Ça s’annonçait comme une journée « normale » : cours en avant-midi, dîner au resto avec une amie et, ensuite, rendez-vous à mon bureau avec une étudiante pour discuter de sa thèse. C’est le sujet de mon cours de ce matin qui n’avait rien d’ordinaire : la grande pandémie de 2020 et ses effets sur la littérature et la culture québécoises.
J’ai toujours cru que ça prenait un certain recul temporel (et émotif) pour analyser une époque et ses œuvres. Il m’était souvent arrivé de l’évoquer dans des cours – on ne pouvait pas faire autrement – mais c’est la première fois que je préparais une séance à ce sujet. C’était donc un défi de tenter d’expliquer, seulement une dizaine d’années plus tard, l’ampleur des transformations que cette crise a engendrées sur l’objet de notre cours. Je ne partais quand même pas de zéro. De cette pandémie, nous en avions tous fait l’épreuve, mes étudiants et moi, chacun à notre manière. Personne n’était sorti indemne de ce traumatisme collectif et c’était un exercice périlleux d’y jeter un regard objectif.
J’ai d’abord parlé de ce qu’on nomme maintenant la « grande paralysie créatrice » ; de ces années où les écrivains, dramaturges et scénaristes québécois ont eu beaucoup de difficulté à écrire des romans, des pièces de théâtre, des scénarios de films ou de séries télévisées. Les artistes du monde de la musique, de l’humour, des arts visuels et de la danse (solo) s’en sont toutefois mieux tirés. On n’avait jamais vécu un moment comme celui-là et c’était difficile pour les écrivains de se projeter dans un autre espace-temps pour créer, dans une époque où ils s’inquiétaient pour leur capacité à se nourrir, pour leur santé et pour celle de leurs proches. Difficile aussi de trouver la motivation d’écrire sans savoir quelles maisons d’édition ou quelles librairies survivraient, ou encore, à quel moment des pièces pourraient être mises en scène ou quand et comment des tournages reprendraient.
Quand les représentations théâtrales ont repris (autrement que par quelques radios-théâtres ou par la diffusion sur le web de captations vidéo de pièces déjà présentées), ça n’a pu se faire que graduellement, avec des spectateurs répartis à deux mètres de distance. Durant des années, les théâtres ont seulement pu présenter des pièces sous forme de monologues ou avec des dialogues préenregistrés et des projections ; on a vu plusieurs mises en scène de pièces de Samuel Beckett…
Plusieurs textes ont paru sur Internet, mais très peu de livres ont été publiés au fil de ces années. Les textes écrits à cette époque appartiennent surtout à quelques genres : le journal de confinement, le huis clos, la poésie, l’utopie, le récit d’anticipation. Il y a eu très peu de dystopies ; le réel suffisait. Les genres de la « science-fiction » et du roman historique se sont aussi renouvelés : on y trouve les romans ou les pièces dans lesquels des personnages se rassemblent au restaurant ou dans des bars entre amis ; où des couples et des familles déambulent tranquillement dans les épiceries ; où deux inconnus s’embrassent sur le trottoir ou se prennent par la main après un premier rendez-vous ; où des touristes montent à bord d’un avion, d’un train ou d’un bateau de croisière ; où des milliers de spectateurs assistent à un match de hockey ou à un spectacle de musique ; où des personnes âgées reçoivent une visite des membres de leur famille et les serrent dans leurs bras…
De ces moments qu’on tenait autrefois pour acquis, je n’ai pas eu à offrir de trop nombreux exemples à mes étudiants ; ils en avaient tous connu quelque chose de leur vivant et l’ensemble du corpus québécois d’avant 2020 était rempli de ces scènes du quotidien. On commençait tous, graduellement, à pouvoir refaire l’expérience de certaines d’entre elles… Mais jamais avec l’insouciance d’avant.
