Politologue, maîtrise en études québécoises de l’UQTR. Membre du conseil d’administration de l’Institut sur l’autodétermination des peuples et des indépendances nationales (IRAI) et celui de la Société Saint-Jean-Baptiste de la Mauricie.
Depuis plus de cent ans, l’immigration au Québec est étroitement liée à la survie de la nation. La crainte de voir le peuple canadien-français noyé par l’arrivée massive d’étrangers choisis par Ottawa est une idée qui domine la première moitié du XXe siècle, alors que vers les années 1970, la société québécoise prend tranquillement conscience du rôle politique et social qu’elle doit jouer dans l’accueil et l’intégration de ces personnes. Ce réveil se manifeste à une période où la conception de l’identité de la société canadienne-française ne se définit plus surtout par la religion, mais davantage par l’appartenance linguistique. Le mouvement nationaliste y voit aussi la nécessité de proposer un modèle alternatif à celui du multiculturalisme canadien, un modèle qui encore aujourd’hui, cherche à s’imposer et suscite de vifs débats. L’article qui suit propose de revenir sur ce qui apparaît comme un moment décisif dans l’attitude de la population québécoise à l’égard des immigrants.
Endurer les préférences d’Ottawa
À l’exception de quelques conférences fédérales-provinciales sur l’immigration auxquelles le gouvernement québécois participe entre 1869 et 1874 et de l’existence, au cours de ces années, de ses propres services d’immigration postés en France et en Angleterre, la législation québécoise en cette matière reste très mince jusqu’à la période de la Révolution tranquille. Le fédéral occupe alors ce champ de compétence en entier et fixe ainsi son ordre du jour politique dont le principal objectif, durant la première moitié du XXe siècle, consiste à accroître la population canadienne et peupler son territoire. Avec les politiques des ministres de l’Immigration Clifford Sifton (1896-1905) et Frank Oliver (1905-1911), près de trois millions d’immigrants entrent au Canada, la plupart venant de la Grande-Bretagne et des États-Unis, mais aussi de plusieurs pays d’Europe de l’Ouest, de l’Est et du Sud.
Dans les pages de L’Action nationale, quelques auteurs s’insurgent des stratégies d’Ottawa pour peupler l’Ouest canadien, dénonçant des incitatifs plus favorables aux Européens que ceux offerts aux Canadiens français. En avril 1927, Anatole Vanier raconte comment les frais de transport sont nettement inférieurs si le futur colon quitte Londres plutôt que Montréal pour une ville située dans les Prairies. Le billet en partance de Montréal coûte le double à ceux qui souhaitent tenter leur chance dans l’Ouest, car le « gouvernement fédéral paye, avec notre argent, en subvention ou autrement, ce qu’il faut pour que les compagnies de transport consentent à l’immigrant d’Europe » des frais abordables. Pour Vanier, il y a là une des explications à la forte émigration des Canadiens français vers les États-Unis. En réponse à un tel déséquilibre, Vanier plaide pour que Québec réclame sa part de crédits accordés à l’établissement des immigrants afin qu’ils soient utilisés « avantageusement au bénéfice des nôtres, de nos intérêts et de notre influence. »
Dominique Beaudin rappelle aussi cet épisode dans un texte paru en mai 1948 et qu’il voit comme une preuve de favoritisme d’Ottawa envers les « sujets de Grande-Bretagne ». Selon lui, ces derniers arrivent plus facilement à accéder au fonctionnarisme du gouvernement fédéral qu’un Canadien. Par conséquent, « [i]l ne faut pas s’étonner que la politique d’immigration massive ait paru à nos compatriotes servir d’autres fins que la grandeur future du Canada », dit-il, et que pour plusieurs cette politique « prenait l’allure d’un sinistre complot ». Par l’immigration, le gouvernement fédéral cherche-t-il à noyer le fait français ? Beaudin juge cette thèse fort crédible : « il reste malheureusement incontestable que nombre d’Anglo-Canadiens haut placés ont cherché, par l’admission en foule d’immigrants nordiques, à réduire les Canadiens français au rang d’une minorité insignifiante et qui serait éventuellement absorbée. » Dans un témoignage d’Armand Lavergne rapporté par Beaudin, les propos d’un aide-sous-ministre de l’immigration confirmeraient cette thèse. Ce « Monsieur Evans » aurait exprimé à Liverpool le fait que seule l’immigration peut « noyer au Canada l’élément de langue française. » Une recommandation qu’avait déjà formulée Lord Durham dans son rapport de 1839 portant sur l’union du Bas et du Haut-Canada.
