Sean Mills. Contester l’empire

Sean Mills (trad. Hélène Paré)
Contester l’empire. Pensée postcoloniale et militantisme politique à Montréal, 1963-1972, Hurtubise, 2011, 360 pages

Qu’on en commun la Ligue des noirs du Québec et le mouvement de libération du taxi ? Selon Sean Mills, professeur adjoint au département d’histoire de l’Université de Toronto et auteur de l’ouvrage Contester l’empire, ces deux organisations militantes auraient, durant les années 60, participés à un commun mouvement démocratique qui eut pour principale caractéristique d’intégrer la solidarité sociale aux revendications de souverainetés individuelles et collectives. Ils eut donc, à leur manière, livré à « l’empire », fourre-tout conceptuel dont l’inhérence même exclut tout usage pondéré de la nuance, un combat aux visées émancipatrices ponctué d’une commune grammaire de contestation. La contre-culture, voilà un terme qui définit avec exactitude sur quoi s’appui un tel mouvement pour arriver à ses fins, soit la critique des institutions dominantes, mais dont l’auteur se garde bien de faire usage dans son livre, pour mieux masquer son évidente complaisance envers ces vertus autoproclamées.

Montréal fût donc largement à l’origine de ce mouvement au Québec. Il faut par ailleurs rappeler que Montréal était, à cette époque, la métropole économique et la ville le plus populeuse de la fédération canadienne. Malgré cela, l’auteur la définit largement comme une ville aliénée, aliénée de sa majorité francophone certes, mais aussi de ses minorités raciales et ethniques. Montréal est donc une ville bien particulière car à la fois siège de l’expansion capitaliste mais aussi « théâtre d’un vaste mouvement de contestation fondé sur les théories de la décolonisation (p. 13) ».

Mais la métropole québécoise se démarque, en outre, par une autre particularité. En effet, tous ne se représentent pas l’empire de la même façon. Les rapports de domination dans le cadre impérial se révèlent complexes et d’une pluralité quasi-infinie. Si certains francophones estiment que le Québec est colonisé par la majorité anglaise à l’échelle de la fédération canadienne, d’autres, selon un point de vue autochtone, assimilent sans hésitations la majorité française du Québec à « une première race d’envahisseurs (p. 17) ».

Ainsi l’empire des uns n’est pas nécessairement celui des autres. Aux dires mêmes de l’auteur, tous sont susceptibles d’y collaborer en pensant le combattre puisque les contestataires, en parlant « différents modes d’exploitation et d’aliénation » demeurent eux-mêmes, par exemple, « aveugles à une forme d’oppression qui se loge au cœur de leurs propres organisations » soit celle de l’exclusion des femmes (p. 25).

L’auteur voit donc dans le combat contre l’empire la voie royale vers une société démocratique dont le pavé serait la pluralité des revendications. Mais ne se caractérise-t-il pas aussi et surtout par la diabolisation incessante de tout ce que l’on veut bien opposer à soi, son instrumentalisation dans le cadre d’un imaginaire manichéanisé aux fins d’une rhétorique victimaire, dont l’usage s’effectuerait au gré de notre convenance ? Nous serions éminemment tentés d’y voir-là la naissance d’un mode de revendication, d’une rhétorique victimaire toujours largement utilisée aujourd’hui dans le cadre des groupes à caractères identitaires.

Ainsi, suite à son introduction générale, Mills ouvre la première partie de son ouvrage concernant la période de 1963 à 1968. Telle période constituerait, selon l’auteur, un tournant dans l’histoire du Québec puisqu’une nouvelle définition de l’identité québécoise désormais « centrée sur le territoire et la langue plutôt que sur la religion et l’ethnicité » entrerait en vigueur (p. 31). Ainsi, la Révolution tranquille dévoilera en outre un Québec des années 50 où le gouvernement de l’Union nationale, dirigé par Maurice Duplessis, « entretenait une structure de pouvoir qui exerçait une discrimination systémique contre les Canadiens français et les limitait à des postes inférieurs dans toutes les sphères de la société (p. 36) ». Malgré Duplessis et son discours appropriatif de la nation, subsistait tout de même durant les années 50 une diversité idéologique qui mènera à l’éclosion de la Révolution tranquille et du projet de modernisation de l’État québécois, désormais voué à vaincre l’infériorité économique des Canadiens français.

