Québec 2008 : le double langage canadien en exergue

Le 400e anniversaire d’une ville, ça se fête. À plus forte raison s’il s’agit du « début d’une présence française continue en Amérique du Nord », comme le soulignait récemment l’historien Jacques Lacoursière. Ce n’est donc pas seulement la rigueur exceptionnelle de l’interminable hiver 2007-2008 qui a rendu la population du Québec si impatiente de voir arriver juillet. Les Québécois n’ont nul besoin de publicités ronflantes et de discours solennels pour se sentir spontanément interpellés par le quadricentenaire de leur nation. D’où leurs hautes exigences et leur regard critique à l’égard du travail de la Société du 400e, organisatrice du volet festif des célébrations.

Après tout, comme l’a souligné à juste titre Vincent Léger, organisateur de l’un des seuls événements commémoratifs du 400e anniversaire de Port-Royal en 2005, «la fête [des 400 ans de Québec] ne doit pas être juste un party, car il s’agit de l’histoire fondamentale et identitaire d’un peuple. […] Il faudrait que la présentation du 400e devienne une source de fierté identitaire et unificatrice pour une très grande majorité de personnes», avançant même la nécessité d’un «bénéfice collectif quelconque, soit à court ou à long terme [1]  ». Voilà un point de vue qui traduit fort bien le réflexe instinctif dont sont animés nombre de Québécois. Mais qu’est-ce qui devrait être considéré comme un « bénéfice» et à qui référerait le mot «collectif» ?

Voilà une question politiquement chargée qui semble angoisser le gouvernement fédéral depuis trois bonnes années. Il serait fâcheux que ces célébrations donnent au Québec – et plus particulièrement à sa majorité francophone – l’occasion de renforcer son sentiment de constituer un peuple distinct digne de se gouverner seul. Manifestement, l’urgence de diluer cette ferveur appréhendée dans ce que le CRTC et l’ONF appellent du «contenu canadien» a vite donné le ton. Dès le 11 avril 2005, le gouvernement libéral de Paul Martin s’est empressé d’y peser de tout son poids, annonçant un investissement fédéral de 110 millions de dollars, dont 40 millions de dollars sont versés à la Société du 400e et 70 millions de dollars dans différents projets d’infrastructure. La contribution du gouvernement du Québec étant identique alors que la Ville de Québec avance 5 millions de dollars, tout près de la moitié des fonds publics dédiés au 400e proviennent d’Ottawa, qui s’est ainsi assuré d’une grande visibilité sur les sites des festivités, particulièrement concentrés au Vieux-Port, ainsi que d’une forte influence sur le message de la programmation commémorative.

Restait ensuite à marteler des rengaines dignes du défunt programme des commandites. Cette fête ne devait pas être celle de la naissance de ce qui constitue le Québec d’aujourd’hui ou de la persistance des francophones sur les rives du Saint-Laurent, mais bien celle de tout le Canada, incluant ses dix provinces, ses trois territoires et son État fédéral. La stratégie de communication du gouvernement Harper apparaît limpide dans un document du ministère du Patrimoine du 15 janvier 2007:

Un des objectifs du gouvernement du Canada est de donner au 400e anniversaire de Québec une portée nationale. Le gouvernement misera sur des partenariats avec tous les agences et ministères fédéraux, ainsi qu’avec les autres paliers de gouvernement (provinciaux, territoriaux, municipaux, par exemple avec Calgary, ville jumelée avec la ville de Québec) pour accroître la visibilité de cet événement historique et inviter tous les Canadiens et les Canadiennes à participer aux célébrations [2] ,

peut-on y lire. Jamais Samuel de Champlain n’aura eu autant d’admirateurs. Étrangement, les Québécois n’ont pas été conviés avec autant d’insistance à participer, en 1983, aux célébrations des 400 ans de Saint-Jean de Terre-Neuve, qui se targue d’être la plus vieille ville anglaise d’Amérique du Nord.

