Sylvain Tesson. Berezina

Sylvain Tesson
Berezina, Guérin, 2015, 199 pages

En 2012, Sylvain Tesson, écrivain casse-cou, spécialiste du genre « littérature de voyage extrême », entend souligner à sa façon le 200e anniversaire de la retraite de Russie. Accompagné de quatre de ses amis, deux Français et deux Russes, il enfourche un side-car qui le mènera de Moscou à Paris dans une aventure littéraire et historique de quatre mille kilomètres. Mais pourquoi s’investir dans une telle aventure ? Parle-t-il de lui quand il écrit que « L’homme n’est jamais content de son sort, il aspire à autre chose, cultive l’esprit de contradiction, se propulse hors de l’instant. L’insatisfaction est le moteur de ses actes » (p. 17). Et cette « insatisfaction », n’est-elle pas due à cette constatation : « Il y a deux siècles, des mecs rêvaient d’autre chose que du haut débit. Ils étaient prêts à mourir pour voir scintiller les bulbes de Moscou » (p. 19). Mais ce livre ne saurait se résumer à la mélancolie d’un hyperactif romantique. À sa manière, l’écrivain-bourlingueur (ou le bourlingueur-écrivain, c’est selon) veut répondre à sa propre question : « Quel était aujourd’hui le terrain d’expression de l’héroïsme ? » (p. 193)

Le livre en main, j’étais emballé, mais méfiant. Je craignais que l’écrivain, tel un « bobo », n’ait entrepris ce périple et l’écriture de son livre que pour se distraire, que pour mettre un peu de piquant dans sa vie, et ce, au détriment de l’Histoire ; celle avec un grand « H » ; la vraie, la grande, la seule. Donc, méfiance et circonspection.

Après quelques paragraphes, j’ai saisi l’ampleur de ma méprise. Tesson ne mange pas de ce pain-là. Il est terriblement inactuel. S’il partage la scène, si je puis dire, avec nul autre que Napoléon Bonaparte, son sujet de prédilection demeure le sort des « grognards ». Ce périple leur est dédié, comme il l’écrira lui-même : « Pourquoi ne pas faire offrande de ces quatre mille kilomètres aux soldats de Napoléon ? À leurs fantômes. À leurs sacrifices » (p. 19). Nulle question donc de s’allonger plus que nécessaire sur ses propres mésaventures. Comme pour s’interdire l’autoapitoiement, l’écrivain et ses amis ont d’ailleurs fait un choix éthique : « Le devoir de saluer la mémoire des soldats était à ce point chevillé à nos âmes que la moindre dérogation à la règle de la souffrance physique nous paraissait inconvenante » (p. 85).

Au moment où il enfile les kilomètres comme autant de verres de vodka, Tesson longe un gouffre autrement plus dangereux que le froid et la neige et dans lequel il aurait pu basculer, son lecteur avec lui. Les différents récits qui nourrissent son imaginaire et sa plume sont à ce point nombreux que le risque de confusion est là qui guette le lecteur, comme les cosaques pistaient les Français. Et cela est d’autant plus vrai que Tesson avait fait ses devoirs. Il connaît son sujet. À chacune des pages, donc, se côtoient le passé et le présent ; la tragédie et le courage ; l’égarement et le génie ; le feu et le froid ; le cheval et le side-car ; la forêt et la plaine ; le sang et l’eau ; la steppe et la glace ; l’avancée et la retraite ; la vie et la mort.

Bref, l’ouvrage aurait pu être parfaitement illisible. En mettant de l’ordre dans ce chaos, l’écrivain démontre l’ampleur de son talent. Au sujet de Napoléon se trouvant dans Moscou livrée aux flammes, qui d’autre que lui peut écrire :

Devant le ciel en sang et les palais en feu, Napoléon comprit qu’il avait sous-estimé la rage sacrificielle des Russes, la détermination d’Alexandre, et ce jusqu’au-boutisme des Slaves qui fera s’échouer des milliers de vagues humaines, cent cinquante ans plus tard, à Stalingrad, sur les récifs prétendument invincibles de la Wehrmacht (p. 52).

L’auteur sait que l’histoire russe est comme une matriochka ; les drames se suivent et s’emboîtent les uns dans les autres. C’est pourquoi, selon lui, les Russes ont « un goût pour la formulation permanente du malheur » (p. 92). Alors qu’un écrivain moins talentueux s’y serait cassé les dents, Sylvain Tesson, de sa plume vivante, généreuse et limpide, une plume qui nous pénètre comme le froid, a franchi sain et sauf ce qui aurait pu être sa Berezina.