C’est dans ce nouveau contexte que Montréal s’ouvre de plus en plus aux influences extérieures pour en venir à se situer « à l’intérieur de l’univers plus vaste de la contestation mondiale (p. 42) ». Les montréalais de gauche en viennent donc à l’idée de la décolonisation en établissant « des corrélations entre leur condition et celle des peuples du tiers-monde (p. 46) ». C’est qu’Il s’agit-là d’une période où le régime colonial perd en légitimité et donc, « les militants montréalais ont beaucoup à gagner à qualifiant de « coloniale » leur situation (p. 46) ».

Conformément à la pensée de Franz Fanon, ils exhortent donc les tenants du Québec français à dépasser le nationalisme canadien-français pour adhérer à une nouvelle forme de nationalisme accompagné « nécessairement de la découverte et de la promotion de valeurs universalisantes (p. 47) ». En outre, selon les mots de Aimé Césaire, la souveraineté nationale, pour être pleinement effective en contexte postcolonial, doit travailler à l’affranchissement individuel de ses membres puisque « totalement irresponsables hier, les masses entendent aujourd’hui tout comprendre et décider de tout (p. 47) ». Dans ce cadre, si l’indépendance du Québec devient rapidement pour la gauche montréalaise une nécessité, elle ne peut aussi faire l’économie d’une révolution sociale, sans laquelle elle « ne mènerait nulle part (p. 74) ».

L’internationalisme, affirme l’auteur, loge donc au cœur du projet politique national dans le cadre de la décolonisation. Le statut colonial du Québec demeure cependant foncièrement ambigüe du fait qu’il est communément admis, conformément à la pensée de Fanon, que « le colonialisme a crée un monde manichéen séparant le colonisateur blanc de la population indigène (p. 95) ». Pour plusieurs, l’appartenance occidentale du Québec et le niveau de vie de sa population, correspondant à celui des sociétés industrielles avancées de l’époque, l’écarte pour de bon du schéma colonial. Mais pour d’autres, tel le militant Pierre Vallières, point d’hésitation à qualifier les Québécois de « nègres blancs » pour « leur donner accès à une identité universelle de souffrance et de résistance (p. 107) ».

La seconde partie de l’ouvrage concerne les années 1968 à 1973. Mills spécifie que c’est durant cette période que le militantisme noir prend son essor à Montréal. Du mouvement des droits civiques au Black Power, des différents organismes qui s’y adonnent, certains prônent l’intégration raciale tandis que d’autres la suprématie et le séparatisme noir. Le militantisme noir à Montréal est donc largement aligné sur celui des États-Unis. Pour le lecteur qui n’a que très peu effleuré la question, il est éminemment surprenant de constater la radicalité de certaines franges idéologiques du militantisme noir. On notera les propos tenus lors du Congrès des écrivains noirs où l’on convenait qu’à mesure que le fait d’être noir « devenait un symbole du bien, les blancs présents devaient, par définition, être les symboles du mal (p. 122) ».

Viens ensuite un chapitre sur le militantisme féministe. En effet, le féminisme de cette période aurait, selon l’auteur, comme caractéristique de s’approprier le langage de la gauche décolonisatrice pour « conceptualiser la libération selon des termes plus inclusifs (p. 142) ». On vise donc l’émancipation des femmes, elles qui avaient apprises « à être les objets plutôt que les sujets de l’histoire (p. 145) ». Elles sont entre autres conviées à rompre avec l’instrumentalisation de leur corps qui les condamnaient, conformément aux préceptes de l’église catholique, à « perpétuer la race (p. 156) ».

Mills enchaine ensuite sur la question linguistique dans chapitre bien aménagé qui recense de façon fort exhaustive les développements de ce volet militant de l’époque. Tout y est : de l’opération McGill français, la promotion de l’unilinguisme français au RIN, tout autant que les différentes lois linguistiques qui seront adoptés durant cette période. L’auteur a bien saisi l’envergure de la crise autour de l’Université McGill sur fond de tensions linguistiques : plus encore qu’une simple question de langue, il situe cet enjeu dans la cadre d’une lutte pour « la possession et le contrôle de Montréal même (p. 176) ».

