostic établi par le gouvernement pour construire le PL96, sur les outils et les approches utilisés, et sur la stratégie et la philosophie qui sous-tendent sa réforme de la Charte de la langue française.
L’article 1 affirme que le français est la langue commune de la nation québécoise. Le PL96 insère donc explicitement la notion de « langue commune » dans le texte de loi, ce que la Charte ne faisait pas. Il s’agit d’une avancée notable qu’il faut saluer.
Je crois que le projet de loi gagnerait en force, en clarté, en identifiant clairement les objectifs qu’il vise. Ceux-ci devraient même être formulés sous forme mathématique. Ceci permettrait de sortir du subjectif quand on discute de langue et d’offrir des balises communes et pondérables pour juger de l’efficacité de la loi.
Pour connaitre les objectifs explicites sous-jacents au PL96, il faut se rabattre sur les entrevues accordées par le ministre responsable de la Charte, M. Simon Jolin-Barrette ou le premier ministre, M. François Legault.
Ainsi, en entrevue le 17 mai 2021, le ministre Simon Jolin-Barrette a affirmé :
Un des objectifs sera d’augmenter les transferts linguistiques des immigrants à 90 %, c’est-à-dire faire en sorte que 90 % des ménages immigrants parlent le français à la maison alors qu’il est actuellement de 53 %. Il était de 25 % sous Camille Laurin lors du dépôt de la Loi 101 en 1977. C’est le plus grand défi que nous avons. En agissant sur la langue de travail, la langue de commerce, la langue d’étude, cela va faire en sorte qu’on va pouvoir l’augmenter16.
M. Jolin-Barrette reconnaît correctement à mon avis la hausse des substitutions (transferts) linguistiques à 90 % comme étant le plus « grand défi que nous ayons ».
Le premier ministre M. François Legault s’est également exprimé sur les objectifs du PL9617. D’abord en faisant de la protection de la langue française la responsabilité première du premier ministre du Québec. En se plaçant ensuite dans une perspective à long terme :
[…] quand je pense à toutes les générations qui se sont succédé, à travers les années, à travers une mer d’anglophones, je me sens une responsabilité. Chaque génération a la responsabilité de la survie de notre langue. Là c’est notre génération qui doit porter le flambeau. Quand on regarde les chiffres, quand on regarde les projections, c’est évident qu’on doit en faire plus et il y a une urgence d’agir.
M. Legault fait référence ici aux projections démolinguistiques effectuées par Statistique Canada qui nous annoncent que selon le scénario le plus probable, les francophones ne constitueront plus que 69 % de la population du Québec selon la langue maternelle et 73,6 % selon la langue d’usage en 203618. Il s’agit d’une chute de 9,9 points et de 8 points, respectivement, par rapport à 2011, soit en vingt-cinq ans seulement. Démographiquement, le recul du groupe de langue française est si rapide et si brutal que l’on peut affirmer, sans exagérer, que le français est, démographiquement parlant, en « chute libre » au Québec19. Ce qui nous guette au Québec, c’est la mise en minorité des francophones sur de larges pans du territoire québécois (dans la région métropolitaine de Montréal, Laval, Gatineau, par exemple). Cette mise en minorité aura d’immenses conséquences politiques. Cela est d’ailleurs déjà le cas à Montréal.
L’inertie inhérente aux phénomènes démographiques fait en sorte que pour penser éviter ou ralentir ce qui nous est annoncé par ces projections, il faudrait poser des gestes forts, très forts. Or, des « gestes forts » à incidence démographique, le PL96 n’en contient pas. Nous y reviendrons.
Il faut mentionner, encore une fois, que le Québec se repose sur les projections démolinguistiques produites par un organisme fédéral pour se donner une idée de l’avenir qui l’attend. Cela me semble être une situation inacceptable. De plus, il faut noter que dans ces projections, publiées en 2017, Statistique Canada n’a pas utilisé les données du recensement de 2016, données qui démontrent une accélération importante de l’assimilation linguistique des jeunes francophones à Montréal. Ces projections sont donc d’ores et déjà caduques et surestiment vraisemblablement le poids démographique du groupe de langue française au Québec en 2036. Il faut que l’exercice de projections démolinguistiques soit effectué périodiquement (aux 3 ans par exemple), en utilisant les meilleures données disponibles. Ces projections doivent être effectuées par un organisme québécois. L’État québécois devrait ainsi voir à créer une chaire ou un observatoire de recherche en ce domaine et à soutenir l’essor de l’expertise québécoise sur les aspects névralgiques de la condition linguistique du français. On pourrait ajouter aux pouvoirs du futur ministre de la Langue française, défini à l’article 156(3), celui-ci :
Le ministre, de concert avec le ministre de l’Enseignement supérieur, peut créer des chaires universitaires, instaurer des programmes de bourses ou de subventions à la recherche ou des observatoires de recherche en vue de soutenir le développement des connaissances dans les cégeps et les universités du Québec relativement à la situation linguistique au Québec et au Canada et dans la Francophonie, ainsi qu’à la francisation et à l’aménagement linguistique.