J’ai toutefois dû leur expliquer certaines conséquences de cette pandémie dans le domaine des recherches sur la littérature québécoise. Je leur ai d’abord parlé à partir de ma propre expérience de chercheuse… Durant quelques années, nous étions plusieurs à être déboussolés, à peiner à poursuivre certains chantiers de recherche ou à devoir les adapter, parce que le réel avait trop changé. Certains se sont même trouvé une nouvelle vocation et ont tout abandonné pour devenir boulangers ou cultiver un jardin en région (La donation de Bernard Émond et L’âge des ténèbres de Denys Arcand ont connu un regain de popularité). Des professeurs se sont précipités dès l’automne 2020 pour fonder des chaires de recherches sur les thèmes de « L’imaginaire covidien » ou de la « Littérature numérique du confinement »… J’ai confié à mon groupe que, à mon avis, on commençait à peine à repérer les œuvres marquantes, ou les « classiques » de cette époque et qu’il nous fallait donc faire preuve d’une grande prudence avant de tirer des conclusions au sujet de cette crise. Tout ce qu’on avait tenté depuis 2020 ne pouvait que relever de suppositions. Les projections dans le futur avaient toutefois longtemps été un exercice salutaire, pour imaginer des jours meilleurs. J’en avais d’ailleurs fait l’expérience au printemps 2020, dans un texte paru dans une revue, et je m’étais amusée, en préparant ce cours, à relire ce que j’avais imaginé pouvoir enseigner dix ans plus tard, lorsque la transmission de la parole aurait repris ses droits sur la « transmission communautaire » d’un virus.
J’ai toutefois dû rappeler que, avant les inscriptions massives auxquelles on assistait présentement dans notre domaine d’étude, il y avait eu des années de vache (très) maigre. Crise économique et sanitaire oblige, les revenus et les inscriptions se faisaient très rares dans les départements de littérature au collégial et dans les universités. Les contrats et les postes en enseignement en arts et en sciences sociales aussi. J’ai moi-même eu peur de ne jamais pouvoir devenir professeure. Parmi ceux qui ont pu étudier, plusieurs se sont d’abord tournés vers les techniques collégiales et les disciplines liées aux sciences de la santé, pour soigner les gens, contribuer à la recherche d’un vaccin ou d’un médicament et aider à prévenir de nouvelles pandémies.
Une fois le vaccin trouvé, après les nouvelles vagues de la pandémie que l’on a vécues – parce trop d’adeptes des théories du complot se sont réfugiés dans les bois pour échapper à la vaccination obligatoire et que le virus a pu muter et continuer à se transmettre –, plusieurs ont constaté que les arts et la culture étaient aussi des « services essentiels » à la vitalité d’une société. Bien entendu, le Dr Arruda a beaucoup contribué à cette prise de conscience, même lorsqu’il était directeur national de la santé publique et qu’il parlait de ses tartelettes portugaises et de l’importance de la musique et des arts, lors des points de presse quotidiens en 2020 – c’était avant qu’il ne devienne ministre des Arts et de la Culture québécoise dans le deuxième gouvernement Legault…
Certains étudiants ont été étonnés d’apprendre que, avant mars 2020, il y avait de grands débats entre des universitaires de plusieurs disciplines et des personnalités publiques au sujet de l’existence de la nation québécoise. Plusieurs affirmaient que la forme politique de la nation était complètement dépassée, que nous étions tous d’abord des « citoyens du monde » et que le simple fait d’évoquer l’existence d’une nation québécoise et de sa littérature et de sa culture, dont le trait caractéristique premier était la langue française, relevait de la xénophobie ou de la « fermeture à l’autre ». Le peuple québécois en était même arrivé à intérioriser ces critiques.
J’ai expliqué à mon groupe que certains événements dans l’Histoire sont de formidables révélateurs, bien plus que ne sauraient l’être plusieurs travaux de recherche. Cette pandémie avait été un véritable catalyseur. On n’avait plus jamais étudié la question nationale comme on l’avait fait auparavant. Soudainement, certains débats paraissaient plutôt futiles. Les Québécois avaient fait l’épreuve intime et quotidienne de leur identification à la nation québécoise. Les conférences de presse de François Legault (où il se disait « fier des Québécois », nous invitait à appeler des personnes seules, et était ému en disant qu’il ne pourrait pas voir sa mère à Pâques) ont grandement contribué à rappeler sa distinction au peuple qui l’avait oubliée. Le deuil obligé des célébrations de la Fête nationale en 2020, aussi…
La pandémie a aussi permis au peuple québécois de se comparer aux autres nations et de constater qu’il avait somme toute bien peu à voir avec le peuple américain (mis à part quelques luttes pour du papier de toilette dans des magasins Costco) et qu’il était aussi profondément distinct du Canada anglais. Après une ruée initiale vers les grandes surfaces américaines et la livraison sur Amazon, plusieurs ont constaté que leur quartier n’était plus le même sans les petits commerces du coin et ils ont ensuite préféré dépenser le peu d’argent qu’il leur restait pour encourager leurs voisins.