Puis, en avril 2007, le commissaire aux langues officielles, Graham Fraser, rencontrait à Québec le commissaire fédéral des Fêtes du 400e pour enfoncer le clou :

Il est important que le gouvernement fédéral s’assure que les célébrations de Québec 2008 incluent tous les Canadiens. Elles doivent être le reflet du rôle important joué par les francophones de l’extérieur du Québec et par les anglophones au Québec dans l’histoire du Canada et du Québec [3]

stipule une note interne soumise à M. Fraser par ses fonctionnaires avant la rencontre. Même l’équipe éditoriale de The Gazette trouvera tirée par les cheveux la supplique du commissaire Fraser.

Fraser a aussi pressé les organisateurs de la fête de faire en sorte que les francophones hors Québec soient les bienvenus, car eux aussi ont eu un rôle à jouer dans l’histoire canadienne. Cette partie de son message était, nous le craignons, quelque peu exagérée [4] ,

écrit le quotidien anglophone montréalais.

Entre-temps, le cabinet fédéral a lui aussi contribué sans relâche au martellement de la conception canadienne «coast to coast» selon laquelle «[…] l’anniversaire de la fondation de Québec, c’est aussi l’anniversaire de la fondation du Canada.» (Stephen Harper, Assemblée nationale du Québec, 5 mai 2006). Même à l’étranger, ce répétitif message du premier ministre du Canada est livré: «[…] la fondation de Québec marque aussi la fondation de l’État canadien.» (Stephen Harper, Sommet de la Francophonie de Bucarest, 28 septembre 2006). Et au diable la redite. «Le nouveau gouvernement du Canada invite la population et les visiteurs d’Ottawa–Gatineau à souligner le 400e anniversaire de Québec en 2008. […] Le nouveau gouvernement du Canada est heureux d’être un partenaire des célébrations du 400e anniversaire de la Ville de Québec, qui est un événement historique pour le Canada et tous les Canadiens et Canadiennes et qui nous rappelle que le français est la langue fondatrice du Canada. […]» (Beverly Oda, ministre du Patrimoine canadien, le 1er mai 2007, Ottawa). «Les Canadiens présents au Stampede de Calgary sont invités à célébrer le 400e anniversaire de Québec» (Josée Verner, ministre de la Coopération internationale et ministre de la Francophonie et des Langues officielles, et Jean-Pierre Blackburn, ministre du Travail et ministre de Développement économique Canada pour les régions du Québec, le 9 juillet 2007, dans la métropole albertaine).

Le premier ministre Harper cède même à un délire de fabulation sur le site internet fédéral de Québec 400 en y déclarant: «On dit chez nous [au Canada] que chaque être doit avoir deux villes dans son cœur, la sienne et Québec [5]».Quand on sait à quel point tous les politiciens canadiens-anglais qui, en 1990, ont appuyé la notion de société distincte du défunt accord du Lac Meech en ont payé le prix politique aux élections suivantes, on se doute bien que personne dans le «Rest of Canada» ne paraphrasera Stephen Harper en ces termes. La propagande fédérale sur le 400e comporte néanmoins trois éléments: «la fondation de Québec, c’est la fondation de l’État canadien», «le français est la langue fondatrice du Canada» et enfin, «le 400e anniversaire de Québec, c’est la fête de tous les Canadiens».

État canadien contre nation québécoise

En vertu du droit international, les nations sont clairement distinguées des États. Les nations se contentent d’être définies comme des communautés humaines installées sur le même territoire et qui possèdent une unité historique, linguistique, culturelle et économique. Quant à lui, l’État personnifie la ou les nations qui le composent et est titulaire de la souveraineté. Dès 1934, André Laurendeau, dont c’était le 40e anniversaire de la mort le 1er juin dernier, avait bien compris l’ultime destin des nations.

[…]  l’État n’est autre chose que l’aboutissement final d’une série d’éléments (territoire, langue, religion, histoire, traditions communes, joies et tristesses partagées, se manifestant par la volonté d’une vie commune et indépendante c’est-à-dire par un vouloir-vivre collectif assez fort pour se traduire pratiquement par la création d’un gouvernement autonome) avec comme caractéristique essentielle l’autorité politique, le droit de décision définitive, donc l’indépendance, la souveraineté[6] . 

Bref, toute province canadienne qu’il soit, le Québec n’est pas un État, et dans le cadre de la participation fédérale aux célébrations du 400e, Ottawa compte bien limiter à l’extrême minimum sa conception de la nation québécoise.

