Étienne-Alexandre Beauregard
Le schisme identitaire. Guerre culturelle et imaginaire québécois
Boréal, 2022, 282 pages
Étudiant de premier cycle en philosophie et en science politique à l’Université Laval, qui a déjà derrière lui une solide expérience militante (impliqué d’abord au Parti québécois, il a rejoint la CAQ à l’occasion de la « grande recomposition » du 1er octobre 2018), Étienne-Alexandre Beauregard n’est pas inconnu de ceux qui se passionnent pour la vie des idées. Nous avons déjà pu le lire sur son blogue (www.eabeauregard.com) et dans plusieurs revues et journaux, dont L’Action nationale et le Journal de Montréal, où il se démarque par la grande qualité de ses analyses et le large éventail de ses lectures.
Comment ne pas y voir les deux pôles de son engagement : l’action politique et le travail de la pensée ou, pour le dire en des termes un peu plus soutenus, l’investissement dans la cité et une authentique vocation pour la vie de l’esprit ? Sa pertinence et sa pugnacité sur les réseaux sociaux en font un « intellectuel de combat » au sens le plus fort du terme. À un peu plus de 20 ans, Beauregard sait ce qu’il veut et a fait ses choix. S’il ne sait peut-être pas encore ce qu’il deviendra, il sait manifestement ce qu’il n’entend pas devenir.
Son premier livre, Le schisme identitaire. Guerre culturelle et imaginaire québécois, commence par un avant-propos où il raconte les origines de sa quête. Fils d’une famille de classe moyenne de Cap-Rouge et d’un père souverainiste, Beauregard a grandi dans un environnement où la référence nationale allait de soi. Son école primaire invitait des artistes tels que Armand Vaillancourt et Gilles Vigneault, qui venaient y faire œuvre de transmission. La bibliothèque paternelle contenait une dizaine de livres issus de la littérature politique de la Révolution tranquille, comme les mémoires de René Lévesque et les essais de Claude Morin, où il n’hésitait pas à puiser pour parfaire son éducation. Ce n’est qu’à l’école secondaire qu’il a pris connaissance d’un discours de rejet de la nation, devenu dominant après la déclaration de Parizeau et le référendum de 1995, qui faisait du monde dans lequel il avait vécu la source « systémique » de tous les maux du Québec.
L’écart entre la nouvelle idéologie et la réalité a semé les germes d’une révolte et lui a inspiré le désir d’un engagement. « Il y a quelque chose de profondément dérangeant, écrit-il, à voir la société dans laquelle on est né être désavouée et forcée à changer radicalement par ses propres élites politiques et culturelles. » Il a compris très tôt que ceux qui contrôlaient les représentations et l’imaginaire collectif détenaient le pouvoir. Dans la démocratie contemporaine, qui négligerait la guerre culturelle se condamnerait à des victoires électorales épisodiques et, surtout, à l’impuissance. Ce n’est pas tout de prendre le pouvoir. Encore faut-il être en mesure de l’exercer dans un espace qui fait droit à notre vision du monde. Un gouvernement nationaliste qui voudrait gouverner dans une société établissant la majorité historique comme une source de l’oppression, bute sur un obstacle autrement plus redoutable que l’adversaire partisan classique. Il est placé devant le choix de donner des gages à l’idéologie dominante et de renoncer à son agir, ou de se ménager une liberté d’action en assumant une position contre-hégémonique dans la cité.
Qu’est-ce que le projet québécois ?
Avant de proposer sa propre stratégie de reconquête, Beauregard revient sur l’âge d’or perdu de la Révolution tranquille et les conditions qui ont mené à l’hégémonie néonationaliste entre 1960 et 1995. Car les moins de 30 ans doivent savoir qu’il fut un temps où le Québec était jugé non seulement normal, mais tout à fait légitime et désirable, à un point tel qu’il était impossible de faire carrière dans le domaine politique ni, bien souvent, dans le domaine culturel, sans s’inscrire dans la référence nationale. Mais cette hégémonie ne s’est pas installée du jour au lendemain, ni même exclusivement grâce à la Révolution tranquille : elle a été précédée d’une victoire sur le terrain des idées. C’est à Lionel Groulx et au groupe de L’Action française (ancêtre de notre chère Action nationale), et à leur combat contre le nationalisme pancanadien d’Henri Bourassa, que l’auteur fait remonter la paternité de la référence québécoise et du néonationalisme.