Les moyens du PL96
Supposons que l’objectif principal du PL96 soit bel et bien de hausser les substitutions linguistiques des allophones à hauteur de 90 % et à déjouer le destin ce qui nous est annoncé par les projections démolinguistiques pour 2036. Le PL96 prend-il les moyens requis pour atteindre son objectif ?
La réponse me semble, dans l’état actuel du PL96, être non.
L’immigration
Nous savons que la hausse des substitutions linguistiques des allophones vers le français est due largement à la sélection d’immigrants francotropes20 ou déjà francisés à l’étranger préalablement à l’immigration au Québec. Dès le début des années soixante-dix, le Québec a commencé à sélectionner préférentiellement des immigrants francotropes parmi l’immigration dite économique qu’il contrôle. C’est la politique d’immigration, surtout, qui a conduit à la hausse de 30 points des substitutions linguistiques des allophones vers le français.
Figure 1. Taux de substitutions linguistiques vers le français de la population allophone selon le lieu de naissance
La figure 1 démontre que la sélection d’immigrants francotropes à partir de 1971 a conduit à une hausse importante (mais non suffisante) des substitutions linguistiques faites par les allophones vers le français.
L’Office québécois de la langue française indique aussi que : « parmi les immigrants ayant fait un transfert vers le français, 62 % l’ont fait avant l’arrivée au Canada, alors que 38 % l’ont fait après21 ». La sélection de l’immigration est donc le levier principal à actionner si l’on désire hausser les substitutions linguistiques vers le français pour les immigrants adultes.
Or, le PL96 exclut la sélection de l’immigration de son champ d’action.
Le projet de loi crée un nouvel organisme, Francisation Québec, au sein du ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, une unité administrative appelée « Francisation Québec » (article 156.23). Cet organisme « conduit et gère l’action gouvernementale en matière de francisation des personnes domiciliées au Québec qui ne sont pas assujetties à l’obligation de fréquentation scolaire en vertu de la Loi sur l’instruction publique (chapitre I-13.3), des personnes qui envisagent de s’établir au Québec de même qu’en matière de francisation des personnes au sein d’entreprises. » (article 156.24).
Il me semblerait intéressant de clarifier ce qu’on entend par la « francisation des personnes qui envisagent de s’établir au Québec ».
La proportion d’immigrants admis connaissant déjà le français est en baisse dans les dernières années22. Non seulement cela, mais, comme le dit Anne-Michèle Meggs, « la CAQ est le premier gouvernement, depuis que le Québec a pris en charge la sélection de ses immigrants, à ne pas se donner une cible relative au pourcentage des personnes admises connaissant le français23 ». La disponibilité plus grande de cours de français, même de cours de français gratuits, ne conduira pas à une hausse des substitutions linguistiques vers le français.
Afin de réellement hausser les substitutions linguistiques des allophones vers le français à hauteur de 90 %, la seule façon de procéder serait non seulement de rapatrier l’ensemble de pouvoirs en immigration du gouvernement fédéral pour toutes les catégories d’immigrants (économique, réunification familiale, réfugiés) et pour tous les statuts d’immigration (immigration temporaire ou permanente), mais d’imposer également la francisation comme condition préalable à l’entrée.
Cela, bien sûr, n’entre pas dans les pouvoirs actuels d’une simple province.
Une stratégie alternative serait d’imposer la francisation préalable obligatoire pour la catégorie d’immigrants sélectionnée par le Québec (les immigrants économiques) et de fermer complètement l’accès aux écoles anglaises aux enfants d’immigrants qui séjournent au Québec de façon temporaire (et qui se convertissent ensuite de plus en plus en immigrants permanents). Il faut savoir que le nombre d’enfants dont les parents ont un permis d’études ou de travail temporaire qui sont inscrits dans les écoles anglaises a doublé dans les dix dernières années24. L’accès aux écoles anglaises via des permis d’immigration temporaire vient contourner et contredire totalement les principes de la Charte et du français langue commune. L’article 161 du PL96 vient limiter l’accès aux écoles anglaises pour une période de trois ans. Cela me semble encore excessif. À cause du taux de conversion grandissant des immigrants temporaires en immigrants permanents, cette exception insérée originalement dans la Charte doit être complètement retirée à mon avis, sauf pour des catégories de personnes très précises comme les diplomates, par exemple.