À l’aube de la Révolution tranquille, les Canadiens français de la «Belle Province» avaient déjà réalisé que dans un monde en processus inéluctable de métissage sans cesse croissant, il n’y avait aucun avenir à s’identifier à son groupe ethnique. Voilà pourquoi ils sont judicieusement devenus des Québécois et ont voulu que leurs concitoyens issus de l’immigration en fassent autant.

À plus forte raison dans le monde de 2008, tous les groupes ethniques sont promis au déclin, ce pourquoi l’identité québécoise d’aujourd’hui se veut clairement rassembleuse. C’est exactement ce que n’est pas la nation québécoise telle que définie par la motion du gouvernement Harper adoptée à la Chambre des communes en novembre 2006. La version anglaise de la motion reconnaissant que «the Québécois form a nation within a united Canada» nous dévoile en effet le fond de la pensée du gouvernement canadien: au Québec, seuls les «French Canadians» font partie de cette nation. Les autres Québécois en seront éternellement exclus. Ainsi, ce carcan qu’est la nation québécoise mouture Harper n’a d’autre perspective canadienne que celle du rapetissement.

montcalmwolfePis encore, le message fédéral sur le 400e anniversaire de Québec est, pour Ottawa, une occasion supplémentaire de confinement de cette pseudo-reconnaissance de la nation québécoise, déjà si franchement abstraite et dénuée de toute conséquence juridique. En effet, en faisant remonter la naissance de l’État canadien actuel à l’arrivée de l’équipage de Samuel de Champlain en 1608, le gouvernement Harper nie que la nation québécoise ait précédé la canadienne. Autrement dit, la Conquête de 1759 n’en serait pas vraiment une puisque les Plaines d’Abraham étaient déjà canadiennes – au sens contemporain du terme – avant même l’arrivée des troupes de James Wolfe. Quand donc la nation québécoise est-elle née ? Mystère! Tant qu’à y être et en vertu de la même logique frauduleuse, si c’eut été la Bourse de Montréal, fondée en 1874, qui avait avalé la bourse de Toronto fondée en 1852, la Bourse de Montréal aurait-elle pu prétendre ensuite avoir été fondée en 1852 ? Cette façon du gouvernement canadien de réécrire l’histoire comme s’il s’agissait d’une partie de paquet voleur doit être décriée et combattue. Mais que faire lorsque c’est le gouvernement du Québec qui collabore avec le secteur privé pour participer à cette arnaque ?

C’est à cette situation désolante qu’a été confrontée la députée péquiste de Taschereau, Agnés Maltais, lorsqu’en septembre 2007, la Banque de Montréal et le ministre québécois de la Santé, Philippe Couillard, dévoilèrent leur projet de gigantesque «fresque des capitales BMO» peinte sur un mur de l’édifice Marie-Guyart, abritant le ministère de l’Éducation. L’œuvre de plus de 500 mètres carrés et au coût de 300 000 $ représentera les 14 parlements du Canada et sera inaugurée en plein cœur des célébrations du 400e, en juillet 2008. «On détourne le sens historique de la fête de la fondation de Québec [7]», protesta la députée Maltais, soulignant que le Canada n’était pas né le 3 juillet 1608 mais bien le 1er juillet 1867. Qualifiant ces objections de «pleurnichage» des «nationalistes ethniques» du Québec, l’intempestive Barbara Kay, chroniqueure au National Post, accusa alors «les institutions nationalistes du Québec, notamment le système d’éducation» d’être soumis à «une impulsion révisionniste […] organiquement indélogeable [8]». Probablement distraite au moment du rapatriement unilatéral de la Constitution en 1982 et du référendum sur l’accord de Charlottetown en 1992, madame Kay ajouta: «Oui, le Québec est l’une des 10 provinces, mais les francophones du Québec ont toujours été reconnus comme l’un de nos deux peuples fondateurs ; il n’y a pas de contradiction entre les deux faits.» Ainsi à l’avenir, lorsqu’à tous les 1er juillet, le premier ministre fédéral s’exclamera «Happy Birthday Canada !» sur la colline du Parlement d’Ottawa, il faudra désormais conclure qu’il s’y est pris deux jours à l’avance.

