Deux collègues danois, Hanne Leth Andersen et Lars Damkjær, tous deux professeurs de français, ont fait une simulation de l’enseignement des langues pour leur pays à partir des prévisions démographiques de l’ONU (juillet 2015) pour la suite de ce vingt et unième siècle. À quoi ressemblera le monde de demain et, en conséquence, quelles langues doit-on apprendre au Danemark ?
Quelles réflexions peut-on en dégager pour le Québec ? Voici donc en premier lieu leur texte, suivi d’un commentaire qui s’interroge sur une politique de l’enseignement des langues au Québec en regard des statistiques de l’ONU.
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En juillet 2015, les Nations unies ont publié leurs dernières prévisions concernant les tendances démographiques mondiales, ce qui nous donne l’occasion de réfléchir aux langues que nous devrons connaître au Danemark en 2030.
L’ONU prévoit une croissance démographique impressionnante en Afrique et dans les pays arabes pour le reste de ce siècle, une croissance démographique en Amérique latine et en Asie jusqu’au milieu du siècle, une stagnation ou un déclin de la population en Europe, et un déclin marqué dans des pays comme la Russie et le Japon.
Notre monde actuel compte plusieurs langues parlées par plus de 200 millions de personnes. Les plus importantes sont le chinois, l’hindi, l’espagnol, l’anglais, l’arabe, le portugais et le français. De nombreuses anciennes colonies d’Afrique et d’Asie ont fait de l’anglais, du français ou du portugais leur langue officielle, ou une de leurs langues officielles. Ces langues servent de langue commune et de langue d’enseignement dans ces pays, car ceux-ci comptent généralement plusieurs langues autochtones différentes.
En 2030, les principales langues seront donc les suivantes : le chinois et l’hindi resteront des langues importantes, la première comptant un peu plus d’un milliard d’utilisateurs et la seconde, un peu moins d’un milliard. La croissance démographique à laquelle on assiste en Inde renforce l’hindi, ainsi que l’anglais en tant que deuxième langue.
Les pays arabophones vont connaître une explosion démographique et compteront près d’un demi-milliard d’habitants en 2030. Près de 450 millions de personnes parleront alors l’espagnol, et un peu moins de 400 millions le portugais.
Cependant, le changement le plus significatif concernera le français : du fait surtout de la croissance démographique prévue dans les pays francophones d’Afrique, tant au nord qu’au sud du Sahara, cette langue actuellement parlée par environ 250 millions de personnes sera utilisée par plus d’un demi-milliard de personnes dès 2030. La population de plusieurs de ces pays va plus que doubler.
Cette tendance se renforcera tout au long du XXIe siècle, entraînant une progression continuelle de l’anglais et du français, mais aussi du portugais. Les quatre langues les plus répandues, à savoir le chinois, l’hindi, l’anglais et le français, compteront alors chacune environ un milliard de locuteurs ; l’arabe, environ 600 millions ; et l’espagnol et le portugais, respectivement un peu plus et un peu moins de 500 millions. Par exemple, vers 2050, le Nigéria, où l’on parle anglais, et la République démocratique du Congo, où l’on parle français, compteront respectivement 400 et 200 millions d’habitants.
Néanmoins, il nous faut aussi regarder où ces langues sont parlées : le chinois est parlé dans deux pays, l’hindi en Inde, l’arabe dans près de 20 pays, l’espagnol dans un peu plus d’une vingtaine de pays (essentiellement en Amérique latine), le français dans environ 30 pays (notamment en Afrique et en Afrique du Nord), et l’anglais dans environ 50 pays. L’anglais et le français ont le statut de langue officielle sur cinq ou six continents.
Mais à quoi ressembleront les grandes puissances mondiales, comment se répartira le pouvoir politique et économique dans les décennies à venir ? Les États-Unis resteront-ils la seule superpuissance mondiale, la Chine aura-t-elle pris le dessus, ou d’autres pays ou régions vont-ils les devancer ?