Les cégeps
Concernant le collégial, un domaine qui est à mon avis névralgique pour l’avenir du français au Québec, le regroupement « Pour le cégep français », un collectif de professeurs de cégep qui n’a malheureusement pas été invité en commission parlementaire, a produit une excellente synthèse de la question25. Je me permets d’insérer ici certaines de leurs propositions.
Identité linguistique des cégeps
« Pour le cégep français » :
Le projet de loi 96 introduit le principe que les établissements postsecondaires sont présumés « francophones » (et non « français » ou de « langue française »), sauf ceux qui sont désignés comme anglophones par le ministère de l’Enseignement supérieur et le ministre de la Langue française. Ainsi, on reconnaît à deux ministres le pouvoir de transformer en établissement anglais un établissement « francophone » ou de créer un nouvel établissement anglais. Il y a ici place à l’arbitraire. Une liste des établissements à reconnaître comme anglophones sans délai est donnée, mais ne ferme rien pour l’avenir. En somme, les cégeps anglais sont protégés par la loi, mais pas les cégeps « francophones » qui n’apparaissent dans aucune liste gravée dans la loi. Notons d’ailleurs que le terme « francophone » peut désigner aussi bien une personne dont la langue maternelle et toujours parlée est le français, une personne dont le français est la langue seconde ou tierce, ou une personne qui a du français une connaissance suffisante pour soutenir une conversation élémentaire dans cette langue. Le terme « francophone » implique une dilution par rapport à celui de « français » ou à la locution « de langue française ».
Par ailleurs, l’identité linguistique française des cégeps devrait être aussi inscrite dans la Loi sur les cégeps et répercutée dans les lettres patentes des établissements. Le gouvernement devrait donc donner en bonne et due forme une liste des cégeps français actuels, en date du dépôt de la loi, dans le texte de loi. Le gouvernement devrait aussi préciser qu’aucun nouveau cégep anglais ne pourra être créé sans changement de la loi – et non sur simple avis favorable du ministre.
On fait du français la langue obligatoire de l’enseignement dans les cégeps « francophones ». L’enseignement de l’anglais peut s’y poursuivre, comme langue seconde selon le régime des études établi par la Loi sur les cégeps. De plus, les établissements francophones ont l’obligation d’enseigner en français, sous réserve d’exceptions. Mais les établissements anglophones « peuvent » enseigner en anglais selon l’article 88.0.2 ; et donc, ils pourraient aussi bien le faire dans une autre langue, le français ou le mandarin… Les cégeps anglais pourraient ainsi accroître leur attractivité en enseignant dans d’autres langues en demande, le mandarin, l’arabe, l’espagnol, en plus bien sûr de l’anglais. 88.0.2 devrait être réécrit, par exemple pour dire que les établissements anglais donnent un enseignement en anglais pourvu qu’un enseignement adéquat du français y soit donné pour préparer au marché du travail, aux études universitaires et participer à la vie démocratique.
Les ayants droit et l’épreuve uniforme de français
L’article 88.0.12 impose l’épreuve uniforme de français aux francophones et aux allophones qui étudient dans les cégeps anglais, mais exclut les ayants droit à l’école publique anglaise. Actuellement, dans les cégeps français, la réussite de cette épreuve est nécessaire pour obtenir le diplôme d’études collégiales (DEC).
Un des problèmes majeurs affectant les cégeps anglais est le faible niveau de français d’une bonne partie des finissants (surtout les anglophones), faible niveau qui empêche les anglophones de s’intégrer au marché du travail en français. Les finissants des cégeps et des universités anglophones se trouvent donc à imposer de facto l’anglais comme langue de travail à grande échelle à Montréal.
Il me semble évident que si l’on souhaite réellement faire du français la « langue commune » au Québec, il faut inclure les anglophones. L’épreuve uniforme de français devrait donc être obligatoire pour tout le monde, incluant les ayants droit.
À mon avis, des cours supplémentaires de français devraient également être obligatoires dans les cégeps anglais afin de hausser le niveau de français des finissants et de leur permettre de travailler éventuellement en français. Pour les finissants des programmes techniques, par exemple, un cours spécifique portant sur l’acquisition du vocabulaire technique spécialisé nécessaire pour la profession devrait être imposé.