La reine Elizabeth II éconduite

L’argumentaire fédéral sur la nouvelle date de naissance du Canada tenant déjà du funambulisme rhétorique, fallait-il risquer de compliquer les choses ? Tel fut probablement le questionnement du gouvernement Harper lorsque, le 7 août 2006, le chef du protocole du gouvernement du Québec fit parvenir au ministère du Patrimoine une lettre l’enjoignant à inviter Elizabeth II, chef d’État du Canada, à la cérémonie du 3 juillet 2008 à Québec. Les fonctionnaires fédéraux se sont alors montrés très enthousiastes à cette idée. En octobre 2006, le cabinet de la ministre québécoise des Relations internationales, Monique Gagnon-Tremblay, revint à la charge auprès d’Ottawa. Cette perspective fut fortement critiquée par les souverainistes lorsqu’en avril 2007, une liste préliminaire d’invités incluant la reine aboutit dans les journaux. Elle fut définitivement reléguée aux oubliettes en décembre. Les ministres Josée Verner et Christine Saint-Pierre refusèrent alors de confirmer que la peur de tensions entre fédéralistes et souverainistes ait été en cause. En entrevue de fin d’année sur le réseau CTV, Stephen Harper osa prétendre que c’était parce que «ce gouvernement n’a reçu aucune requête de quiconque souhaitant que la reine vienne au 400e anniversaire de Québec [9]» et ajouta que de toute façon, c’était là un moment mal choisi pour faire un débat sur la monarchie. Soupçonnant M. Harper d’avoir craint de «mettre en péril sa popularité grandissante auprès des nationalistes mous», l’équipe éditoriale de The Gazette qualifia aussitôt cette décision de «lâche» et de «volonté désagréable de sacrifier des principes au profit de convenances» à l’égard d’une «minorité grincheuse [10]». Plus clairvoyant, le chroniqueur du Globe and Mail William Johnson décoda autrement les motivations de M. Harper. Il nota que «pour la plupart des Canadiens français», le rôle du monarque britannique à titre de chef de l’État canadien «est un affront symbolique, un douloureux rappel de la Conquête». Machiavélique, il conclut:

Les célébrations de la fondation de Québec, débutant le mois prochain et, par conséquent, constituant pour tous les Canadiens un événement à célébrer en tant que partie intégrante de leur identité nationale, apportera une importante contribution au «nation building», par la construction d’un Canada plus consensuel. La reine, si elle était venue, aurait ramené trop de fantômes du passé [11].

pichet
Quoi qu’en pensent ses fonctionnaires, Stephen Harper a pris une sage décision stratégique en s’abstenant de transmettre à Elizabeth II l’invitation souhaitée par feue la mairesse Andrée Boucher et par le gouvernement de Jean Charest. Car si le premier ministre fédéral voulait pouvoir répéter que le français est la langue fondatrice du Canada, il aurait eu beaucoup de mal à ne pas admettre que la Couronne britannique est très loin d’avoir contribué à la pérennité de cette langue en Amérique. On aura beau nous dire que par l’Acte de Québec de 1774, le roi d’Angleterre a permis aux Québécois de garder leur langue et leur religion, le fait est que le geste était moins inspiré par une générosité authentique que par la crainte de voir les Canadiens français joindre la Révolution américaine en cours. Et de toute façon, l’Acte constitutionnel de 1791 a aboli tous ces droits, là encore avec la bénédiction de Sa Majesté. Il demeure également que l’Acte d’Union de 1840 recommandé par l’émissaire de la Couronne, Lord Durham, avait pour objectif très déclaré de minoriser les francophones dans le but précis de les assimiler.