Cette année, deux auteurs, le professeur de l’université de Harvard Joseph Nye et l’homme d’affaires français Jean-Louis Beffa, ont exposé leur point de vue quant aux futures grandes puissances dans leurs ouvrages respectifs, Is the American Century Over ? (Le siècle américain est-il fini ?) et Les clés de la puissance. Joseph Nye est l’inventeur du terme soft power (« puissance douce »), qu’il définit comme la culture, y compris la recherche, les valeurs politiques et la politique étrangère. Les deux auteurs estiment que dans un proche avenir, la Chine est la seule puissance à pouvoir se hisser aux côtés des États-Unis et même les devancer sur le plan économique, mais que la puissance militaire, la « puissance douce » et la capacité d’innovation des États-Unis resteront prééminentes. Ils affirment également que plusieurs autres pays au pouvoir important seront présents sur la scène internationale après 2030, notamment l’Inde et le Brésil. Selon le journal Die Welt, l’Afrique subsaharienne représente déjà l’un des plus grands marchés d’exportation de l’Allemagne. Dans cette région, le taux de croissance annuel peut atteindre 8 à 10 %. Mais d’autres régions d’Amérique latine et d’Asie, comme l’Indonésie et les Philippines, se distinguent également. Le Japon et l’Europe garderont leur puissance économique, et la « puissance douce » de l’Europe sera aussi importante.
Un point fondamental à noter est que l’époque où les États-Unis pouvaient dicter leurs objectifs à la communauté internationale et assister à leur poursuite est révolue. Selon les deux auteurs, un plus haut degré de diplomatie, de coordination et de coopération mondiales s’impose désormais. Aucun des grands centres ne dominera plus aussi clairement qu’auparavant. De plus, personne ne peut prédire le type de conflits, les changements climatiques ou les flux de réfugiés, en provenance notamment des environs immédiats de l’Europe – l’Afrique (du Nord) et le Moyen-Orient – auxquels nous allons assister ; or, ces éléments influencent les rapports de force, les populations et les pratiques linguistiques.
Un nouvel ordre du monde comprenant un grand nombre d’économies importantes, sans superpuissance unique, pourra mettre fin à l’hégémonie actuelle de la langue anglaise. Les langues les plus répandues domineront des mégarégions du fait du renforcement économique de celles-ci et de la conscience de leurs populations d’appartenance à une région : le chinois et l’anglais en Chine et dans d’autres pays asiatiques, l’espagnol et le portugais en Amérique latine, l’anglais et l’espagnol en Amérique du Nord, l’anglais et le français en Afrique, le russe dans la Fédération de Russie, l’arabe, l’anglais et le français au Moyen-Orient et dans les pays arabes. Pour qui vit dans une de ces régions, il sera nécessaire de connaître sa langue principale. Cette tendance se confirme d’ailleurs par le fait que ces langues occupent aussi une place de choix sur internet. La Chine compte aujourd’hui plus d’internautes que les États-Unis.
La répartition des langues ainsi que les ressources politiques et économiques sont des critères évidents pour déterminer les langues étrangères que les Danois devraient être à même de parler, mais la proximité géographique joue également un rôle important dans ce choix.
Au Danemark, la connaissance de l’allemand est plus utile que la connaissance de l’hindi ou du chinois, bien que ces deux langues soient beaucoup plus usitées à l’échelle mondiale. Actuellement, en Europe, l’allemand est la langue maternelle d’environ 90 millions de personnes, le français et l’anglais d’environ 70 millions chacun, l’italien d’un peu plus de 60 millions, et le polonais et l’espagnol d’environ 35 à 40 millions. Toutefois, d’après l’ONU, plusieurs pays dont l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et la Pologne vont connaître un fort déclin démographique en raison de leur taux de natalité peu élevé. A contrario, la population d’autres pays, dont la France, l’Angleterre et la Turquie, va croître. L’immigration pourrait partiellement préserver la population de l’Allemagne. C’est ainsi que les régions européennes anglophone, francophone et germanophone pourront chacune compter sur environ 80 millions d’habitants vers 2050, tandis que les autres régions linguistiques connaîtront un déclin démographique.
En vertu du principe de la proximité géographique, l’idéal consiste à apprendre les langues auxquelles on est le plus souvent exposé : les langues voisines, les langues commerciales et les langues des communautés culturelles. L’Union européenne joue un rôle politique crucial pour le Danemark, et le commerce avec l’UE représente plus ou moins 70 pour cent du commerce danois global. Suivent la Chine, la Norvège et les États-Unis, avec un total d’environ 15 pour cent.
La proximité historique et culturelle joue elle aussi un certain rôle. Bien qu’en 2015, l’Inde soit le plus grand producteur de films, les Danois regardent davantage de films occidentaux et ont des relations commerciales plus poussées avec les pays dont ils partagent l’histoire, soit les pays européens et les États-Unis. Les trois grandes zones linguistiques – anglaise, française et allemande – partagent une culture et une philosophie qui se manifestent essentiellement dans les domaines de la musique, de la littérature, des sciences et de la philosophie, lesquels définissent en bonne partie la culture danoise. Des quatre principales langues qui seront parlées après 2030, le chinois, l’hindi, l’anglais et le français, les deux premières sont aussi éloignées de nous sur le plan géographique que linguistique et culturel, tandis que les deux dernières sont utilisées en Europe et dans les régions avoisinantes.