L’incohérence des choix politiques d’Ottawa pour augmenter la population canadienne est également critiquée par Beaudin. En effet, de 1851 à 1941 près de 6,7 millions d’immigrants s’établissent au pays, alors que 6,3 millions d’individus, dont une proportion considérable de Canadiens français, le quittent. « Si les gouvernements de l’État fédéral et des États provinciaux avaient eu pour les Canadiens authentiques les égards qu’ils ont montrés aux citoyens de l’univers, il est fort raisonnable de croire que cette politique aurait empêché chaque année 5 000 émigrants d’aller tenter fortune aux États-Unis ou ailleurs », écrit-il. Cette iniquité fortement dénoncée alimente le sentiment que l’immigration représente avant tout une menace pour la survie de la nation canadienne-française.
Difficile d’« assimiler » les non-francophones
La peur que la nation soit si diluée qu’elle en vienne à disparaître est à la fois nourrie par le nombre et les origines des immigrants, mais surtout, par la frustration de les voir intégrer la communauté historique anglophone et rejeter la culture et la langue de la majorité.
Bien que peu de textes aient été écrits sur l’immigration dans la première moitié du XXe siècle, quelques plumes prennent à partie la communauté juive qui, même si son établissement n’a rien de récent, a connu une croissance notable à cette période. Signant un article en juin 1933, Jacques Brassier s’inquiète que cette communauté soit un terreau fertile pour faire germer « la graine du communisme », idéologie perçue à cette époque comme étant une sérieuse menace à l’organisation sociale de la nation. L’immigration juive de 1900 à 1910 s’explique d’après Anatole Vanier (septembre 1933) par ni plus ni moins une incurie du gouvernement qui « a permis à l’un des pires virus de nos traditions religieuses et nationales de prendre racine chez nous ». Bien qu’il reconnaisse que son histoire, ses aptitudes collectives ainsi que les épreuves auxquelles il fait face rendent ce peuple sympathique, le problème est ailleurs : « sur tous les points du globe, ils ne forment pas moins des minorités inassimilables pour les autres peuples. »
Ce souci de l’assimilation des nouveaux venus ressort également dans l’article « Le creuset ou la mosaïque ? » que François-Albert Auger signe au mois de juin 1942. Il affirme alors que l’approche politique canadienne du creuset – ce modèle d’intégration de l’immigration par lequel la mixité des cultures mène à une nouvelle culture nationale homogène – a failli et que la priorité doit être mise sur l’assimilation des étrangers.
L’un des principaux obstacles à cette assimilation suggérée par Vanier et Auger est la forte attraction qu’exerce l’anglais comme langue d’accueil. Déjà en 1933, Jacques Brassier jugeait nécessaire de « refranciser un territoire habité depuis trois cents ans par un peuple français ». Ce sentiment d’urgence ne sera partagé par une majorité de Canadiens français que deux décennies plus tard.
Il faut lire Jean-Marc Léger (janvier 1952) et Jean-Charles Claveau (novembre 1969), de même qu’attendre la publication du rapport Parent (volume IV, mars 1964) pour entrevoir une prise de conscience sérieuse quant aux risques d’assister passivement à l’anglicisation des « Néo-Canadiens ». Ce n’est plus le simple fait de l’immigration qui suscite la méfiance, mais l’inertie des francophones. Le phénomène de l’anglicisation des immigrants en soi s’explique fort bien : les anglo-saxons forment une élite bien ancrée qui domine les sphères politiques et économiques de la société « sous le regard de nos gouvernants et refusent de s’intégrer au milieu québécois entraînant dans leur sillage la plupart des Néo-Québécois », écrit Claveau.
Au cours des débats à l’origine de la loi 101 faisant du français la langue officielle du Québec, la question d’interdire l’accès aux écoles anglophones pour les enfants d’immigrants afin de contrecarrer leur anglicisation quasi systématique suscite une vive opposition. La réaction virulente de la communauté italienne installée dans le nord de l’île de Montréal est le déclenchement de ce qui est appelé la crise de Saint-Léonard. Un article entier de Claveau est consacré à cet épisode où il voit « le symbole d’un Québec qui lutte pour garder son identité nationale » et l’occasion pour le gouvernement et le peuple québécois de réfléchir à la question nationale et à son avenir collectif. L’enjeu est simple : éviter que les Québécois francophones ne deviennent minoritaires « chez eux ».
Entre 1968 et 1990, le gouvernement québécois crée son propre ministère de l’Immigration et enclenche une série de négociations politiques avec Ottawa1 pour obtenir des pouvoirs dans ce champ de compétence partagé. La signature de l’accord Canada-Québec relative à l’immigration et l’admission temporaire des aubains (1990) donne à l’État québécois les pouvoirs de sélectionner les immigrants économiques, de déterminer le nombre total d’immigrants admis annuellement ainsi que la responsabilité de leur accueil et leur intégration. Au même moment, le gouvernement de Robert Bourassa publie l’Énoncé de politique en matière d’immigration et d’intégration Au Québec, pour bâtir ensemble, dans lequel il reconnaît que « l’incidence de l’immigration sur la situation linguistique au Québec n’a pas toujours été favorable au fait français », mais se montre « convaincu que l’immigration peut et doit [le] renforcer2 ».