Programmes en anglais ou bilingues dans les cégeps français
« Pour le cégep français » :
Les programmes particuliers en anglais dans les cégeps « francophones » ne peuvent accueillir plus de 2 % des effectifs totaux (étudiants à temps plein). Cependant, les cégeps pourront établir des activités de formation en anglais ou une langue tierce, si celles-ci sont autorisées par le ministre de l’Enseignement supérieur, après consultation auprès du ministre de la Langue française (article 88.0.11). C’est une porte ouverte sur une sorte de « bilinguisation » tranquille des cégeps français.
Le projet de loi devrait donc être amendé afin que tous les cours donnés dans les cégeps français soient en français (hormis les cours de langue). Le projet de loi doit aussi mettre fin aux partenariats entre cégeps anglais et cégeps français qui permettent à des étudiants inscrits dans des cégeps français de recevoir des cours en anglais dans les cégeps anglais.
Les effectifs
Le PL96 introduit une clause de « croissance contingentée », la clause 88.0.4, qui prévoit que les effectifs totaux des établissements anglophones ne doivent pas dépasser 17,5 % des effectifs de l’ensemble des établissements. Une clause permet cependant une croissance de 8,7 % des effectifs des cégeps anglais dans le cas où la clientèle globale des cégeps serait en croissance cette année-là. On doit comprendre que ce 8,7 % représenterait la proportion des « ayants droit » dans l’effectif étudiant global.
La figure 2 présente une projection pour la proportion de l’effectif collégial dans les cégeps anglais selon la clause 88.0.4 et selon un scénario de gel des places dans les cégeps anglais26. Les données utilisées proviennent du modèle de projection des effectifs au collégial du ministère de l’Enseignement supérieur27.
Figure 2. Proportion de l’effectif collégial dans les cégeps anglais selon la croissance contingentée (88.0.4) et le gel des places
On constate qu’avec la clause 88.0.4, la proportion des places dans les cégeps anglais passera de 17,5 % en 2019 à 15,83 % en 2029, une décroissance relative de 9,5 % seulement. Rappelons qu’à Montréal, les anglophones occupent moins de 40 % des places dans les cégeps anglais.
Il est frappant que la proposition mise de l’avant par le Parti libéral du Québec (PLQ), le gel des effectifs, ferait passer la proportion des places dans les cégeps anglais de 17,5 % à 14,2 % sur la même période, soit une décroissance relative de 18,9 %. La proposition du PLQ est donc deux fois plus « costaude » que celle de la CAQ.
Cette clause de croissance contingentée est insuffisante et ne changera pas, à mon avis, la dynamique linguistique à Montréal. Elle risque même de renforcer la vocation élitiste des cégeps anglais, qui sélectionnent les meilleurs dossiers dans tout le bassin d’étudiants à Montréal et ailleurs, et de consolider le gigantisme du cégep Dawson, dont les effectifs dépassent largement le nombre prévu par le rapport Parent pour un cégep28. Les cégeps anglais continueront à agir comme des foyers d’anglicisation pour les allophones et les francophones en laissant aux cégeps français la vocation de former des étudiants jugés moins performants, même si la formation donnée en français, avec notamment des cours de philosophie obligatoires, peut être considérée comme plus exigeante.
« Pour le cégep français » :
Le projet de loi n’a pas voulu affirmer la vocation des cégeps anglais à servir d’abord la communauté anglaise ou à admettre d’abord les jeunes scolarisés en anglais au primaire et au secondaire. La seule chose qui est leur demandée, c’est de prévoir dans leur politique linguistique « des mesures propres à favoriser l’admission » de ces jeunes (article 88.3). Ce n’est guère contraignant. Dawson ou Champlain pourrait continuer de refuser des candidats anglophones qui n’ont pas les notes pour être admis. Or, cette situation brime les droits de certains jeunes anglophones, dont la moyenne au secondaire n’est pas excellente, d’accéder à un enseignement supérieur dans leur langue maternelle.
Soulignons que le PL96 est incohérent dans sa définition ce que qu’est un « établissement anglophone » et dans sa définition des effectifs étudiants au collégial. L’article 88.0.1 définit les établissements collégiaux comme étant l’ensemble des établissements publics et privés subventionnés, cependant, l’article 88.0.4 définit l’effectif étudiant pour les établissements publics seulement29. L’article 88.0.4 s’applique-t-il aux cégeps privés subventionnés ?
De plus, l’article 88.0.6 indique que l’« effectif total » comprend les étudiants inscrits à « temps plein » seulement. Pourtant, le 17,5 % de l’article 88.0.4 se réfère à l’ensemble des étudiants temps plein et des étudiants à temps partiel. L’équivalence entre un étudiant temps plein et un étudiant temps partiel engendre une confusion majeure qui nuira grandement à l’efficacité d’une clause de croissance contingentée. Comme le réseau collégial de langue française accueille plus d’étudiants à temps partiel que d’étudiants à temps plein, cela hausse artificiellement l’effectif étudiant dans le réseau français.