La mondialisation croissante obligera les Danois à maîtriser plusieurs langues régionales et internationales importantes. Les nouveaux rapports de force, caractérisés par un équilibre accru entre les centres de pouvoir, rendront nécessaire un meilleur équilibre entre les principales langues. Cependant, tout pousse à recourir aux ressources disponibles sur place, situées dans la région du monde où nous vivons. C’est un état de fait, le Danemark se trouve en Europe.
Les compétences linguistiques sont capitales, tant en Europe que sur les autres continents touchés par la mondialisation. C’est pourquoi, il nous faudra connaître les langues les plus utilisées dans le monde ainsi que – et ce n’est pas moins important –, leurs cultures. Nous pensons, entre autres, au chinois et à l’espagnol, mais nous avons des raisons de nous concentrer plus généralement sur les trois langues qui demeureront les principales langues en Europe et dans les régions avoisinantes : l’anglais, le français et l’allemand.
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Quelles réflexions pour le Québec ?
Saluons d’abord ces professeurs qui assurent au Danemark la promotion de l’enseignement du français et qui sont des amis du Québec comme territoire de langue française. Ainsi, le professeur Damkjær est venu à plusieurs reprises chez nous, en visite pédagogique et culturelle, avec des professeurs et des étudiants. Grâce à eux, notre littérature a été inscrite dans l’étude des textes scolaires de l’enseignement du français au Danemark. La France et le Québec ont d’ailleurs souligné les mérites de nos deux collègues francophiles.
Le texte de réflexion de nos deux collègues danois, à partir des prévisions de l’ONU faites en 2015 pour la suite du XXIe siècle, dégage bien les langues les plus parlées de demain et sur quels continents. Ainsi, le chinois et l’hindi figurent parmi les langues les plus usuelles, mais elles rayonnent respectivement dans deux et un seul pays. Nonobstant leur importance, elles seront davantage enseignées dans des États sous influence économique asiatique. En Europe ou en Amérique, par exemple, ces langues seront plutôt enseignées au niveau d’une spécialisation universitaire, ou encore dans des instituts linguistiques.
Pour un pays comme le Danemark, au nord de l’Union européenne et dont la population de 5 699 220 habitants (déc. 2015) correspond à une langue moins répandue, il apparaît à nos collègues que l’enseignement des langues chez eux doit viser au trilinguisme. Outre le danois à bien enseigner comme langue nationale et compte tenu du document prévisionnel de l’ONU qui fait voir des tendances à plus de locuteurs ou à moins, l’école danoise devrait ménager un espace à l’anglais, à l’allemand et au français dans l’apprentissage linguistique scolaire.
Qu’en est-il pour le Québec ? En soi, ces chiffres prospectifs de l’ONU ont de quoi nous plaire puisque les langues qui se dégagent pour les Amériques sont deux langues importantes parlées dans le plus de pays et sur tous les continents, soit l’anglais dans 50 pays environ et le français dans 30 pays approximativement. Mais, la solution de facilité pour le Québec (et le Canada, sauf peut-être sur la côte du Pacifique) serait de ne pas viser le trilinguisme nécessaire demain puisque le français et l’anglais sont les langues les plus parlées. Quant au Québec, le danger serait pour lui de continuer de pratiquer une économie de l’enseignement des langues qui fait une fixation sur l’anglais. Développons cet aspect.
Notons d’abord que les chiffres de l’ONU nous rappellent vivement que le français, langue officielle du Québec, langue minoritaire en Amérique même si elle est la langue nationale et commune du Québec, est une langue importante dans le monde. D’une part, le français nous rattache à l’Europe par la France, un continent important pour notre économie, outre notre appartenance à la culture occidentale. D’autre part, le français nous soude également à l’Afrique, continent d’avenir et d’échange, où les locuteurs francophones passeront d’ici 15 ans de 250 millions au demi-milliard ! Il y a là de quoi rappeler aux parents des élèves et des étudiant(e)s l’importance internationale de leur langue nationale, au même titre que l’anglais, et même davantage si l’on considère que la langue nationale est la clé de toute compréhension du monde (comme le danois au Danemark est propédeutique ou préalable à toute compréhension du monde). Mais notre population québécoise, et en premier lieu nos élu(e)s, sont-ils vraiment convaincus de l’importance de bien posséder le français, notre langue nationale, par un enseignement adéquat allant du primaire à l’université ? À cet égard, étant donné une situation diglossique possible, surtout à Montréal, n’est-il pas dommageable d’enseigner l’anglais de manière intensive au niveau primaire comme cela se fait de plus en plus ? Ce qui ne serait pas le cas de l’enseignement de l’espagnol à la toute fin du primaire.
