Steve Gagnon
Je serai un territoire fier et tu déposeras tes meubles, Atelier 10, collection Documents, 2015, 78 pages
Steve Gagnon est né en 1985. Actif surtout dans le milieu du théâtre, il signe avec Je serai un territoire fier et tu déposeras tes meubles une courte et passionnée réflexion sur la condition masculine. Comme moi, le lecteur butera peut-être sur le titre d’emblée : comment un territoire, et non un être humain, peut-il être « fier », et pourquoi la proposition « tu déposeras tes meubles », dont l’articulation à « Je serai un territoire fier » n’est déjà pas évidente, ne contient-elle pas de pronom ou de complément circonstanciel de lieu ? Peut-être l’auteur voulait-il dire : « Je serai une maison aux fondations profondes et tu y déposeras tes meubles » ? À la lecture, on se rend rapidement compte, hélas, que ce français bancal n’est pas fortuit et qu’il est la marque de l’auteur.
Je n’aime pas les donneurs de leçons et il ne me viendrait pas à l’esprit d’emprunter ici les habits compassés d’une Marie-Éva de Villers, linguiste dont Denys Arcand a fait une inoubliable parodie dans L’Âge des ténèbres. Mais enfin, nous, Québécois, devons jouer franc jeu : ou bien nous parlons français et nous en respectons les règles, ou bien nous ne le parlons pas. Gagnon écrit pour le théâtre et ne sait pas écrire : c’est un problème. Quel crédit peut-on accorder à un acteur et à un auteur qui ne possède pas sa langue ? Pis, il écrit un premier essai et personne dans la chaîne du livre, du réviseur à l’éditeur, en passant par l’attaché de presse et le journaliste, ne trouve quoi que ce soit à redire ni au titre ni à la qualité générale du français : c’est un second problème. Le mensonge est social et institutionnalisé. Comme pour ses jeunes diplômés, la société québécoise octroie des légitimités friables à ses artistes, sans daigner juger leur degré de maîtrise de la langue et de la pensée.
Chez Gagnon, la lumière est « noble et colossale », la fragilité « déchaînée », le corps, l’air et les poumons « s’entrechoquent » ; on « bouleverse la couleur de l’âme », on s’instruit « furieusement ». Il y a même des « taureaux souterrains installés entre la chair et la peau qui se chargent les uns les autres » et un mystérieux « silex préhistorique qui darde dans les côtes et rend toutes les inspirations pesantes », métaphores incompréhensibles censées illustrer, dans la langue particulière de l’auteur, une fureur primitive contenue. Tout cela est sans doute sincère, mais guère lisible. Si Gagnon a besoin d’un Bescherelle et d’un Petit Robert, le lecteur, lui, serait bien avisé de prendre de l’aspirine.
Je ne voudrais pas que cette digression acide soit comprise comme une attaque en règle contre Gagnon. L’ignorance et le mépris inconscient du français dans le milieu artistique, médiatique et universitaire québécois ne relèvent pas de la seule faute individuelle, mais du symptôme sociologique. Si, donc, j’insiste autant sur la médiocrité du français, à propos d’un livre qui, après tout, ne porte pas sur la langue, mais sur la condition masculine, ce n’est pas pour casser du sucre sur le dos de l’auteur, mais bien parce que les deux sujets sont beaucoup plus liés qu’on pourrait le croire.
Gagnon est un Québécois de souche, autrement dit un dépossédé, un pauvre (sous ma plume, ce n’est pas une insulte, mais une main fraternelle). Il n’a pas de culture. Pour soutenir sa réflexion, il se tourne de bonne foi vers le savoir disponible, c’est-à-dire celui imposé par la doxa, où, sans se douter de l’imposture, il va chercher quelques auteurs universitaires, naturellement convertis aux préjugés postmodernes. Gagnon est si peu informé qu’il fait partie de ceux qui croient encore qu’on fait de la science en sciences sociales. Ainsi ouvre-t-il pour une première fois les guillemets, avec tout le sérieux de l’élève appliqué, pour citer un vague livre collectif sur « les masculinités » publié aux PUL qui affirme, dans un fracas d’originalité critique, que « les rôles de genre [sic] sont établis non pas selon une nature intrinsèque, mais par la culture : la masculinité est donc conçue comme une prescription à agir en fonction des stéréotypes de genre [sic] construits ».