Un effectif à « équivalent temps complet » devrait être utilisé.
L’écrémage
Deux maux affligent les cégeps français : 1) l’érosion des effectifs et 2) l’écrémage des meilleurs étudiants par les cégeps anglais. La clause de croissance contingentée des effectifs dans les cégeps anglais du PL96 (88.0.4) tente de s’attaquer, de façon insuffisante, au premier de ces problèmes. Cependant, aucune clause ne cible le deuxième problème. Pourtant, l’écrémage effectué par les cégeps anglais fait en sorte que le réseau collégial anglophone est aujourd’hui devenu le réseau collégial le plus couru, celui réservé à l’élite. Rappelons que Dawson college, par exemple, n’accepte généralement aucun étudiant avec une moyenne en bas de 87 % environ au secondaire dans ses programmes de sciences de la nature. Dawson refuse également 70 % des étudiants qui y soumettent des demandes d’admission.
Le « libre choix » ne vaut réellement que pour les directions des cégeps anglais, qui peuvent librement choisir les étudiants qui auront le privilège de fréquenter leurs prestigieuses institutions. C’est le gouvernement du Québec qui finance, à même les fonds publics, le déclassement symbolique du français comme langue des études collégiales. Ce déclassement du français comme langue des études supérieures, opération financée entièrement par les fonds publics, vient contredire directement les affirmations grandiloquentes voulant que le français soit « la langue officielle » ou la « langue commune ». Au collégial, à l’université, le français est une langue sur deux, une langue optionnelle. C’est même une langue « seconde », une langue qui vient au second rang.
Aucune mesure du PL96 ne cible l’écrémage. L’anglais va rester la langue d’étude de l’élite collégiale. Et le gouvernement cherche à contingenter les places d’études dans ce prestigieux réseau, empêchant nombre de jeunes qui le souhaitent, mais qui n’ont pas nécessairement la moyenne requise, de s’intégrer dans ce réseau privilégié pour favoriser leur ascension socio-économique. La clause 88.0.4 est donc inégalitaire et inéquitable.
Le gouvernement du Québec jette ainsi les bases pour une contestation constante et permanente de la clause 88.0.4. La politique de contingentement des places d’études dans les cégeps anglais ne sera pas acceptée socialement, cela me semble prévisible.
La seule solution réelle à ce problème est, bien sûr, d’étendre les clauses scolaires de la loi 101 au niveau collégial, solution que M. Legault a malheureusement qualifiée « d’extrémiste30 ».
Cette solution étant brutalement écartée, une autre solution, mais partielle, serait de faire en sorte que le recrutement et la sélection des étudiants admis aux cégeps anglais ne soit pas du ressort des directions des cégeps anglais. L’ensemble des cégeps montréalais, dont Dawson, devrait être intégré dans le Service régional d’admission du Montréal métropolitain (SRAM)31. Un système panquébécois d’admission au collégial pourrait également être créé. Une sélection aléatoire des postulants aux cégeps anglais devrait être effectuée afin d’éliminer l’écrémage effectué par ceux-ci. Et, bien sûr, les étudiants scolarisés en anglais au primaire et au secondaire devraient être priorisés lors de l’admission.
Politiques linguistiques des cégeps et des universités
« Pour le cégep français » :
On renforce un peu ces politiques, qui constituent à l’heure actuelle une forme de droit « mou » sans valeur contraignante. On précise des éléments qui doivent figurer dans ces politiques, on inclut les employés et les étudiants dans leur réforme et on prévoit des mécanismes de correction et de suivi, impliquant les ministres de l’Enseignement supérieur et de la Langue française. Mais dans l’ensemble, les personnes lésées par un manquement à la politique linguistique de leur établissement sont renvoyées aux procédures internes de celui-ci, sans recours externe à l’Office de la langue français ou au nouveau Commissaire à la langue française. Le nouvel article 88.1 de la Charte de la langue française qui est proposé ne confie pas clairement aux cégeps la mission de promouvoir le français comme langue d’enseignement, de la recherche et de leur administration interne.
Notons qu’on ne fait aucune obligation au ministère de l’Enseignement supérieur de travailler à la promotion du français comme langue normale et principale de l’enseignement collégial et de fournir des statistiques détaillées, complètes et publiques sur la situation démolinguistique dans l’ordre collégial.