Par ailleurs, tout le hic est de savoir si l’on continuera à encombrer tout le temps scolaire d’apprentissage des langues au profit (inefficace le plus souvent) d’une seule deuxième langue, soit l’anglais. Le Québec a une réflexion importante à faire à cet égard s’il veut en arriver à ce que son système scolaire donne accès à l’apprentissage de trois langues, la sienne et deux autres qui seraient, outre le français, l’anglais et l’espagnol (ou le portugais). Autrement, l’apprentissage scolaire d’une troisième langue ne restera toujours qu’une promesse d’élection ou le vœu pieux d’un ministre bilingue de l’Éducation ! C’est proprement un scandale qu’à l’heure actuelle, notre réseau scolaire enseigne la langue anglaise au primaire, au secondaire, au collégial, un saupoudrage inefficace qui dure plus de dix années avec les mauvais résultats que l’on sait !
Les chiffres prévisionnels de l’ONU pour le XXIe siècle invitent les responsables de l’éducation nationale des divers pays à en arriver vite au plurilinguisme. Étant donné leur position géopolitique, le Québec et le Canada pourraient être tentés de croire que l’enseignement scolaire des langues pourrait se contenter du bilinguisme. Ce serait mal comprendre l’importance que va prendre pendant ce siècle le plurilinguisme des personnes partout dans le monde. La connaissance de la langue de l’autre doit nous conduire au dialogue des cultures. C’est d’ailleurs celui-ci qui assure l’ouverture aux échanges commerciaux. Le mot commerce lui-même, « commercium » supposant d’abord la conversation, le thé préalable qu’on boit dans un souk, et non pas l’acte de vente d’une mercantilisation aveugle qui inonde les grandes surfaces multinationales de la terre !
Pourquoi, puisque tous les partis politiques ayant exercé le pouvoir sont incapables d’imposer un régime linguistique rationnel et efficace pour le Québec, certaines écoles ou commissions scolaires ne proposeraient-elles pas un apprentissage linguistique qui nous sortirait de l’à peu près actuel nous condamnant à la médiocrité pour l’enseignement scolaire de trois langues ? On pourrait commencer à apprendre une langue comme l’espagnol à la fin du primaire et continuer au niveau collégial. L’anglais pourrait s’apprendre efficacement au niveau secondaire, en s’assurant un enseignement adéquat. Avec le même temps d’apprentissage des langues, l’école québécoise diplômerait des trilingues. Par ailleurs, l’apprentissage des langues, sauf pour la langue nationale ou commune, devrait être optionnel, une mesure qui coûte peu et influence beaucoup la motivation des apprenants. Bref, un rapport de l’ONU qui force notre réflexion. Après tout, 2030, c’est demain !
Hanne Leth Andersen, rectrice et professeure à l’Université de Roskilde, est spécialiste de la langue française, de la didactique des langues étrangères et de la pédagogie. Elle a écrit des monographies et un grand nombre d’articles académiques sur les sujets de l’éducation, de la politique linguistique et éducative, surtout au regard des méthodes pédagogiques et de l’avenir des apprentissages des langues étrangères dans le système éducatif. La France lui a remis le titre de « Commandeur » de l’Ordre des Palmes académiques.
Lars Damkjær, inspecteur général au Ministère de l’Éducation Nationale, chef de la délégation danoise et chargé de mission auprès des Écoles Européennes. En 2015-16, il est président du Conseil Supérieur des Écoles Européennes. Ex-professeur de français, il fut président de l’Association des professeurs de français du Danemark et ancien inspecteur général de français au niveau collégial. Rédacteur de plusieurs anthologies de littérature francophone, dont une sur la littérature québécoise, le Québec l’a fait membre de l’Ordre des francophones d’Amérique. La France lui a accordé le titre d’Officier dans l’Ordre des Palmes académiques.
André Gaulin, historien et essayiste, a notamment été cofondateur du Mouvement Québec français en 1970 et député du Parti québécois 1994-1998. Entre autres distinctions, il a reçu de la France le titre de « Commandeur » de l’Ordre des Palmes académiques en 2006.

Hanne Leth Andersen