Plusieurs autres des plus tristes épisodes de l’histoire du Québec ont eu cours au nom de la Couronne britannique, telles les terribles répressions ayant suivi la Conquête de 1759 et les Rébellions de 1837-38 qui, de nos jours, seraient probablement considérées comme des crimes contre l’Humanité. Encore aujourd’hui à Québec, plusieurs résidents comptent parmi leurs ancêtres des Acadiens déportés en 1755 pour avoir refusé de prêter allégeance à la Couronne britannique. Outre cela, refuser de servir de chair à canon pour défendre l’Empire outremer a aussi été réprimé durement. Ainsi, de nombreux autres citoyens de Québec sont des descendants des quatre hommes tués, et des soixante-dix autres personnes blessées par les coups de feu des soldats de sa Majesté qui, commandés par le Major Mitchell, avaient installé une mitrailleuse au coin des rues Saint-Vallier, Saint-Joseph et Bagot pour exécuter l’ordre de mettre fin à l’émeute anticonscriptionniste du 1er avril 1918. Il est à noter que The Gazette n’a pas cru bon souligner dans ses pages le 90e anniversaire de ce triste événement, le 1er avril dernier. Non, la reine du Canada n’aurait pas été la bienvenue à Québec en juillet 2008.

Lord Durham est un incompris 

Mais on ne peut pas éviter tous les faux pas. Ainsi émergea le 5 novembre 2007 à Ottawa, une vive controverse entourant une exposition murale, rue Sparks, pour souligner le 150e anniversaire du choix d’Ottawa comme capitale du Canada, en 1857. Organisée par la Commission de la Capitale nationale (CCN), un organisme fédéral, l’exposition extérieure présente Lord Durham sous un fort beau jour. On peut lire sous sa photo:

L’histoire du choix de la capitale commence en 1837, année marquée par des troubles violents, alors qu’éclatent des rébellions dans les provinces du Haut-Canada et du Bas-Canada. L’Angleterre dépêche alors un réformateur bien connu, Lord Durham, pour enquêter sur les causes de cette agitation et pour recommander une solution. Son conseil, soit de réunir les provinces sous une même autorité et de faire évoluer la colonie le plus rapidement possible vers un gouvernement responsable, donne lieu à l’Acte d’Union de 1840.

Le panneau garde le silence absolu sur l’objectif tacite de Durham: l’assimilation des Canadiens français, qu’il qualifia de «peuple sans culture et sans histoire» et de «nationalité dépourvue de tout ce qui peut vivifier et élever un peuple [12]».

La langue, les lois et le caractère du continent nord-américain sont anglais. Toute autre race que la race anglaise (j’applique cela à tous ceux qui parlent anglais) y apparaît dans un état d’infériorité. C’est pour les tirer de cette infériorité que je veux donner aux Canadiens notre caractère anglais [13]

écrit Durham, tel que le cite le journaliste de La Presse à l’origine de l’affaire, Joël-Denis Bellavance.

«C’est révoltant: ce panneau doit être enlevé [14]», tonne aussitôt Jean-Pierre Perreault, président de l’organisme Impératif français, un groupe de défense du français très actif en Outaouais. Son vœu est exaucé le jour même, la CCN précisant cependant que le panneau reprendrait sa place après qu’y aient été ajoutés «des faits plus précis [15]».

Nous n’avions nullement l’intention de présenter Lord Durham comme l’un des bâtisseurs de la capitale. Nous comprenons que cette mention de Lord Durham ait pu être interprétée comme un affront par certains représentants de la communauté francophone, et nous nous excusons auprès de ceux et celles qui ont pu être offusqués [16] ,

déclarera Guy Laflamme, vice-président des communications de la CCN. Ces plates excuses déclencheront instantanément dans la presse anglophone de la capitale du Canada un ressac qui consacrera les lecteurs du Droit d’Ottawa en tant que minoritaires.

L’indignation des anglo-Outaouais fuse alors de toute part. L’Ottawa Sun publie le même jour une entrevue avec Michael Behiels, professeur et historien de l’Université d’Ottawa, qui qualifie de «très idiote» la réaction de la CNN. «La rectitude politique s’est déchaînée», conclut-il. L’Ottawa Citizen entre dans la danse et cite Desmond Morton, historien de l’Université McGill, qui estime que «Durham est considéré comme une forme exagérée de bandit au Québec et n’est pas vraiment un héros au Canada anglais» alors que Jean-Pierre Perreault réplique que «les recommandations de Lord Durham sont toujours en vigueur au Canada, du fait de l’assimilation persistante des francophones et parce que l’immigration continue de favoriser l’anglais [17]». Cette dernière remarque enflammera encore davantage les commentateurs anglophones.

