Sébastien Proulx
Un Québec libre est un Québec qui sait lire et écrire
Septentrion, Montréal, 2018, 136 pages
Fréquenter les plateformes web des grands partis politiques québécois est souvent d’un mortel ennui. On n’y apprend jamais plus qu’on en savait déjà. Le seul constat à en tirer consiste à prendre acte des ravages sur la pensée politique qu’exercent les « communicants », ces évêques qui règnent en maîtres sur la cité. La soumission du Parti libéral du Québec à ces dogmes de la communication correcte n’est plus à prouver. L’économie ? Notre priorité. La santé ? Notre priorité. L’égalité hommes/femmes ? Notre priorité. L’éducation ? Notre priorité. C’est le triomphe de l’égalitaire ! Lorsque tous les enjeux sont prioritaires, on atteint le moment zéro de la gouvernance. L’État devient autiste et regarde devant lui, immobile, souriant, attendant que d’autres formes décisionnelles plus fortes et volontaires prennent le pas sur lui. Le politique s’abandonne au marché et à la tyrannie des experts. On connaît la ritournelle.
Pour sortir de ce cercle vicieux, il faut des politiciens qui soient à la fois des hommes d’idées et de combat, des individus réalistes, capables de prendre les moyens d’arriver à leurs fins même si, au sens figuré, cela doit faire en sorte que le sang soit versé. Cela est d’autant plus important que certains ministères clés, pourtant supposément prioritaires, sont embourbés dans le jargon d’experts et la bouillie communicationnelle. C’est le cas du ministère de l’Éducation du Québec.
Système intestinal souffrant d’un violent syndrome de dumping, véritable machine à digérer les ministres – sept s’y sont succédé dans les huit dernières années – on s’attend à une chose du ministère de l’Éducation du Québec : qu’il soit, dans l’état actuel, incapable d’une vision inspirée du domaine qu’il est sensé organiser et régir. Tout premier ministre faisant de l’éducation sa priorité devrait conséquemment nommer à la tête de ce ministère de la première importance quelqu’un qui soit à la fois un intellectuel et un homme à poigne. On devait donc espérer cela de Sébastien Proulx, l’actuel ministre. Son plus récent ouvrage paru aux éditions du Septentrion, sur la couverture duquel on le voit posant dans une bibliothèque scolaire devant un livre sur Churchill, un autre sur mère Térésa et un dernier sur le pape François, nous permet de voir que, hélas !, s’il possède bel et bien une vision globale de ce que devrait être l’éducation au Québec, Proulx n’a pas eu la poigne nécessaire pour la mettre en œuvre.
Tout au long des 136 pages de son essai, le ministre-auteur nous révèle quelques thèmes lui étant chers, mais aussi son incapacité à arriver à ses fins, à dominer suffisamment son ministère pour mettre en place la vision qu’on sent qu’il porte en lui. Passons outre, comme il le souhaite, son appartenance au Parti libéral du Québec, que nous ne saurions d’aucune manière approuver, et intéressons-nous au contenu de son livre.
Divisé en quatre parties et en quatorze courts chapitres, Un Québec libre est un Québec qui sait lire et écrire s’approche de l’essai politicien à la française, pays où les hommes et les femmes de pouvoir publient régulièrement des ouvrages contenant l’état de leurs réflexions sur un sujet donné. Donnons un point pour cela au ministre Proulx : il est un des pionniers au Québec en la matière. La réflexion citoyenne, le lien entre les intellectuels et le pouvoir et entre le peuple et la gouvernance seraient fortement renforcés si de pareilles initiatives étaient prises par plus de ministres et de députés de l’opposition. La publication d’ouvrages politiques assez simples pour être accessibles au plus grand nombre, mais assez substantiels pour susciter l’intérêt des commentateurs contribuerait certainement à redynamiser la politique du Québec. On salue donc l’effort du ministre Proulx. Par contre, son livre, se voulant accessible, donne parfois l’impression de donner dans les formules convenues plus que dans la réflexion de fond. Quelques exemples.
« Il est essentiel de valoriser [la profession d’enseignant] » (p. 34). Oui, mais comment ? « Je lance ici un appel à une réelle conversation » (p. 35). D’accord, mais qu’est-ce qu’une conversation irréelle ? « Développer une culture numérique dans un établissement scolaire nécessite une planification à long terme et une concertation étroite avec les acteurs concernés » (p. 48). Bien entendu. Mais une « culture numérique », vraiment ? Qu’est-ce que c’est et pourquoi en faut-il une ?
