Se souvenir à l’heure des commémorations négatives

Depuis plusieurs années, et cela, dans l’ensemble des démocraties occidentales, les gouvernements ont pris l’habitude de s’excuser pour leurs torts passés, réels ou fantasmés. Spontanément, l’idée peut plaire et surtout, rencontrer l’approbation des médias, qui ont tendance à croire, en général, que les différentes minorités identitaires, qu’elles soient ethnoreligieuses ou culturelles, auraient été persécutées et que l’heure serait venue d’une forme de réparation morale. La communauté politique pourrait ajuster son contrat fondateur aux exigences de la diversité en mettant de l’avant une nouvelle conscience collective fondée sur la reconnaissance des fautes collectives. L’expiation pénitentielle permettrait de se purifier moralement : naturellement, ces demandes d’excuses s’accompagneront de la reconnaissance de nouveaux droits pour ces groupes exclus à qui on tiendrait enfin la promesse d’une citoyenneté égalitaire. Nous sommes à l’heure des commémorations négatives. 

Depuis plusieurs années, et cela, dans l’ensemble des démocraties occidentales, les gouvernements ont pris l’habitude de s’excuser pour leurs torts passés, réels ou fantasmés. Spontanément, l’idée peut plaire et surtout, rencontrer l’approbation des médias, qui ont tendance à croire, en général, que les différentes minorités identitaires, qu’elles soient ethnoreligieuses ou culturelles, auraient été persécutées et que l’heure serait venue d’une forme de réparation morale. La communauté politique pourrait ajuster son contrat fondateur aux exigences de la diversité en mettant de l’avant une nouvelle conscience collective fondée sur la reconnaissance des fautes collectives. L’expiation pénitentielle permettrait de se purifier moralement : naturellement, ces demandes d’excuses s’accompagneront de la reconnaissance de nouveaux droits pour ces groupes exclus à qui on tiendrait enfin la promesse d’une citoyenneté égalitaire. Nous sommes à l’heure des commémorations négatives. 

On pourrait aussi parler de l’ère des excuses, qui s’est ouverte avec ce qu’on appellera la révélation diversitaire. Elle sépare l’histoire occidentale en deux : avant, c’était la tyrannie de la majorité et le règne du racisme, du sexisme, de la xénophobie et de l’homophobie : ensuite, ce serait l’émancipation des minorités, la déconstruction des privilèges, la prise de conscience d’un monde fondamentalement étranger à la passion égalitaire. La révélation diversitaire nous aurait permis d’en prendre conscience. L’histoire ne mériterait plus d’être poursuivie, à la manière d’une aventure glorieuse dont on célébrerait régulièrement les grands ancêtres, donnés en exemples aux jeunes générations : au contraire, il faudrait débusquer derrière les héros les salauds et jeter de leurs socles les statuts des ancêtres admirables. En un mot, l’histoire ne devrait plus être un récit complexe et fondamentalement positif mettant un peuple en scène dans l’histoire, mais plutôt une entreprise de déconstruction du monde d’avant pour en révéler la part sombre. 

Si on commémore l’histoire, c’est désormais au nom d’un devoir de mémoire envers les victimes qui aurait été occulté par la modernité nationale et plus largement, par les grandes institutions ayant contribué à la construction normative de la société occidentale. On se tournera vers le passé pour voir ce qu’on peut s’y reprocher, pour révéler les vers grouillant sous les monuments, pour démystifier ce au nom de quoi on demandait encore récemment aux hommes et aux femmes de faire preuve de piété et d’admiration. On apprend l’histoire pour découvrir ce qui, derrière la légende enchantée qui nous amenait traditionnellement à célébrer les ancêtres, une vérité que l’on suppose toujours odieuse, et digne de mépris. Puisque les hommes d’hier n’étaient pas des anges, et qu’ils firent l’histoire dans le tumulte et le chaos, sans être absolument fidèles aux principes dont ils se revendiquaient, ou que nous célébrons aujourd’hui, il nous sera permis de les juger sévèrement. On fragilise ainsi l’imaginaire d’une société : on mine aussi les assises de la légitimité politique. Si le monde dans lequel nous vivons repose sur des assises aussi pourries, il nous sera permis d’en jeter à terre les institutions. 

L’histoire du Québec en offre un triste exemple avec le sort réservé à la période de la Nouvelle-France dans la conscience collective. Longtemps considérée comme le moment fondateur de l’histoire nationale et admirée comme une période conquérante et glorieuse assurant aux Canadiens français le droit de poursuivre leur aventure nationale malgré leur chute et leur déchéance avec la Conquête, elle fut oubliée avec la Révolution tranquille, comme si le Québec moderne devenait autoréférentiel, avant de revenir à l’avant-scène dans les manuels scolaires et certaines commémorations publiques, principalement à travers la question de l’esclavage, aussi historiquement marginal pouvait-il être en Nouvelle-France. Cela permettait désormais de mettre en accusation la société québécoise dès ses origines et de mettre en lien les systèmes discriminatoires qui la traverseraient aux temps présents avec ses fondements historiques les plus anciens. Cette réécriture d’un grand chapitre de l’histoire pour le cadrer dans une perspective pénitentielle n’est pas l’exception, mais la norme. 