Pour clore la deuxième partie de son ouvrage, Mills élabore un chapitre composite qui traitera à la fois de la CSN, du FRAP (Front d’action politique), du FLQ et de la Crise d’octobre. L’auteur s’exerce donc à articuler ce qui lie ces différents groupes en termes de proximité idéologique et dans leur collaboration ponctuelle. À une certaine époque, affirme l’auteur, le mouvement syndical se percevait lui-même « comme le principal instrument de promotion de la démocratie dans la province (p. 196) ». À sa tête, la CSN mais surtout le célèbre Conseil central de Montréal encourageront diverses initiatives dont l’unilinguisme, la publication du Petit manuel d’histoire du Québec de Léandre Bergeron et aussi indirectement la fondation du FRAP, un parti municipal progressiste.

Au final, que dire de cet ouvrage ? D’emblée, nous dirons qu’il est bien documenté. Mills connaît manifestement bien la période qu’il s’est donné d’explorer. Mais voilà qui résume pour l’essentiel la dimension élogieuse de notre propos. Puisqu’à la lecture de cette ouvrage, le lecteur avisé ne peut que trouver insupportable les travers idéologiques de l’auteur. Sans cesse tracassé par la perspective de l’exclusion, Mills rappel sans répit aucun les grands exclus de chaque volet de militantisme. Non pas qu’il ait foncièrement tort d’en faire mention. Mais le ton ici adopté, et le fait qu’il y réserve toujours le dernier mot, donne l’allure d’un procès truqué. Chaque fois, l’impression laissée est celle d’un déficit de légitimité qu’encourrait automatiquement la perspective de l’exclusion. L’exclusion des autochtones du projet de modernisation de l’État québécois dans la perspective de vaincre l’infériorité économique des Canadiens français en rend-t-elle la nécessité moins criante, la légitimité amoindrie ? Et l’exclusion des lesbiennes et des transsexuelles du féminisme officiel moins insupportable l’inégalité hommes-femmes ? Déplorable tic idéologique que cette propension à tout relativiser au nom de l’inclusion.

D’autant plus déplorable qu’un tel tic résume l’essentiel de l’exercice de l’esprit critique de l’auteur, puisqu’il s’agit d’un ouvrage dédié. Oui, dédié. Dédié à encenser unilatéralement les sixties et la révolution culturelle. De cette bulle temporelle, devons-nous comprendre qu’il n’y aurait eu que du bon ? Toujours davantage de solidarité sociale, d’émancipation individuelle et collective, de démocratie ? Que de concepts auxquels Mills fait violence en ne leur reconnaissant aucune limite intrinsèque, en ne faisant que les vouer à un expansionnisme forcené. Attention pourtant, ce jeu-là est dangereux. Car en ne reconnaissant pour légitime que l’arbitrarité individuelle, l’action et le jugement de soi sur soi, ce n’est plus tant qu’une commune grammaire de contestation que l’on fonde, non plus qu’une « simple » contestation impériale supposée produire des individus émancipés, mais bien la perspective, l’assurance d’une société corroborant sa propre dissolution.

Sean Mills (trad. Hélène Paré)
Contester l’empire. Pensée postcoloniale et militantisme politique à Montréal, 1963-1972, Hurtubise, 2011, 360 pages

Qu’on en commun la Ligue des noirs du Québec et le mouvement de libération du taxi ? Selon Sean Mills, professeur adjoint au département d’histoire de l’Université de Toronto et auteur de l’ouvrage Contester l’empire, ces deux organisations militantes auraient, durant les années 60, participés à un commun mouvement démocratique qui eut pour principale caractéristique d’intégrer la solidarité sociale aux revendications de souverainetés individuelles et collectives. Ils eut donc, à leur manière, livré à « l’empire », fourre-tout conceptuel dont l’inhérence même exclut tout usage pondéré de la nuance, un combat aux visées émancipatrices ponctué d’une commune grammaire de contestation. La contre-culture, voilà un terme qui définit avec exactitude sur quoi s’appui un tel mouvement pour arriver à ses fins, soit la critique des institutions dominantes, mais dont l’auteur se garde bien de faire usage dans son livre, pour mieux masquer son évidente complaisance envers ces vertus autoproclamées.

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