En éditorial, l’Ottawa Citizen attribue aux hauts cris d’«éternels offensés semi-professionnels» les «excuses rampantes» de la CCN et opine que «Lord Durham mérite un hommage plus grand et plus détaillé que les trois phrases que lui a accordées la CCN sur la rue Sparks». L’éditorial prétend que le texte du panneau était «strictement factuel [18]» quant au rôle joué par Durham dans le choix d’Ottawa en tant que capitale du Canada. Voilà qui est hautement discutable, puisque Durham est décédé le 28 juillet 1840, quelques jours après l’adoption de l’Acte d’Union, qui ne fut proclamé que le 10 février 1841. Kingston fut alors la capitale de la «Province of Canada» jusqu’en 1843. Montréal prit la relève jusqu’à ce qu’en 1849, les anglophones de la ville répondent à l’appel de la Montreal Gazette et mettent le feu à l’Hôtel du Parlement[19] où les élus venaient d’accorder des dédommagements aux victimes des répressions post-Rébellions. Notons que la destruction par le feu d’un Parlement par les dominants coloniaux d’un territoire est un événement absolument rarissime dans l’histoire de l’Humanité. Cet épisode est si honteux pour le Canada anglais qu’il y demeure encore aujourd’hui un impénétrable tabou. Québec et Toronto se sont ensuite échangé à quatre reprises le siège de l’administration jusqu’à ce qu’en 1857, il aboutisse enfin à Ottawa. Durham était mort depuis 17 ans.

Mais l’équipe éditoriale de l’Ottawa Citizen n’a cure de ces faits-là. Réprouvant les mots «génocide culturel» employés par Impératif français, elle affirme que «seul un observateur à la vision trouble pourrait voir en lui un personnage sinistre [20]». «[…] Nous ne devons pas oublier que les Canadiens n’ont pas choisi de suivre les recommandations de Durham quant à la race [21]», conclut-on. Encore une fois, l’affirmation est plus que douteuse. Outre l’Acte d’Union, qualifié de «seconde Conquête» par l’historien Denis Vaugeois, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867 n’a d’aucune façon empêché l’abolition des écoles françaises catholiques au Nouveau-Brunswick en 1870 et au Manitoba en 1889. En Ontario, la connaissance de l’anglais dans les écoles a été rendue obligatoire dès 1885. Puis les manuels en français ont été interdits en 1889 et l’année suivante, l’anglais est devenu la seule langue de communication permise dans les écoles ontariennes «à moins que l’élève ne comprenne pas l’anglais». Enfin, le règlement 17 de 1912 a rivé son dernier clou au français en Ontario, faisant de l’anglais la seule et unique langue d’enseignement légale dans la province.

Mais l’Ottawa Citizen s’acharne. Il publiera côte à côte la lettre d’un lecteur disant en avoir «assez de ce révisionnisme de l’histoire [22]» et le texte de Janet Ajzenstat, professeure émérite en Sciences politiques à l’Université McMaster, soutenant que Durham voulait en fait «faire avancer les francophones sur les montagnes ensoleillées de la liberté politique et de la prospérité [23]». Le National Post publiera aussi un éditorial soutenant que «la CCN devrait avoir honte» et prendra la défense de Durham dont «la recommandation d’assimilation culturelle, même si elle nous offense aujourd’hui, était un condescendant geste d’espoir pour les descendants des «habitants» du Bas-Canada, et non un acte de haine [24]». Finalement, le fameux panneau fut réinstallé sur la rue Sparks, sans le portrait de Durham et avec un texte faisant état de sa «double réputation» d’avoir «établi les bases de la démocratie parlementaire moderne au Canada» mais d’avoir aussi été accusé d’avoir «menacé la vie de la culture canadienne-française». «Les anglophones sont tellement loin de nous qu’ils honorent parfois des gens qui nous sont honnis [25]», observera Yves Saint-Denis, l’un des concepteurs de «L’écho d’un peuple», un spectacle à grand déploiement sur l’histoire des francophones de l’Ontario présenté dans l’est de cette province. M. Saint-Denis ne sait pas si bien dire, comme le lui démontrera à nouveau l’avenir très rapproché.