Autant de questions qui tarabusteront le lecteur attentif et auxquelles nulle réponse vraiment convaincante ne sera fournie. Voilà donc une première critique que je formule au sujet de l’essai du ministre Proulx. M. Proulx, dont on ne doute pas de la bonne foi, aurait-il été formaté par des spécialistes en communication à un point tel qu’il est incapable d’écrire un livre qui sorte des sentiers outrageusement battus du consensus.
Une idée forte se dégage toutefois de l’ouvrage de Proulx : sa conviction qu’il faut revaloriser l’effort et la transmission d’une vaste culture générale dans l’enceinte scolaire. Voilà, au-delà du jargon gouvernemental, ce qui semble motiver tout l’engagement politique du ministre de l’Éducation. Si on voit mal ce qu’une « culture numérique » et une « réelle conversation » ont à faire là-dedans, on approuve sans limites ce désir de valoriser l’effort et la transmission culturelle dans une institution autrement en déréliction, affligée d’un pédagogisme stérile censé favoriser l’accession des « apprenants » à un « savoir-être ». Il faut redonner une colonne vertébrale à l’école, mais cela n’arrivera pas en lançant des incantations de vœux pieux. Cela commencera par mettre au pas un ministère hors de contrôle.
Je risquerai ici toutefois quelques critiques qu’il est rare d’entendre dans les milieux intellectuels occidentaux. Proulx écrit, page 84, que « si l’on ne forme que des compétents, nous aurons des gens aptes à occuper un emploi qui consolideront l’économie. Mais si nous formons des savants compétents, nous contribuerons à former des femmes et des hommes libres, créateurs, critiques et engagés dans la transformation de leur société. » L’idée est séduisante : des ouvriers savants. Des soudeurs lisant Beaumarchais pendant leur pause. Un plombier avec une bibliothèque pleine de classiques. Un rembourreur qui rembourre des fauteuils en écoutant dans l’ordre des cantates de Bach.
Une première remarque s’impose. Si telle est la vision du ministre, comment se fait-il que, depuis son arrivée en poste, absolument aucune de ses actions ne semble aller dans le sens de cette vision ? L’exemple de la culture numérique est à cet égard parlant. Favoriser l’apprentissage de l’écriture HTML et l’utilisation d’une tablette électronique en classe à l’intégration au cursus scolaire d’étude de grands classiques littéraires de langue française ne consiste-t-il pas, justement, à préférer former des « compétents » plutôt que des « savants » ? Il faudrait questionner le ministre sur sa vision du savant et du savoir, car le livre ne pousse pas, hélas, la réflexion à cette hauteur.
Revenons toutefois à son idée de base, en supposant que l’auteur sait différencier savoir et compétence, culture et habileté. Comment s’opposer à cela ? Pourtant, je m’oppose et crois que Proulx passe à côté d’un élément fort important pour constituer une société saine : tous n’ont pas à être savants pour être libres et participer à la transformation sociale. Avoir de faibles compétences en littéracie (sic) ne condamne ni à l’insignifiance, ni à l’indigence. Cela n’empêche pas non plus les enfants d’ouvriers peu lettrés à devenir lettrés. La culture québécoise, en elle-même, comporte une large part de savoirs populaires, paysans, artisanaux. La cuisine de nos grands-mères n’était pas celle de Bocuse. La foi catholique de nos campagnes de jadis ne tournait pas autour de méditations théologiques, mais de dévotions aussi pures que simples autour de statues, d’images saintes, de reliques. Dévaloriser le populaire, c’est purger la société québécoise d’une de ses parts essentielles : ses racines.
Comme le dit Jean-Philippe Trottier dans l’édition été 2017 de la revue Le Verbe, il faut aimer l’ouvrier, le paysan, le simple. Il faut admirer la grosse dame en spandex rose surmaquillée qui gravit les marches de l’oratoire Saint-Joseph à genoux. Il faut voir la vérité et la pureté de sa foi par rapport à celle du théologien qui, pour arriver à la même dévotion, doit passer par mille détours et de pénibles questionnements.