De la même manière, au moment d’écrire l’histoire d’un peuple ou d’une civilisation, on retiendra surtout les pages noires, appelées à entretenir la honte de soi et à inhiber le sentiment national. On se souvient de la France qui a commémoré Trafalgar, mais qui a refusé de commémorer Austerlitz, à cause du procès fait à Napoléon, encore une fois autour de la question de l’esclavage. De la fulgurante aventure napoléonienne, il ne faudrait retenir que les décisions, certes terriblement regrettables, qui tranchent avec les valeurs de la société présente. En fait, des grands personnages, on ne retiendra que la page honteuse ou jugée en contradiction avec nos valeurs. Ce qui est interdit, c’est l’admiration pour les grands hommes, alors qu’on voyait traditionnellement dans leur action une source d’inspiration : on souhaite plutôt les rapetisser, inventorier leurs crimes et les évacuer de la conscience collective. On ne s’interdira pas de commémorer d’autres pages du passé toutefois : celles des luttes annonçant la société diversitaire actuelle. 

Cette mutation de la conscience historique domine la vie politique contemporaine : les nouveaux acteurs qui émergent sur la scène publique se présentent souvent comme victimes d’une discrimination longtemps ignorée ou dissimulée, et c’est en dévoilant l’histoire de leur persécution qu’ils pourraient se faire reconnaître à la manière d’une communauté victime, plaçant à l’origine de ses revendications une identité traumatique. La plupart du temps, la politique de commémoration des nations occidentales a renoncé à célébrer la nation : ces nations croient plutôt, comme le veut la philosophie pluraliste, que c’est en intégrant chaque communautarisme dans le grand récit collectif qu’il pourra enfin inclure la diversité des identités appelées à cohabiter au nom du vivre-ensemble. Il s’agit, à terme, de réformer les mentalités et de transformer en profondeur l’identité collective, peut-être même de former un nouveau peuple : la gestion publique de la mémoire permettra d’amener l’ensemble des acteurs sociaux à se reconnaître dans une nouvelle conscience collective, politiquement construite, et sur laquelle veilleront les différents lobbies identitaires. 

Ou du moins, on la maintiendra en place de manière assez autoritaire : c’est-à-dire que le récit pénitentiel fondateur de l’État multiculturel et de la société diversitaire servira à dépister ses ennemis et les combattre. Les milieux intellectuels et la société médiatique jouent dans cette entreprise un très grand rôle : ceux qui se montreraient attachés dans l’espace public aux formes antérieures de la conscience historique sont rappelés à l’ordre en étant accusés de nostalgie. S’ils s’entêtent, ils seront accusés de complaisance réactionnaire, ce qui peut suffire à disqualifier un acteur politique en l’expulsant du cercle de la respectabilité médiatique ou alors briser une carrière académique dans une université soumise bien plus qu’on ne veut l’admettre aux prescriptions et proscriptions de la rectitude politique. L’éducation sera d’ailleurs mobilisée dans cette vaste entreprise : en inculquant aux nouvelles générations cette nouvelle mémoire et en déconstruisant les traditions populaires, l’ancienne mémoire ne trouvera plus de relais, sauf dans la périphérie de l’espace politique, là où échouent des courants intellectuels désuets condamnés à survivre difficilement puis à disparaître.

La société occidentale contemporaine, à bien des égards, reconstruit sa conscience historique à la lumière de la Shoah. Ce qui était d’abord considéré, à juste titre d’ailleurs, comme un crime absolument unique, absolument incomparable à tous les autres crimes, d’autant qu’il n’était pas sans dimension métaphysique, est aujourd’hui banalisé et sert de matrice pour penser la plupart des situations de tensions interculturelles, comme si toujours les sociétés occidentales portaient en elles une tentation génocidaire ou, du moins, pouvaient aisément se laisser aller à la persécution des minorités en cas de crise. Le schéma historique dominant est le suivant : en d’autres temps, le monde occidental persécutait les juifs, aujourd’hui, il persécuterait les musulmans : il aurait toujours besoin d’une minorité bouc-émissaire pour refaire son unité, en l’appuyant sur la lutte contre un ennemi imaginaire. Dans cet esprit, toute politique d’affirmation de l’identité nationale est ramenée, d’une manière ou d’une autre, aux horreurs du IIIe Reich.