De plus, on observe une tendance très importante à l’anglicisation dans l’offre de cours, la production des thèses et des mémoires et les activités de recherche dans les universités françaises du Québec. En 2019, c’était un mémoire sur trois et une thèse sur deux qui étaient rédigées en anglais au Québec (tous domaines confondus)32. Et cette proportion est en croissance. Le PL96 ne prévoit rien pour essayer de contrer ce phénomène. Une disposition pourrait, par exemple, obliger les trois fonds de recherche du Québec à n’accepter et à ne financer que des projets dont le dossier a été rédigé en français33. Cela serait un premier pas pour raffermir le français comme langue scientifique.
Une autre disposition pourrait prévoir le droit de tout chercheur ou enseignant du postsecondaire à faire ses recherches, à les publier et à les diffuser en français et à ne pas être pénalisé pour l’obtention d’un poste, d’un contrat, d’une subvention ou pour la progression de sa carrière en raison de l’exercice de ce droit. De même, les institutions françaises de l’enseignement supérieur, ainsi que les organismes centraux et parapublics de l’État qui offrent des stages de formation professionnelle ou requis pour valider un diplôme, doivent veiller à ce que ces stages se déroulent en français, excepté les stages prévus à l’étranger.
Le réseau collégial privé non subventionné
L’article 88.0.1 exclut le réseau collégial privé non subventionné de son champ d’application. Cela me semble être difficilement justifiable. Ce réseau a connu une croissance exponentielle dans les dernières années et accueille des milliers (plus de 15 000) étudiants internationaux qui étudient en anglais au Québec, ce qui contribue fortement à l’anglicisation de la région de Montréal34. Ces étudiants internationaux, socialisés en anglais, constituent une partie croissante des candidats à l’immigration au Québec35.
Le réseau collégial privé non subventionné doit impérativement être inclus dans les dispositions du PL96 ciblant le collégial. À cet égard, l’article 88.0.11 ne fait qu’exiger l’autorisation du ministère pour la création de nouveaux programmes en anglais dans les cégeps privés non subventionnés. Les candidats à l’immigration ayant obtenu un diplôme d’études en anglais au Québec ne devraient pas être admissibles au programme d’immigration des travailleurs qualifiés ou au programme de l’expérience québécoise. Il est contreproductif de socialiser les futurs immigrants en anglais au Québec et de tenter de les franciser ensuite en leur offrant des cours de français. Plus largement, le gouvernement du Québec devrait axer sa politique linguistique sur l’usage du français et non pas sur sa simple connaissance.
L’argent
En ce qui concerne le postsecondaire, une limitation fondamentale du PL96 est le fait qu’il ne cherche aucunement à réduire la surcomplétude institutionnelle absolument imposante des institutions anglophones du Québec. Cette surcomplétude institutionnelle entraine le surfinancement des institutions postsecondaires de langue anglaise par rapport au poids démographique de la communauté d’expression anglaise du Québec (de plus d’un facteur deux au collégial et d’un facteur trois à l’université). Ce surfinancement est assuré par l’État du Québec lui-même et également par le gouvernement fédéral. Or, c’est cette surcomplétude du réseau anglais, et l’incomplétude, donc le sous-financement chronique de tout le réseau institutionnel de langue française, qui constitue une des causes majeures du recul du français au Québec36.
Le PL96 n’aura aucun effet à cet égard.
Pire, le gouvernement du Québec a actuellement dans ses cartons plusieurs projets qui auront pour effet d’augmenter encore plus la surcomplétude institutionnelle du côté anglophone. Mentionnons l’agrandissement de 100 M$ de Dawson college, pourtant déjà le plus gros cégep au Québec, le don de l’ancien hôpital Royal Victoria à McGill University, déjà l’université la plus riche au Québec (et de très très loin37), la construction d’un nouvel hôpital anglophone pour remplacer le Montreal General Hospital38, etc.
Dans ce contexte, les mesures du PL96 ciblant la langue de travail, bien que bonnes en soi, ne suffiront pas pour faire du français la « langue normale et habituelle du travail » tant que les investissements de l’État du Québec seront utilisés pour marginaliser le français comme langue de travail et des études postsecondaires à Montréal.
Si on souhaite réellement redonner de l’oxygène au français comme langue de travail, il faut, de un, réduire sérieusement la surcomplétude institutionnelle des institutions anglophones au Québec et, de deux, former le personnel en français. Les données historiques démontrent que c’est la disponibilité d’une main-d’œuvre formée en français qui a permis de consolider la place du français au travail. Les gens formés en français veulent habituellement travailler en français. Et l’inverse est aussi vrai ; les gens formés en anglais veulent travailler en anglais.