La caution « scientifique » trouvée, voici notre auteur qui consacre la première partie de son essai à dénoncer les « stéréotypes » qui enfermeraient autant, sinon plus, les hommes que les femmes. Gagnon semble avoir une dent en particulier contre les acteurs hollywoodiens aux muscles gonflés à l’hélium, tel Vin Diesel, sa tête de Turc, qu’il ne se lasse pas de haranguer à la manière d’un garçon sensible déçu par son grand frère. Ces passages, qui se veulent les plus drôles, parce que les plus pamphlétaires, sont en vérité parmi les plus faibles du livre. Il faut attendre les réponses spontanées d’une bande d’adolescents, que l’auteur est allé interviewer en milieu scolaire pour sonder leurs représentations du masculin et du féminin, pour avoir droit à un peu d’air frais et à nos premiers éclats de rire.
Gagnon, en autodidacte de la théorie du genre, se désole bien évidemment du caractère « convenu » de la réponse de ses sujets, qui ont entre treize et dix-sept ans. Ces adolescents « aliénés » disent que l’homme est plus protecteur et la femme, plus chaleureuse ; que la virilité se définit par les attributs physiques, comme le poil, et par des vertus, comme le courage. Enfer et damnation !
Quoi qu’en dise Gagnon, certaines réponses n’ont rien de convenu et suscitent tantôt l’étonnement, tantôt l’amusement. Il appelle volontiers convenu ce qui ne tient pas tant du « stéréotype » que de l’« archétype ». Pour Laurent, 16 ans, le plus à droite de tous, l’homme est « celui qui rétablit l’ordre ». C’est pourquoi il préfère à la tête de l’État un chef de guerre, doté si possible du sens de la justice, même s’il est prêt à accepter une femme, démocratie oblige. Alexandre-Mathieu, 15 ans, qui se fait demander ce qu’est la virilité, répond par une définition pleine de panache et de poésie : « C’est la face, le visage du monde ». Pour Dylan, 15 ans, les hommes vont avoir tendance à se concentrer sur une chose et les femmes, à faire plusieurs choses en même temps. En somme, nous avons là des réponses qui expriment moins un conditionnement idéologique uniforme qu’une variété de caractères et de façons d’appréhender le monde. On imagine aisément Laurent, par exemple, devenir plus tard policier et Alexandre-Mathieu, philosophe ou écrivain.
Les êtres se définissent à partir de leur sexe et de leur caractère. Ce n’est qu’ensuite que les modèles sociaux, qui varient selon la culture et l’histoire de chaque société, interviennent. L’erreur de Gagnon et de ceux qui se réclament de la théorie du genre est d’appliquer une grille de lecture systématique à un fait de nature, la différence sexuelle, irréductible au simplisme manichéen de l’idéologie. L’extraordinaire permanence et l’extraordinaire mobilité de la différence sexuelle les désarçonnent. Pour l’esprit postmoderne, la « diversité » n’est recevable que si elle s’accomplit à l’enseigne de la table rase et de l’homme nouveau : c’est la possibilité de se construire et de s’inventer à partir de ce qu’on est, et non à partir de ce qu’on n’est pas, qu’il veut abolir au nom du prétexte de l’égalité. Gagnon cède au même penchant quand il écrit naïvement, dans ce style qu’il croit inspiré, parce qu’emporté :
Il faut mettre en tas toutes nos vieilles références, tous nos anciens codes et allumer de grandes torches pour les réduire en cendres. Tout est pourri dans notre façon de voir l’identité de genre [sic], tout est irrécupérable. Nous avons besoin de tout reconstruire sur des bases neuves.
Dans une expérience qu’il tente auprès des adolescents, il leur soumet deux cas différents. Le premier est un célibataire, concepteur de jeux vidéos d’une trentaine d’années, qui sort avec les copains et multiplie les conquêtes, et le second, un jardinier, fidèle père de deux jeunes enfants. Qui est le plus viril ? demande l’idéologue. La grande majorité des jeunes lui confient leur préférence pour le père jardinier, c’est-à-dire pour la stabilité. Il conclut de ce résultat que les aspirations secrètes des garçons sont brimées par les « stéréotypes » sexuels propagés par les médias, sans se douter une seconde que, par la formulation de sa question, qui impliquait dans un cas une famille, il demandait en vérité aux adolescents de lui dire quelle figure leur semblait la plus responsable, la plus paternelle. S’il leur avait demandé qui était le plus viril entre un jardinier monogame sans enfants et un séducteur qui aligne les conquêtes, parions que la réponse n’aurait pas été la même.