Un tel optimisme n’est pas partagé par les démographes Jacques Henripin et Yves Martin qui écrivent en mai 1988 qu’on peut « craindre que non seulement le français ne soit pas très attirant, mais également que notre français ne soit davantage appauvri, perdant ainsi une bonne partie de son utilité et de son attrait pour un étranger » qui peut se trouver en terre anglaise rapidement. Pour éviter que l’immigration ne perturbe le poids relatif du français vis-à-vis de l’anglais, un objectif qu’il juge fort légitime, Charles Castonguay rappelle en novembre 1993 qu’il faut que près de 85% des allophones se francisent et que 15% s’anglicisent. Or, l’attrait relatif du français ne fait pas plus de 40% contre 60% pour l’anglais. Pierre Serré est du même avis (avril 2001) et ajoute que la vitalité des francophones – à Montréal du moins – est tributaire de la forte émigration interprovinciale des anglophones et non de la francisation des Néo-Québécois.
Encore aujourd’hui, aucune mesure politique n’a réussi à renverser cette tendance et les inquiétudes quant à l’anglicisation des immigrants perdurent. Le manque de volonté politique du gouvernement québécois fait particulièrement réagir Pierre Serré (novembre 2014) et Jean Ferretti (mars 2016), qui dénoncent la complaisance de Québec à l’égard des Anglo-Québécois. Alors que les anglophones d’origines britanniques connaissent un déclin démographique encore plus important que celui des francophones, l’adhésion de nouveaux anglophones issus de l’immigration permet le maintien au Québec du réseau institutionnel (et constitutionnel) anglais, ainsi que son pouvoir politique.
Apprendre à accueillir ces immigrants pour mieux en faire des Québécois
L’intégration des immigrants à la nation québécoise se heurte certes à des obstacles tels que le pouvoir politique d’Ottawa et la forte attraction de l’anglais comme langue vernaculaire, mais est-ce vraiment tout ? Les Québécois francophones ont mis un temps à reconnaître leur responsabilité dans l’accueil et l’intégration des nouveaux arrivants. Vaut-il mieux subir ou accueillir l’immigrant ?
Si Anatole Vanier (septembre 1933) réclame qu’en temps de chômage général, les frontières du pays soient complètement fermées, Dominique Beaudin (mai 1948) croit que le peuple, « par réaction de défense instinctive », n’est disposé qu’à accueillir une immigration « restreinte et choisie ». Bien que ces postures s’expliquent par la frustration partagée par plusieurs que le Québec n’ait aucun droit de regard sur les politiques d’immigration, Jean-Marc Léger demande, en janvier 1952, si « les Canadiens français nationalistes n’ont pas adopté une attitude non réaliste ». Il prend pour exemple les immigrants venus de France qui se heurtent à une attitude hostile. Dénonçant l’accueil indifférent et l’existence d’une « certaine xénophobie », Léger (février 1954) cherche à sensibiliser ses compatriotes quant au besoin pour les immigrants d’avoir au moins « un secours moral, la compréhension et le sourire de la part de leurs nouveaux concitoyens ». Il y aura, avec ou sans l’accord des Québécois, des immigrants qui entreront chaque année au pays, alors vaut mieux tirer de ce fait le plus grand profit possible, poursuit-il.
Dans son texte paru en mai 1988 et intitulé « Racisme, ethnocentrisme, xénophobie et immigration », Julien Harvey revient sur des études dressant le portrait de l’attitude des Québécois – surtout du milieu montréalais – à l’égard des immigrants. Il souligne alors la distinction entre des sentiments et la pratique de racisme et de l’ethnocentrisme, jugeant que tous les humains éprouvent par moment et selon les circonstances, des sentiments racistes. Or, si la pratique de racisme et d’ethnocentrisme reste relativement faible au Québec « en raison surtout de notre complexe d’infériorité héréditaire », la xénophobie est bien présente, écrit-il. En guise d’avertissement, Harvey ajoute : « on ne bâtit pas une société cordiale, hospitalière et généreuse sur la démolition de la culture d’accueil. Si, par exemple, des groupes immigrants agissent de manière à jouer le jeu d’Ottawa et de la majorité anglophone du Canada contre la langue et la façon de vivre du Québec, la cordialité sera mince et la xénophobie persistera. »
La justesse des propos d’Harvey se reflète dans les débats qui ont cours depuis dix ans sur la question du modèle d’accueil québécois. Les épisodes de la « crise des accommodements raisonnables » (2007-2008) et de la Charte des valeurs (2013-2014) témoignent de la nécessité pour le Québec de définir son propre modèle d’accueil et d’intégration en opposition au multiculturalisme canadien. La vision de L’Action nationale sur cette question est présentée clairement dans son « Manifeste pour un Québec laïque » publié en mars 2007 : une citoyenneté québécoise légale dans une République laïque et souveraine, voilà la solution.