Si le gouvernement veut améliorer la place du français au travail, la seule façon réelle d’y arriver consiste à étendre les clauses scolaires de la loi 101 au niveau collégial. Et aussi, à travailler pour redonner la première place aux universités de langue française à Montréal.
Conclusion
Le PL96, dans sa forme actuelle, ne proportionne pas les moyens aux fins visées. Il ne permettra guère de hausser les substitutions linguistiques des allophones à hauteur de 90 % du total, ce qui est pourtant l’objectif qui semble être visé. Il ne déjouera pas, dans sa forme actuelle, le scénario que nous annoncent les projections démolinguistiques de Statistique Canada. Le français va continuer à reculer à grande vitesse au Québec, recul contre lequel les Québécois risquent de se sentir faussement protégés par des mesures certes bien intentionnées, mais au mieux palliatives, au pire sans effet. Le PL96 ne pourrait que garantir les services en français au Québec et rendre plus confortable le chemin de la minorisation, qui est celui qu’emprunte maintenant la majorité francophone.
1 Simon Jolin-Barrette, « La loi 101, une source de fierté », Le Devoir, 26 août 2020.
2 Charles Castonguay et Bernard Taylor, l’Aut’Journal, 27 janvier 2014, En ligne : https://lautjournal.info/20140127/le-fran%C3%A7ais-langue-commune%C2%A0-une-appellation-%C3%A0-contr%C3%B4ler
3 Ibid.
4 Voir p. 53, Frédéric Lacroix, Pourquoi la loi 101 est un échec, Boréal, 2020.
5 Pour ce faire, une hypothèse supplémentaire est requise, soit que l’assimilation nette des francophones soit nulle.
6 Le choix de 90 % donne donc un « bonus » de 20 %, en termes relatifs, aux anglophones.
7 On peut aussi rajouter à cela l’anglicisation croissante des jeunes francophones à Montréal.
8 Voir figure 3.1, Charles Castonguay, Les indicateurs généraux de vitalité des langues au Québec : comparabilité et tendances 1971-2001, Office québécois de la langue française, 2005. En ligne : https://www.oqlf.gouv.qc.ca/ressources/sociolinguistique/2005-2006/castonguay_indicvitlngues20050526.pdf
9 Et il n’était pas chiffré dans le Livre blanc.
10 Frédéric Lacroix, l’Aut’Journal, 24 janvier 2019, En ligne : https://lautjournal.info/20190124/oqlf-aucun-rapport-na-ete-depose-depuis-plus-de-cinq-ans
11 Un tel bilan d’ensemble de la situation linguistique pourrait être fait annuellement et rassembler toutes les données pertinentes, comparables année après année, en un document synthèse accessible au public. Cela éviterait le dépôt de rapports mammouths quinquennaux, extrêmement denses, lus par très peu de personnes, rassemblant des milliers de chiffres, qui est le propre de l’OQLF depuis longtemps.
12 « Dénonciation d’ingérence politique à l’OQLF », Radio-Canada, ١٦ avril ٢٠٠٨, En ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/٣٩٢٨٥٥/oqlf-ingerence
13 Charles Castonguay, « Langue d’usage public : Imbuvable ce SLUP ! », Le Devoir, 16 octobre 1999
14 Marc Termote, Nouvelles perspectives démolinguistiques du Québec et de la région de Montréal 2001-2051, Office québécois de la langue française, 2008, p. 26.
15 Le recensement est de la responsabilité constitutionnelle du gouvernement fédéral, qui a l’exclusivité sur le recensement selon l’article 91(6) de la Loi constitutionnelle de 1867. Le Québec devrait néanmoins procéder, à mon avis, à des cueillettes de données sur le modèle de ce qui est fait lors du recensement.
16 Pascal Gaxet, « Renverser le déclin du français, le défi de Simon Jolin-Barrette », Journal Métro, 17 mai 2021, En ligne : https://journalmetro.com/actualites/national/2641462/renverser-le-declin-du-francais-le-defi-de-simon-jolin-barrette/
17 Conférence de presse du premier ministre M. François Legault et du ministre responsable de la Langue française, M. Simon Jolin-Barrette, 13 mai 2021, En ligne : http://www.assnat.qc.ca/fr/video-audio/archives-parlementaires/activites-presse/AudioVideo-90033.html?support=video
18 René Houle et Jean-Pierre Corbeil, « Projections linguistiques pour le Canada, 25 janvier 2017, Statistique Canada, En ligne : https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/89-657-x/89-657-x2017001-fra.htm
19 Charles Castonguay, « Le français en chute libre : la nouvelle dynamique des langues », Mouvement Québec Français, 9 février 2021, https://www.leslibraires.ca/livres/le-francais-en-chute-libre-la-charles-castonguay-9782981924209.html
20 « Francotropes » réfère aux immigrants dont la trajectoire d’intégration linguistique les conduit majoritairement vers le français. Ce sont ordinairement des immigrants provenant d’ex-colonies françaises ou bien ayant une langue latine (excluant l’italien), arabe ou créole comme langue maternelle.