Contrairement à Bourassa, soutient-il, Groulx souhaite que les Canadiens français rejettent leur statut minoritaire pour ancrer leur nationalisme dans un État sur lequel ils auraient le plein contrôle : l’État québécois. Cette révolution mentale qu’on doit à la pensée du chanoine sera la prémisse du changement le plus fondamental qui marquera la nation durant la Révolution tranquille : le passage de Canadiens français à Québécois.
Révolution mentale qui s’accompagne d’une révolution historiographique : Groulx fait de 1763 le point de bascule de l’histoire nationale, contre l’hagiographie loyaliste qui en faisait un événement bénin, bénéfique ou même, pour certains historiens, providentiel. Maurice Séguin et l’École de Montréal reprennent la trame et font de l’histoire québécoise une téléologie : la Nouvelle-France, où logeaient toutes les virtualités d’une colonie du Nouveau Monde, a été détournée de son évolution normale par la Conquête, qui a été suivie d’une survivance marquée par la dépossession de l’agir collectif. Le projet national qui s’ouvre avec le printemps de la Révolution tranquille vise à mettre un terme à l’hiver de la survivance et à corriger la déviation de la Conquête, pour rétablir la nation dans son axe de développement et l’homme québécois dans sa plénitude. Le resserrement du groupe canadien-français autour de « l’État du Québec », qui se confirme avec les États généraux du Canada français, institue un sujet politique unitaire sur le territoire, ce qui ouvre sur la réalisation de réformes sociales et économiques majeures et sur la fondation du premier parti pouvant prétendre faire l’indépendance.
Le projet de la Révolution tranquille met de l’avant un « homme nouveau », que l’auteur prend bien soin, et c’est heureux, de distinguer de « l’homme nouveau » des totalitarismes : le Québécois majoritaire et sûr de son bon droit s’élevant contre le Canadien français minoritaire et dédoublé. Bien que salutaire et nécessaire, cette refondation identitaire se serait accompagnée, selon l’auteur, d’un « profond refus de soi », entraînant dans son sillage la disqualification d’un Canada français « ancré historiquement » et porteur d’une « mémoire longue ». C’est ici que nous avons été plongé dans un important dilemme, qui fut par ailleurs le seul que nous ayons éprouvé à la lecture de ce livre superbe. Il nous a semblé que Beauregard, s’il se fait visionnaire en entrevoyant dans la grande recomposition de 2018 la possibilité de ramener dans le « nous » national les laissés-pour-compte de la Révolution tranquille, qui se sentaient attachés à un imaginaire – voire à un kitsch – canadien-français, tend à se faire trop schématique dans sa lecture de la rupture par les élites de la Révolution tranquille.
Poussée trop loin, la normalisation du Canada français fait sauter la trame néonationaliste et prive le sujet unitaire québécois de tout ressort pour corriger son destin et conquérir sa liberté. Elle le mystifie aussi dans une version méliorative de lui-même, qui fait l’impasse sur la permanence de traits hérités de la psychologie du colonisé, terme déjà employé par Groulx et qui n’est pas l’apanage des intellectuels tiers-mondistes, comme semblent le croire les nationalistes conservateurs contemporains.