Si Tesson donne un nouveau souffle à la « littérature de voyage », il demeure fidèle à l’interprétation classique de l’épopée napoléonienne. Aux guerres, aux morts, aux sacrifices et aux souffrances, l’écrivain répond : « Nimbé de ses victoires, [Napoléon] avait composé une géographie de la gloire. Austerlitz, Wagram, Iéna réchauffaient les cœurs, enflammaient les esprits » (p. 196). Le 5 décembre 1812, l’Empereur abandonne son armée pour se diriger d’urgence vers Paris. Tesson l’absout. Le rôle d’un chef militaire, comme celui de l’amiral, « n’est-il pas de s’occuper aux destinées de sa flotte plutôt que de périr dans le naufrage de l’un de ses navires ? » (p. 130) Pour ceux qui avancent que Napoléon n’aurait été qu’un aventurier, le bourlingueur riposte : « À quelle autre époque de l’Histoire de France un garçon boucher eut-il autant de chances de devenir général par la grâce de ses talents ? »

Je m’en voudrais de passer sous silence l’affection que Tesson porte aux aphorismes. Il les cisèle et les distribue tout au long de son ouvrage, certains faciles, d’autres superbes. Les Russes optent pour la stratégie de la terre brûlée ? Et Tesson d’écrire qu’ils ont « une capacité à laisser partout des ruines, puis à les arroser par des torrents de larmes » (p. 93). Berezina, un échec ? Une tragédie ? Une débâcle ? Il rétorque : « Qu’est-ce que la gloire […], sinon la conjuration de l’horreur par les hauts faits ? » (p. 117) Napoléon ne reconnaît qu’une chose : le mérite. Pour Tesson, les « maréchaux, brillant dans l’aube impériale, insultaient plus insolemment les privilèges de l’Ancien Régime que ne le firent les bouchers de la Terreur » (p. 148). Le froid, la faim, le harcèlement des cosaques et des paysans ? Des détails. Car le plus effrayant, c’est de « lutter pour la vie en ne sachant pas si l’épreuve durera quinze jours ou trois mois, ni quand elle prendra fin, ni si elle prendra fin, ni si on jouira d’un répit avant qu’elle ne prenne fin » (p. 162). Enfin, qu’est-ce que l’histoire ? « Un rêve effacé, d’aucune utilité pour notre présent trop petit » (p. 197).

Le 6 décembre 2012, Tesson et ses amis arrivent à Borissov, une ville de Biélorussie traversée par une rivière dont le nom est devenu célèbre : Berezina. Comment écrire et décrire ce qui a déjà été écrit et décrit mille fois ? Encore ici, Tesson relève le défi. Il conçoit que cet épisode le plus bouleversant de la retraite illustre mieux qu’aucun autre le courage des soldats, ainsi que le génie (la folie ?) et l’audace de Napoléon. Grâce à une autre ruse magistrale de l’Empereur, les 26 et 27 novembre 1812, les Français ont pu traverser la rivière jusqu’à ce que Koutouzov comprenne sa méprise. Le 28 novembre :

Quand les boulets russes s’abattirent sur la foule de la rive gauche, ce fut l’épouvante. On se rua sur le passage, les ponts se couvrirent d’une marée humaine. On mourait écrasé, étouffé. On glissait, on tombait, on tâchait de reprendre pied sur les passerelles pour finir dans le courant, noyé (p. 113).

Mais les deux ponts qui avaient été construits pouvaient aussi, paradoxalement, servir aux Russes. Le 29 novembre, Napoléon a dû prendre une terrible décision : il fallait les détruire coûte que coûte.

Quand les flammes s’élevèrent, ce fut une ultime ruée. Les hurlements recouvrirent la canonnade. Ceux qui étaient encore sur l’autre rive se jetèrent dans le brasier ou dans l’eau. Ils avaient, pour périr, le choix entre les deux éléments contraires (p. 114).

Notons que, malgré toutes ces descriptions du malheur absolu, pour Tesson, il n’y a ni victimes ni bourreaux. Il n’y a que des héros. Inactuel, vous dis-je.

Avec ce livre, Sylvain Tesson prouve, comme l’avaient fait avant lui Stendhal, Balzac, Tolstoï et Hugo – excusez du peu ! –, que l’Histoire est une source inépuisable d’inspiration. Grâce à son immense talent de narrateur, nous avons pu chausser les bottes des grognards et partager leurs tourments. Pourtant, tout comme Napoléon dans les steppes de Russie, Tesson aurait pu s’y engloutir et devoir retraiter devant l’énormité de la tâche. Mais il ne s’est pas laissé intimider par les mauvais augures. Il a écrit un récit grandiose et haletant ; à la mesure de l’Histoire, celle avec un grand « H » ; la vraie, la grande, la seule.

Martin Lemay, ex-député de Sainte-Marie–Saint-Jacques (2006-2012) et essayiste

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