James Wolfe, héros de «Louisbourg 2008»

louisbourg2008-150Cet été, le dédoublement de personnalité du gouvernement fédéral sera d’autant plus frappant qu’on observera simultanément au Québec et en Nouvelle-Écosse ce qui y suscitera des réjouissances à caractère historique financées à même les deniers publics. On le sait, les fêtes du 400e anniversaire de Québec, jalon symbolique de la naissance du peuple québécois, se seront étalées sur toute l’année et culmineront le 3 juillet. Mais c’est aussi à Louisbourg, du 5 juin au 24 août, que l’argent des contribuables fédéraux aura fait courir les foules.

En 2008, le lieu historique national du Canada de la Forteresse-de-Louisbourg célébrera le 250e anniversaire du second siège de Louisbourg. Ce siège a été un tournant décisif dans la guerre de Sept Ans et a ouvert la voie à l’attaque de Québec par la mer l’année suivante. James Wolfe s’est distingué au cours du siège en tant que l’un des trois commandants de division et devait devenir l’année suivante le commandant des forces terrestres britanniques qui attaquèrent Québec26]

wolfeheronous annonce l’Institut Louisbourg de la Cape Breton University, co-organisateur des célébrations avec Parcs Canada, agence sous la responsabilité du ministère du Patrimoine canadien, le 9 février 2007. L’Agence fédérale de promotion économique du Canada Atlantique y va elle aussi d’une généreuse contribution financière à Louisbourg 2008[27]. Ces festivités sont une occasion d’autant plus belle de se sentir fier d’être Canadien que, comme le souligne l’historien néo-écossais John Johnston dans son plus récent ouvrage[28], la prise de Louisbourg fut un tournant de l’histoire en ce qu’elle marqua le début de la fin du pouvoir colonial français au Canada atlantique. La chute de Louisbourg mena directement à la déportation des Acadiens de ce qui est aujourd’hui l’Île-du-Prince-Édouard, ajoute Johnston.

Qu’à cela ne tienne. Le 26 juillet 2008, tous les Canadiens, incluant ceux de ladite «région du Québec», seront invités à chérir ce jour où, il y a 250 ans, le brigadier général Wolfe se frottait les mains d’aise à l’idée de bientôt attaquer Québec. Ce jour-là, les plus chanceux qui auront aussi assisté, trois semaines plus tôt à Québec, aux commémorations de la «fondation de l’État canadien» auront toujours le loisir de se gratter la tête à Louisbourg en se demandant confusément ce dont ils ont à se réjouir de l’année 1758. Pour les plus récalcitrants, notre bon gouvernement canadien a pensé à tout. Du 30 juillet au 2 août 2009, la Commission des champs de bataille nationaux (CCBN) organise de grandes festivités pour célébrer les 250 ans de la bataille des Plaines d’Abraham de 1759. Comme l’indique le site internet de la CCBN[29],«Plus de 100 000 visiteurs sont attendus à cette activité spectaculaire et gratuite, la plus importante du genre au Canada.» La CCBN se félicite de ce qui sera «indéniablement l’événement de l’été 2009 à Québec» et affirme le plus sérieusement du monde que «Les Plaines d’Abraham représentent le site rassembleur tout désigné pour la tenue d’événements d’envergure» comme ces Fêtes du 250e de ce que la CCBN décrit avec enthousiasme comme «le véritable premier conflit mondial selon plusieurs historiens.»

Mais au fait, une autre date historique de juillet 2008 a échappé à l’attention de nos bienveillants experts fédéraux en «nation building». Le 8 juillet prochain marquera les 250 ans de la bataille de Carillon. Ce jour-là, les quelque 3600 hommes de Montcalm mirent en déroute 16 000 soldats britanniques ayant pris d’assaut le fort de Carillon (aujourd’hui Ticonderoga, dans l’État de New York). Ce haut fait d’armes stoppa net l’invasion anglaise de la Nouvelle-France par le sud. C’est même la bannière de ce glorieux régiment qui est à l’origine de l’actuel drapeau du Québec. Grâce à cette victoire, Ville-Marie demeura française un an de plus. Et si des Montréalais francophones s’avisaient à organiser des célébrations grandioses pour ce 250e anniversaire ? Parions que la chose serait jugée du plus mauvais goût. Mieux leur vaudrait rester tranquillement chez eux et réciter la devise de Stéphane Dion, toujours chef du Parti libéral du Canada au moment de mettre sous presse: «On peut être fiers d’être Québécois et fiers d’être Canadiens, sans qu’il y ait de contradiction entre les deux.» 