L’école québécoise doit permettre que ce respect pour la noblesse du populaire et du simple ne meure pas. Si elle ne doit pas niveler par le bas, elle doit aussi impérativement cesser de prendre l’homme de métier pour un individu sous-développé. Elle doit permettre à l’élève qui a les capacités et l’intérêt pour les hauts savoirs de se développer au maximum. Elle doit aussi reconnaître que l’obtention d’un baccalauréat ne constitue pas une panacée. À ce titre, elle devrait reconnaître la pertinence qu’avaient jadis les classes de douance et les écoles de métiers.
Former de bons artisans, de bons ouvriers est aussi important que former de bons intellectuels. L’artisan sera d’autant plus sympathique et ouvert, plus tard, à la haute culture qu’on ne l’aura pas écœuré avec elle en tentant, pendant 16 ans, de lui faire croire qu’il devait faire ses mathématiques 536, entrer au cégep et faire un bac pour valoir quoi que ce soit. On doit, de plus, leur permettre de se développer à leur plein potentiel dans leur domaine d’expertise afin de former des ouvriers d’élite.
De la même manière, l’intellectuel sera d’autant plus sensible à l’importance de l’ouvrier et de l’artisan et à la pertinence du sens commun des « simples » que son éducation n’aura pas été limitée par un système mettant toutes ses ressources pour surscolariser ces derniers alors que ni l’intérêt ni les capacités n’y étaient.
Nous comprenons que Sébastien Proulx ne vient pas d’un milieu ouvrier, qu’il apprécie son éducation, qu’il aime la culture, qu’il est reconnaissant pour ce qu’il a reçu et qu’il souhaite que tous aient la chance qu’il a eu. Il ne doit toutefois pas oublier qu’une société constituée de 8 millions de Sébastien Proulx n’est pas une société en santé. Il faut des Plomberie Ti-Gilles et des Kevin Électrique pour faire le Québec. Gilles et Kevin ne sont pas à plaindre. Ils ne sont pas non plus du bois mort pour la société parce qu’ils ne nourrissent pas de réflexion de fond sur l’art et la culture. Ça n’est pas, en effet, parce qu’ils s’y intéressent peu que leurs intuitions sur la société sont moins valables que celles, par exemple, d’un Gabriel Nadeau-Dubois.
Le ministre Proulx fait preuve de mollesse à un autre niveau dans son essai. L’enseignement de l’histoire fait parler depuis plusieurs années au Québec. Quelle histoire doit-on enseigner dans les écoles ? Les idéologies s’affrontent et, avec le triomphe des partis libéraux provinciaux et fédéraux, c’est l’école de la repentance diversitaire qui gagne la bataille. Sébastien Proulx fait mine de se refuser à cette tendance en notant généreusement, dans son livre, l’importance de connaître notre histoire. Malheureusement et sans surprise, il s’effondre en donnant de généreux gages à la lutte contre le racisme et à l’exclusion en tempérant son propos. Ainsi affirme-t-il que « dans un contexte où la diversité fait de plus en plus partie de nos vies, nos enfants et l’ensemble de nos concitoyens doivent connaître les nouveaux arrivants, connaître leurs histoires et leurs luttes passées. Parce que connaître l’histoire du monde, c’est favoriser les solidarités » (p. 108).
Nous, privilégiés, devons faire prioritairement place aux souffrances des autres pour exister sainement. Bien sûr, Proulx mentionne qu’il faut un socle pour accueillir correctement le Saint-Autre. Pourtant, la connaissance de soi et la formation d’une identité forte et sécurisante sont prioritaires. Pour cela, il faut connaître nos propres souffrances et prendre les moyens de sécuriser d’abord notre identité. Un pays du Québec constitue, à cet égard, la seule réelle solution. Ça n’est bien entendu pas un ministre libéral qui dira cela. À nous, souverainistes, de prendre la balle au bond.
La seule raison qui pourrait justifier que l’on achète ce livre serait pour encourager les politiciens à se commettre à l’exercice de l’essai. Le foisonnement de ce genre littéraire ne peut que faire du bien à la scène politique québécoise passablement sclérosée que l’on voit depuis maintenant plusieurs années. Toutefois, la lecture de ce court ouvrage permet davantage de saisir les limites de l’idéologie éducative du ministre Proulx et son incapacité à prendre fermement en mains son ministère de manière à arriver à ses fins. Le jeu en vaut-il la chandelle ? Je n’en suis pas certaine.
Jenny Langevin