21 Office québécois de la langue française, Trajectoires linguistiques et langue d’usage public chez les allophones de la région métropolitaine de Montréal, août 2013, En ligne : https://www.oqlf.gouv.qc.ca/ressources/sociolinguistique/etudes2013/20130823_résumé.pdf, p.7.
22 Anne-Michèle Meggs, l’Aut’Journal, 18 mai 2021, En ligne : https://lautjournal.info/20210518/comment-mesurer-la-reussite-ou-lechec-du-projet-de-loi-96
23 Ibid.
24 Lisa-Marie Gervais, « Augmentation des résidents non permanents dans les écoles anglaises », Le Devoir, 19 mars 2021
25 Mémoire du regroupement Pour le cégep français, En ligne : https://www.facebook.com/groups/411915166708789/permalink/537821880784783/
26 Qui est la proposition du Parti libéral du Québec.
27 Prévisions de l’effectif étudiant au collégial 2020-2029, ministère de l’Ensignement supérieur, En ligne : http://www.education.gouv.qc.ca/references/indicateurs-et-statistiques/previsions/effectif-etudiant-au-collegial/#:~:text=Une%20remont%C3%A9e%20de%20l’effectif,de%2010%20%25%20en%20cinq%20ans.
28 Dawson accueillait plus de 10 500 étudiants en 2020-2021. Cela est cinq fois plus élevé que les effectifs moyens des cégeps publics du Québec. Le rapport Parent estimait qu’un cégep ne devrait pas dépasser 3000 ou 5000 étudiants, ce qui est le cas de la grande majorité des cégeps au Québec, sauf les cégeps de langue anglaise. Voir rapport Parent, Tome II, paragraphe 292. En ligne : http://classiques.uqac.ca/contemporains/quebec_commission_parent/rapport_parent_2/rapport_parent_vol_2.pdf
29 Le 17,5 % est l’effectif étudiant temps plein et temps partiel des cégeps publics seulement. Dans le réseau privé subventionné, la proportion de l’effectif étudiant en anglais atteignait 30 % en 2019, année de référence choisie par l’article 88.0.4.
30 M. François Legault : « Les francophones n’auront plus le droit d’aller dans les cégeps anglophones. C’est extrémiste, à mon avis, ça. » En ligne : http://m.assnat.qc.ca/fr/actualites-salle-presse/conferences-points-presse/ConferencePointPresse-73937.html
31 Service régional d’admission du Montréal métropolitain, En ligne : https://sram.qc.ca/le-sram/les-cegeps-du-sram
32 Jean-Hughes Roy, « Trending au Québec : faire son mémoire ou sa thèse in English », Acfas Magazine, 16 juin 2021, En ligne : https://www.acfas.ca/publications/magazine/2016/06/trending-au-quebec-faire-son-memoire-sa-these-in-english?fbclid=IwAR1YSFqPahkNk5-EeceF6wNd2JAZ-6vZKlim76JnY0lCGB25gkDNpFv7Bvg
33 Fonds de recherche du Québec, https://frq.gouv.qc.ca/
34 Romain Schué, « Le recrutement d’étudiants indiens dans les collèges privés toujours en plein essor », Radio-Canada, 27 mai 2021, En ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1796121/inde-etude-quebec-colleges-prives-gouvernement-enquete
35 Anne-Michèle Meggs, « Comment mesurer la réussite ou l’échec du projet de loi 96 », l’Aut’Journal, 18 mai 2021, En ligne : https://lautjournal.info/20210518/comment-mesurer-la-reussite-ou-lechec-du-projet-de-loi-96
36 Frédéric Lacroix, Pourquoi la loi 101 est un échec, Boréal, 2020., 264 p.
37 https://lautjournal.info/20210315/quebec-prefere-les-universites-anglaises
38 Ceci alors que le gouvernement vient déjà d’investir environ 3,5 milliards de dollars pour regrouper le MUHC sur le « Glen Site », dotant les anglophones du plus gros hôpital au Québec (en ce qui touche les lits et l’espace).
* Ph. D., auteur de Pourquoi la loi 101 est un échec, Boréal, 2020.