Printemps 2021 – Tenir les livres loin de la prohibition

Chaque époque a ses sensibilités. C’est dire que les pudeurs varient, que ceux et celles qu’elles inspirent ou révulsent ne sont pas toujours les mêmes. C’est aussi dire que les fausses pudeurs meublent tout autant et avec les mêmes variations les arsenaux de la mauvaise foi. En ces matières comme en bien d’autres, le relativisme […]

Chaque époque a ses sensibilités. C’est dire que les pudeurs varient, que ceux et celles qu’elles inspirent ou révulsent ne sont pas toujours les mêmes. C’est aussi dire que les fausses pudeurs meublent tout autant et avec les mêmes variations les arsenaux de la mauvaise foi. En ces matières comme en bien d’autres, le relativisme ne doit pas servir de paravent à l’angélisme.

Les événements qui se précipitent dans le monde universitaire imposent des débats sur la censure qu’il n’est plus possible de minimiser. Quand des universitaires acceptent de mettre au ban des auteurs, qu’ils acceptent de censurer les œuvres et de mettre des livres à l’index, quelque chose pourrit dans la culture. La vertu qui veut faire mourir des livres n’est rien moins que philtre toxique. Peu importe la sensibilité qui l’inspire, l’appel à la prohibition ne peut jamais être tenu pour banal et encore moins être dispensé d’un questionnement sévère de ses justificatifs.

Force est de reconnaître que le militantisme moralisateur et la vie intellectuelle ne font jamais que des ménages tumultueux. Ils troublent le silence des bibliothèques et couvrent trop souvent d’anathèmes ceux et celles qui refusent de répondre aux injonctions et mises en demeure. C’est certainement l’un des effets pervers les plus toxiques de l’invasion et de la dénaturation de l’espace public par les réseaux sociaux. L’injure et le procès sommaire y sont de pratique courante, nourris d’une hargne et d’excès de langage qui donnent souvent froid dans le dos.

Il faut faire face et faire prévaloir non seulement le sens commun et les vertus civiques, mais encore et surtout rappeler les acquis des derniers siècles en matière de liberté de conscience et d’expression. Cela dit, il y a dans l’air du temps des sensibilités qu’on ne doit pas ignorer. Mais il faut s’interdire d’interdire ! Il faut tenir les livres loin de la prohibition. Il faut, bien au contraire, les placer – les ramener, le cas échéant – au centre du dialogue social enclenché par le militantisme à propos de causes aussi nobles que celles de la lutte contre le racisme, l’exclusion, etc.

Dans la cité comme dans les bibliothèques, il n’y a pas de place pour l’intimidation. Toutes les causes sont certes plaidables, mais aucune ne saurait justifier le recours à la violence, fût-elle symbolique. En démocratie, les désaccords sont normaux et légitimes. C’est par l’argumentation rationnelle menée dans un cadre défini par le respect mutuel et la tolérance qu’ils peuvent se résoudre et leurs effets s’atténuer ou se neutraliser. Les idéologies victimaires ne doivent pas être vues pour autre chose que ce qu’elles sont : des instruments de persuasion qui tentent de court-circuiter les évolutions et le changement nourris par le dialogue social en ajoutant à la force des arguments les arguments de la force.

C’est une chose inquiétante que la montée en puissance de ces idéologies. L’enfermement dans des catégories étanches qu’elles souhaitent trop souvent promouvoir en déconstruisant sous couvert d’ouverture les conditions de convivialité ne peut conduire qu’à la multiplication des petits censeurs autoproclamés qui se drapent dans une vertu dont ils se prétendent les détenteurs autorisés pour brûler des livres et des réputations. Cette forme extrême du multiculturalisme ne fait pas que multiplier les cloisonnements, elle érige l’ingénierie sociale en mode de construction du bien commun.

Il ne saurait être question de laisser se multiplier les instances et les groupes de pression pour alimenter les manœuvres d’érosion de la délégitimation de l’état de droit en créant des chasses gardées, des sanctuaires d’où peuvent pontifier des bricoleurs qui jouent tantôt de la race, tantôt de la génétique ou de tout ce qui peut devenir matière à néologisme dans le catalogue des phobies pour décréter les voies d’assainissement des mœurs et des institutions.

Depuis Gutenberg l’accès aux livres a nourri une révolution culturelle dont les acquis, avons-nous trop longtemps cru, étaient aussi pérennes qu’indiscutables. La discussion est désormais ouverte. Il faut prendre garde qu’elle nous ramène dans des impasses qui ont imposé de très lourds tributs à la culture et à la vie de l’esprit. L’impatience des militants qui désespèrent de voir l’adhésion aux vertus qu’ils prônent se faire trop lente ou rencontrer une résistance qui les heurtent ne doit en aucune manière tenir lieu d’argument pour justifier le moindre compromis sur l’exclusion des œuvres au nom de l’inclusion et la reconnaissance d’une plus grande vertu. Faut-il rappeler que l’enfer est pavé de bonnes intentions ?

Le monde est complexe et les mutations en cours ne vont pas arranger les choses. Les raccourcis et simplifications que d’aucuns assènent avec la bonne conscience des éclairés ne sont rien de moins que des matériaux pour construire la noirceur. Le décrochage civique et la désaffiliation institutionnelle sont des problèmes sociaux et politiques qui ne se règleront pas par plus de segmentation, plus de fractionnement et d’enfermement dans des capsules de certitude. La façon de répondre à l’intimidation dont s’autorisent certains promoteurs de la rectitude politique constitue, de fait, un premier test de cohérence de l’action civique pour les défenseurs des institutions et surtout pour ceux et celles qui ont à cœur de les changer pour mieux régler des problèmes que le simplisme et la précipitation ne feront qu’empirer. Le radicalisme qui s’autorise des moyens et méthodes sensés accélérer les changements espérés ne produira que régression et appauvrissement de la vie de l’esprit autant que de la convivialité.

Toutes les révolutions dévorent leurs petits. Il ne sert à rien de jeter les livres en pâture aux illuminés qui prétendent qu’il vaut mieux ne rien lire et leur obéir que de vivre avec l’inconfort d’un propos qui donnent aux mots et à ce qui se glisse entre les lignes une puissance qui aideraient les lecteurs à résister à leurs appétits.

Robert Laplante
Directeur des Cahiers de lecture

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