Du reste, ces oppositions manichéennes de sondeur de dimanche ont de quoi fatiguer tout lecteur le moindrement subtil. Le désir de conquête sexuelle et le désir d’engagement, le court terme et le long terme, cohabitent dans le cœur de tout homme sain, et on n’est jamais tout à fait l’un ou l’autre selon la période de la vie où on se trouve. La virilité est complexe, contradictoire ; elle est tantôt dépensière et transgressive, tantôt réservée et paternelle. Il ne semble pas venir à l’esprit de Gagnon que l’ambiguïté qu’il traque chez ses cobayes adolescents comme une preuve d’aliénation soit simplement constitutive du désir humain.
Qu’il y ait de gros biceps gonflés aux stéroïdes sur les écrans, des pectoraux luisants dans les magazines et une image dégradante de l’homme dans la pub ne justifie pas d’aller jouer dans le cerveau des enfants pour réfuter tout ce qu’ils pensent et, surtout, tout ce qu’ils sentent. L’instinct sexuel a ses raisons que la raison ne connaît pas. Mais pour les théoriciens du genre, c’était comme s’il n’avait aucune légitimité. La singularité archaïque de l’instinct ne recouvrerait rien d’autre qu’une machine diabolique à produire des préjugés et à reproduire des dominations de classe. Pour vivre heureuse, l’humanité devrait apprendre, non à vivre conformément à sa nature, comme l’enseignaient les philosophes anciens, mais à ignorer son instinct – qui la fait dévier de l’égalité – pour privilégier le contractualisme radical et la rééducation dans les écoles.
Gagnon confond modèles publicitaires et modèles sociaux, sans se poser la question si, bien plus que les Vin Diesel de ce monde, ce ne serait pas plutôt le défaut d’ancrage masculin dans leur société qui plongerait les jeunes garçons dans la détresse. En ce sens, on peut dire que toute la première moitié de son essai est ratée. La pub falsifie tout ce qu’elle touche : l’homme, la femme et même les chats et les chiens voient leur image distordue et avilie. Tout ce qui sort de la pub est nécessairement, d’une manière ou d’une autre, régressif, parce que l’idéologie marchande qui la sous-tend est dépendante pour se maintenir des pulsions infantiles du consommateur. Oui, bien sûr, ses effets sont toxiques, mais à quoi une dénonciation complaisante de ce système peut-elle mener, sinon à une impasse critique ? La pub est cancérigène, comme le soleil. Mais les deux sont là pour rester. À moins d’accepter de vivre dans un régime communiste, il faudra apprendre à s’en protéger en appliquant sur notre peau irritée un nouveau type de crème solaire.
La seule réponse à notre portée, contre l’omnipotence technologique de la pub et de la consommation, est précisément la culture, c’est-à-dire le travail patient sur l’héritage, qui, seul, a le pouvoir de former les êtres dans la durée et de leur donner la place qui leur revient dans le monde. Si l’empire de la pub et du mensonge marchand doit un jour tomber, ce ne sera pas sous les coups de boutoir d’un Léviathan socialiste, mais par suite du travail souterrain de l’héritage, qui aura élevé les hommes et les femmes à une pleine autonomie.
L’auteur lui-même semble d’ailleurs avoir vu les limites de son raisonnement. Aux deux tiers de son essai, après avoir remarqué les différences de culture entre l’Europe et l’Amérique du Nord, il change tout à coup de registre. Il se rend soudainement compte que l’homme et la femme ne sont pas que des sujets présumés « libres », exposés aux quatre vents du marché, mais qu’ils sont également des héritiers. Pointe alors un début de révolte salutaire sur les différences de condition entre les pays :
Notre incompréhension candide [devant le taux de décrochage des garçons], dit-il, cache l’hypocrisie d’une société qui tient la virilité bien à l’écart de l’érudition, du savoir, de la culture […] En Europe, par exemple, cette érudition est beaucoup plus valorisée et n’est absolument pas dommageable pour la virilité : au contraire, l’homme intelligent a là-bas quelque chose de fort et de séduisant.