[1]      «Que célèbre-t-on à Québec en 2008», Vincent Léger, Le Soleil, 25 janvier 2008

[2]     «Venue de la Reine à Québec: Ottawa a résisté», La Presse, 9 décembre 2007

[3]     «400e de Québec: l’apport des anglophones doit être souligné, croit Graham Fraser », La Presse, 29 août 2007.

[4]     Traduit de l’anglais, «A birthday party for all Canadians», The Gazette, 30 août 2007.

[5]      www.quebec400.gc.ca, «Message du premier ministre».

[6]     André Laurendeau, Collection des Jeunes-Canada, P21/A, 1, p. 6 (tiré de Denis Monière, André Laurendeau et le destin d’un peuple, Québec/Amérique, 1983, p. 70).

[7]     «Une fresque sème la controverse à Québec», Le Devoir, 15 septembre 2007.

[8]     Traduit de l’anglais, «Erasing the British influence on modern Quebec», Barbara Kay, National Post, 3 octobre 2007.

[9]     «400e de Québec: Harper refuse le blâme pour l’absence de la reine», www.cyberpresse.ca (d’après la Presse canadienne), 20 décembre 2007.

[10]       Traduit de l’anglais, «Not inviting the Queen is cowardly», The Gazette, 2 janvier 2008.

[11]        Traduit de l’anglais, «No Queen at the fête ? Good», William Johnson, The Globe and Mail, 12 décembre 2007.

[12]        Traduit de l’anglais, «Report on the Affairs of British North America», John George Lambton, 1st Earl of Durham, 1839.

[13]        Il est à noter que ce paragraphe de l’article préparé par Bellavance n’est paru nulle part ailleurs que sur le site internet du Droit d’Ottawa, La Presse ayant préféré le biffer du texte dans son édition papier de ce 5 novembre 2007 et de son site internet.

[14]        «Le théoricien d’un «génocide culturel»», Le Droit d’Ottawa, 5 novembre 2007.

[15]        «Lord Durham rétiré d’une expo à Ottawa», Le Droit d’Ottawa, 6 novembre 2007.

[16]       Idem.

[17]        Traduit de l’anglais, «NCC apologizes, removes portrait of governer hated bt francophones», Ottawa Citizen, 6 novembre 2007

[18]        Traduit de l’anglais, «Revisiting Lord Durham», Ottawa Citizen, 7 novembre 2007.

[19]       Le Parlement siégeait à l’époque dans l’ancien immeuble du marché Sainte-Anne, sur le site actuel d’un stationnement en face du Centre d’histoire de Montréal, à la Place d’Youville. Aucun monument ni aucune plaque n’y évoque les tristes événements du 25 avril 1849. Un square y sera bientôt aménagé. Aucun rapppel historique de l’incendie de 1849 n’y est cependant prévu à ce jour.

[20]       Traduit de l’anglais, «Revisiting Lord Durham», Ottawa Citizen, 7 novembre 2007.

[21]        Idem.

[22]       Traduction de l’anglais, lettre de Dale Boire, Ottawa Citizen, 7 novembre 2007.

[23]       Traduction de l’anglais, «Durham’s question», Janet Ajzenstat, Ottawa Citizen, 7 novembre 2007.

[24]       Traduction de l’anglais, «History is not a pretty picture», National Post, 24 novembre 2007.

[25]        «Le théoricien d’un «génocide culturel»», Le Droit d’Ottawa, 5 novembre 2007.

[26]       http://fortress.uccb.ns.ca/louisbourg2008/welcome.htm (site de l’Institut Louisbourg)

[27]       Communiqué du 21 avril 2008, Société d’expansion du Cap-Breton.

[28]       «Endgame 1758: The Promise, the Glory, and the Despair of Louisbourg’s Last Decade . Sydney, Nouvelle-Écosse: Cape Breton University Press, 2007. 

[29]       www.lesplainesdabraham.ca, «2009», «Événements pour 2009».

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