C’est l’orgueil paradoxal du progressisme : l’homme contemporain se trouve moralement admirable de se trouver si laid. Il regarde ses ancêtres et se fait une fierté de ne pas leur ressembler. S’il s’intéresse au passé, c’est pour le conspuer : c’est ce que Michel de Jaeghere appelle justement la haine des pères. Le progressisme est une mythologie : il laisse croire au progrès inévitable d’une génération à l’autre, vers un monde toujours meilleur. Le tragique est évacué de cette vision de l’histoire : les grandes décisions douloureuses qui font l’histoire d’une nation ou d’une civilisation sont toujours observées à la manière d’événements sordides qui ne mériteraient aucunement qu’on les médite. L’histoire est privée de toute valeur exemplaire : ce n’est plus la condition humaine qu’elle met en scène, avec ses passions, ses grandeurs et ses misères, mais une humanité divisée entre oppresseurs et dominés, et plus encore, entre salauds et héros. Ce rapport à l’histoire est toxique : il condamne l’homme à osciller entre la suffisance à l’endroit de ses devanciers et l’ignorance absolue du passé, puisque demain est toujours mieux qu’hier.

Chose certaine, la vie démocratique est indissociable des luttes de mémoire, qui sont d’abord des luttes visant à définir la légitimité politique. L’historiographie pénitentielle pousse chaque État à s’extraire de l’expérience historique qui l’a vu naître ou s’imposer sur la scène du monde. Elle invite chaque État à faire table rase de sa culture et à déraciner sa nation historique, pour entreprendre la reconstruction d’une société multiculturelle, fondée sur le procès perpétuellement reconduit de l’ancien monde. De ce point de vue, il faut toujours trouver de nouvelles victimes à libérer pour que la dynamique émancipatoire se poursuive : on trouve là l’origine des nombreuses phobies inventées au fil des ans, qui ajoutent toujours de nouvelles pièces au dossier de la culpabilité occidentale. C’est l’imaginaire de la guerre civile mémorielle. La révolution permanente est devenue la déconstruction permanente : une grande mutation anthropologique est censée en être le résultat, avec l’émergence d’un nouvel homme nouveau, délivré des appartenances héritées, affranchi de toutes les déterminations, et habité par le fantasme de l’autoengendrement. Cet homme indéterminé ne tolère plus son inscription dans une communauté politique et maudit son enracinement. 

Il n’est pas interdit de penser autrement l’histoire et de ne pas céder à la tentation de l’expiation pénitentielle. Il s’agirait d’abord d’apercevoir autrement la communauté politique : on n’y verrait plus d’abord une simple juxtaposition d’une majorité dominante et de minorités écrasées, mais un peuple, traversé naturellement par des conflits sociaux et autres, mais faisant néanmoins l’expérience d’une aventure collective dont l’histoire aurait aussi la vocation de faire le récit et que les commémorations publiques pourraient illustrer, qu’il s’agisse de ses grands exploits ou de ses grands malheurs. L’histoire devient alors le théâtre de l’aventure humaine, qui s’écrit à la fois à l’encre du changement et de la permanence – cette permanence est celle de la condition humaine, au-delà de la diversité des situations où elle est appelée à s’exprimer. L’historien n’est pas ici invité à se faire propagandiste, mais philosophe à sa manière, ou du moins moraliste, en abordant les hommes non pas comme un chasseur de primes, selon l’exacte formule de Martin Lemay, mais avec un peu d’empathie.

La question du régime est de nouveau ouverte dans les sociétés occidentales. Souvent, on accuse de populisme les partis et mouvements qui lancent l’assaut contre l’État multiculturel – même si l’étiquette a pour fonction de disqualifier ceux à qui on l’accole, c’est une manière comme une autre de reconnaître qu’ils se réclament du peuple, tout en les accusant d’en entretenir une conception désuète, inadéquate ou dangereuse. Sans prendre parti, voyons les choses avec un peu de distance : cette querelle met en scène deux lectures contradictoires de la figure du peuple qui est inévitablement fondatrice en démocratie. Chacun, à tout le moins, doit parvenir à en fournir une définition convaincante pour agir politiquement. C’est le principe de légitimité dont se réclame la société occidentale qui est en question. Ceux qui voudront restaurer le cadre national et l’identité qui l’accompagne devront inévitablement développer leur propre vision de l’histoire, pour se délivrer du mauvais rôle de méchants dans l’historiographie actuellement dominante. 

On en revient à une donnée fondamentale. Il y a dans le cœur de l’homme quelque chose comme un besoin d’enracinement. On pourrait y voir, à la suite de Simone Weil, un besoin primordial de l’âme humaine, qui trouve à s’accomplir dans la cité. L’homme, autrement dit, se révolte spontanément contre le dénigrement de l’appartenance et la disqualification morale de ses repères, comme il s’exaspère devant la furie déconstructrice qui est devenue l’orthodoxie académique dans les départements universitaires qui prétendent s’intéresser aux choses humaines. On se désolera avec raison du triste état de la conscience historique contemporaine, qui délie les hommes de toutes les formes créatrices de tradition, mais on peut croire que ceux qui entreprendront de renouer avec une des exigences classiques de la mémoire trouveront un écho politique. Il n’y aura de renaissance politique des sociétés occidentales que s’il y a aussi une renaissance de leur identité historique. On peut croire qu’au fond d’eux-mêmes, les peuples la souhaitent intimement. Ces états généraux en témoignent probablement. q

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