À force d’essayer d’apprendre sur Internet (souvent en anglais) des techniques pour faire du pain ou de la pâte à tarte, rapiécer des vêtements, tricoter, coudre un bouton, cultiver des légumes, construire une cabane à oiseaux ou réparer un tuyau qui coule, plusieurs ont constaté avec regret qu’ils auraient dû écouter plus attentivement lorsque leurs parents ou leurs grands-parents avaient tenté de leur transmettre ces savoirs et ces techniques. Les longues promenades ont entraîné des réflexions semblables, quand le bruit des voitures a cédé la place au chant des oiseaux et que plusieurs ont constaté qu’ils ne savaient pas plus reconnaitre les espèces d’oiseaux qu’ils ne savaient nommer les fleurs qu’ils prenaient enfin le temps d’admirer. Plusieurs ont aussi constaté qu’ils ignoraient à qui et à quoi renvoyaient tous les noms de rues et de parcs, auxquels ils n’avaient jamais pris le temps de réfléchir. Et en attendant que la crise passe, dans l’angoisse et la solitude les plus totales des CHSLD, ou en écrivant leur autobiographie à l’invitation de Janette Bertrand, les aînés confinés prenaient conscience de tout ce qu’ils n’avaient jamais transmis ou raconté aux plus jeunes générations et espéraient qu’il ne soit pas trop tard pour le faire…
C’est dans ce contexte que s’est fait sentir le désir de renouer avec un « vieil héritage » (comme l’a écrit Jacques Ferron) ; celui du Canada français, cette époque pas si lointaine où on avait appris l’importance de compter sur des « réseaux de sociabilité élémentaires » – je leur ai cité des propos de Fernand Dumont au sujet de la famille, de la paroisse et du village – et de pouvoir nommer le pays, son histoire et sa flore. Une époque où les parents et les grands-parents transmettaient des récits et des connaissances à leurs enfants, pour que le « pays » puisse tenir, par sa conscience du chemin parcouru auparavant. Ce n’était pas une volonté de faire ressusciter ce passé, mais plutôt une reconnaissance de sa valeur comme réservoir de repères qu’on pouvait convoquer au présent, en les actualisant.
Quand les librairies (celles qui ont tenu le coup) ont enfin rouvert leurs portes, les livres de Jacques Ferron, du Frère Marie-Victorin et des romans comme Il n’y a pas de pays sans grand-père de Roch Carrier sont revenus au goût du jour. Des œuvres de l’époque du Canada français ont été relues, sans le regard cynique postmoderne d’avant 2020.
C’est tout cela qui a pavé le chemin vers 2025, lorsque les Québécois ont dit OUI à la proposition portée par le Nouveau Parti pour l’Avenir des Québécois, né de la fusion de la CAQ et du PQ. Il faut dire que la pandémie a aussi rappelé la place véritablement accordée au français au Canada, où les conférences de presse dans les autres provinces étaient traduites en langage des signes, mais jamais en français et où le gouvernement fédéral avait autorisé la vente de désinfectants avec des étiquettes unilingues anglaises… La pertinence d’une souveraineté-association avec les communautés francophones hors Québec est devenue évidente, d’autant plus que les Québécois avaient commencé à se rapprocher d’elles au cours de l’année précédant la pandémie.
À la toute fin du cours, j’ai rappelé qu’un événement historique se préparait : pour la première fois depuis 2020, ce soir, une nouvelle reprise des Belles-Sœurs serait présentée, avec sa distribution complète. C’était enfin possible, avec la levée de l’obligation de la distanciation de deux mètres. J’y assisterai d’ailleurs ; après un souper au resto avec des amis de passage en ville.
* Candidate au doctorat en études littéraires, Université du Québec à Montréal