Du petit essai scolaire poussif qu’il était jusque-là, qui puisait à gauche et à droite des références pour justifier un point de vue théorique artificiel, Je serai un territoire fier et tu déposeras tes meubles se transforme alors en un témoignage beaucoup plus senti et beaucoup plus juste sur la condition masculine. C’est l’héritage de la pauvreté dont prend ici conscience Gagnon. Il devine en cet instant précis qu’il est un pauvre, qu’il fait partie d’une société de pauvres, et que tous les grands mots sur « l’égalité » et les « construits sociaux » ne lui sont d’aucune utilité pour éclairer la souffrance qui l’habite lui et les siens. D’ailleurs, pour la première fois, le mot « québécois » fait son apparition. Gagnon ne se fait plus d’illusion et, quelques lignes après avoir circonscrit son analyse à l’Europe et à l’Amérique du Nord, il parle de « l’ampleur des contraintes stupides [je souligne] qu’il y a à être un homme québécois ». Plus que d’être un homme, c’est le fait d’être un homme québécois qui serait source de souffrance et de véritable aliénation.
Pour autant, Gagnon ne renonce pas tout de suite au faux savoir universitaire. Il nous infligera encore quelques citations pénibles d’ouvrages collectifs sur la « masculinité » comme « construit social ». Mais, pour l’essentiel, c’est une autre perspective qu’il adopte jusqu’à la fin. Abandonnant toute prétention intellectuelle, il lève le voile sur sa propre histoire. Gagnon se raconte et se libère. Il rapaille les morceaux de son histoire familiale et tente du mieux qu’il peut, dans tous ses pauvres moyens, de restituer la filiation dont il est issu. Les pages qu’il consacre à son grand-père et à son père sont certainement les plus belles et les plus touchantes du livre. Le père de l’auteur a été élevé dans une famille violente ; enfant, il devait fréquemment se lever au milieu de la nuit pour préparer à manger à son père qui revenait à la maison : une stratégie habile pour éviter à sa mère une confrontation. Les liens entre les deux étaient néanmoins très forts. Le fils avait l’habitude de s’asseoir sur les genoux du père pour se faire lire des extraits de grands classiques de la littérature, rares moments de tendresse où l’homme violent trouvait à s’apaiser dans la transmission d’un début d’héritage.
Je pense que cet homme sombre avait, étrangement, un besoin insatiable de pureté, commente Gagnon. Au Saguenay, dans les années 1960, les intellectuels ne couraient pas les rues ; la vie était, pour la plupart des familles, difficile et limitée. Pour les esprits plus mouvants, il devait y avoir quelque chose d’irrespirable : l’asthme leur montait au cerveau et ils devenaient fous.
Cet intellectuel raté qui devait mourir asphyxié par la pauvreté atavique de son peuple est mort quand son fils avait seulement 10 ans.
Fasciné, le lecteur suit le fil déroulé par Gagnon. Au grand-père violent fauché par le destin et la misère succède le père, moins menacé, mais toujours entravé par de puissants atavismes. Cet homme qui se sentait lui aussi une vocation d’intellectuel développe un goût pour les livres, qu’il ne réussit pas, toutefois, à intérioriser et à assumer. On reste bouche bée devant le portrait d’un homme qui a accumulé des livres sa vie durant, en les caressant à la manière d’objets aimés, mais qui semblait incapable de les posséder pour ce qu’ils étaient ; qui en est resté au fétichisme de la culture et se refusait littéralement à les lire pour en tirer une jouissance intellectuelle. Lorsque Gagnon, à l’adolescence, commence à s’intéresser à la culture, il se heurte au ressentiment du père qui n’hésite pas, en bon intellectuel raté, à le traiter de « tapette », lui refusant ainsi courageusement la virilité symbolique qu’il avait échoué à conquérir pour lui-même. La culture, ou, plus précisément, les livres, qui sont le moyen premier par lequel s’obtient et se confirme la maîtrise de la langue, voie d’accès royale à tout le reste, est tout à la fois objet de désir et de répulsion. À la manière d’une Mère idéalisée, elle a le pouvoir d’instituer, mais également de castrer. Que craignent de découvrir sur eux-mêmes et sur leurs pères les hommes qui se piquent de refuser tout contact charnel avec la culture et la langue française ? Cette névrose masculine et québécoise, à laquelle n’a cessé de s’alimenter l’anti-intellectualisme national, contribue encore largement aujourd’hui à éloigner nos garçons de la culture et de la connaissance. Plus grave, elle les empêche de s’inscrire dans une filiation et d’accéder au sens de leur histoire.
Le récit si particulier de Gagnon rappelle que l’histoire québécoise se divise en deux temporalités : la temporalité officielle, extérieure, sur laquelle s’est édifiée la fiction d’un Québec moderne, progressiste, émancipé de tous ses vieux démons, et que nous devons tous faire semblant de prendre au sérieux dans l’espace public sous peine de nous faire taxer de réactionnaire ; et la temporalité souterraine, l’évolution quasi géologique et reptilienne qui lie les hommes de ce pays par-delà la fausse fracture de la Révolution tranquille dans une même expérience de douleur et d’humiliation. Au Québec, l’émancipation concrète des individus ne se fait pas au même rythme que l’histoire officielle, et nulle part cette sentence n’est plus vraie que dans la condition masculine. Racontant le voyage qu’il a fait avec ses proches en Asie, l’auteur s’émerveille de voir son père arraché pour un bref instant à son état habituel : au contact d’un continent étranger et lointain, cet homme d’ordinaire si inhibé se détend et rayonne d’une lumière fugace toute spéciale. « Et là, pour la première fois, dit Gagnon, je lui ai appartenu. » C’est dans cette « appartenance » entre les êtres, comme le dit joliment l’auteur, et, en premier lieu, entre les pères et les fils, que se construit la filiation charnelle sans laquelle il ne saurait y avoir d’histoire collective conséquente, ni d’ancrage masculin pour accueillir les nouvelles générations. Pour l’une de ces appartenances fugaces et heureuses, conquise ici de haute lutte à la faveur d’un voyage, combien d’atavismes destructeurs transmis dans la vie quotidienne, combien de conflits inutiles entre pères et fils ? C’est dire à quel point l’homme québécois part de loin.
Du tréfonds de notre histoire, deux figures masculines archétypales ont façonné l’imaginaire collectif : le bûcheron et le prêtre, ou, pour le dire en d’autres mots, la brute séminale et l’intellectuel asexué. L’improbable duo s’est recomposé plus tard, dans le Canada français de Germaine Guèvremont et de Roger Lemelin, à travers Le survenant et Ovide Plouffe. Aujourd’hui, comment ne pas en voir le prolongement dans les figures burlesques du douchebag, héritier décadent de l’analphabétisme ancestral, et de l’intellectuel postmoderne « hipster », donneur de leçon professionnel et impuissant de service ? D’un côté, la force physique pourvoyeuse, imperméable à la culture ; de l’autre, l’intelligence qui, à force de se complaire dans une spirale autoréférentielle, dégénère dans une forme d’autisme culturel. D’un côté l’ensemencement organique, de l’autre la stérilité symbolique.
La nature schizoïde de cette opposition dénote une inaptitude troublante à réconcilier le corps et l’esprit, l’expérience et l’idéal, la réalité et le symbole, qui ne peut s’expliquer que par l’incapacité des Québécois à transcender la totalité de leur histoire, et, par là, à habiter leur pays de tout leur corps et de toute leur âme. Féconder une femme est plus facile que de féconder l’avenir, la naissance biologique plus aisée que la naissance culturelle. Dans le récit de son voyage en Asie, Gagnon observe que plusieurs Asiatiques, qui lui avaient semblé au départ efféminés, témoignent par leur prestance d’une harmonie entre le corps et l’esprit qui, en elle-même, a fini par lui apparaître autrement plus virile que les caricatures nord-américaines. La virilité consiste moins à montrer ses biceps qu’à habiter le monde et l’Histoire. C’est ce qu’avaient bien pressenti des hommes comme Gaston Miron et Pierre Perreault qui, chacun à leur manière, dans leurs œuvres, ont fait parler ces ancêtres analphabètes, défricheurs à jamais disparus, et entrepris de réintégrer le Québec dans le droit chemin de son histoire et de sa filiation par la reconquête de la langue et du territoire. Georges-André Vachon avait bien mesuré l’ampleur de la tâche dévolue à Miron, quand il a écrit, dans un sublime accès de lucidité : « Dans un pays sans pères, les nouveaux poètes doivent créer l’écart et la norme […] Miron n’avait d’autre ressource que d’être son propre père. »
Notre grand roman national est en vérité un modeste recueil de poèmes, L’Homme rapaillé, dont l’écriture et la réécriture ont été l’effort de toute une vie. L’homme québécois s’est rapaillé avec Miron et a chanté sa douleur. C’est depuis cette base paternelle, certes imparfaite, mais bien concrète, bien présente, qu’il lui faut aujourd’hui apprendre à se construire. Pour se trouver, c’est dans le sillage de Miron, bien plus que dans celui de Judith Butler et de la théorie du genre, que Steve Gagnon aurait avantage à s’inscrire.
Carl Bergeron