Beauregard parie sur un déplacement de l’incitatif à l’indépendance, d’une mémoire canadienne-française problématique qui motiverait un dépassement de soi dans le cadre d’une nouvelle synthèse identitaire, vers la frustration issue de la privation de l’agir collectif par un Canada converti à l’hégémonie postnationale. La proposition ne manque pas d’intérêt, mais elle repose sur une hypothèse qui ne s’est pas encore vérifiée : les Canadiens français sont-ils bel et bien devenus des Québécois ? Et si oui, dans quelle proportion ? Beauregard croit les Québécois advenus à eux-mêmes, mais c’est loin d’être sûr, quoiqu’une étape a certainement été franchie avec la Révolution tranquille. Nous le saurons dans la prochaine décennie à la réponse qu’ils opposeront aux outrages et aux empiètements d’une hégémonie postnationale toujours plus conquérante. Assisterons-nous au retour du Canadien français, qui fait le dos rond et recherche l’approbation de l’Anglais ? Ou verrons-nous à l’œuvre le Québécois sûr de lui-même et de sa référence ?
L’autre problème que nous voyons avec la normalisation de la mémoire du Canada français est de nature stratégique. En contexte de guerre culturelle, où la concurrence des mémoires fait foi de tout, quel intérêt auraient les nationalistes à proposer une version normalisée de l’expérience de la survivance ? De la normalisation à la banalisation, il n’y a qu’un pas – qu’il est aisé de franchir. À force de répéter qu’il n’y a pas eu de « grande noirceur », que le Canada français était peuplé de paysans pieux et parfaits, et que la classe politique était étrangère à la collaboration avec le conquérant sous prétexte qu’elle faisait de son mieux pour préserver l’avenir, les adversaires du camp national auraient beau jeu d’en conclure que la Conquête ne fut pas une tragédie, mais, somme toute, un jeu-événement à somme nulle.
Il y a un risque pour les conservateurs, qui veulent réhabiliter une certaine continuité nationale en corrigeant les excès de la Révolution tranquille, de perdre le contrôle de ce qu’ils font et de livrer indûment des armes à l’adversaire. L’histoire n’est pas qu’une célébration : c’est aussi un drame à grande échelle, un théâtre où il devient possible de pleurer sur les souffrances vécues. Quel sera le drame de la nation, avec un Canada français normalisé ? N’est-ce pas faciliter la tâche aux racialistes, qui cherchent à faire des Québécois des « Blancs » comme les autres en les présentant comme de fausses victimes de l’Histoire ? La vérité historique est que le Canadien français de 1950 était un citoyen de seconde zone dans son propre pays, proche du statut du Noir américain et de l’immigré de première génération. La citation de Bourgault brandie par l’auteur, sur le Québécois appelé à s’émanciper du Canadien français, relevait moins d’un « profond refus de soi » que d’un impératif moral.
Un nouveau nationalisme sans les intellectuels progressistes
Si Beauregard voit dans la défaite référendaire de 1995 le début de la fin pour l’hégémonie néonationaliste, il voit dans la crise des accommodements raisonnables les prémices d’un nouveau nationalisme, enraciné et débarrassé du paradigme progressiste. Fin lecteur des théoriciens québécois et occidentaux, il identifie les États-Unis en tant que modèle par excellence de la nation idéologique et non culturelle, situant le « rêve américain » d’un Gérard Bouchard dans l’orbite du patriotisme constitutionnel de Habermas.
L’inféodation de l’intelligentsia souverainiste à cette nouvelle hégémonie postnationale a culminé avec le Bloc québécois de Gilles Duceppe et la percée du NPD de Jack Layton en 2011. Le Québec social-démocrate, paritaire et écologiste (French Touch en prime) était opposé à un Canada capitaliste, inégalitaire et pollueur. Tout ce qui relevait de l’identité et du destin historique de la nation était associé à l’ethnicisme, au « repli sur soi », au proverbial « retour en arrière ». L’ironie est que cette recherche obsessionnelle de la caution morale de l’hégémonie, dispensatrice des bons points de progressisme et de modernité, fut contemporaine d’une mutation profonde du monde occidental, qui a vu le retour en force de l’identité, y compris au sein des grandes nations idéologiques qui se prétendaient à l’abri de ce genre de fractures et de questionnements. De sorte que le nouveau nationalisme, brocardé par les élites comme passéiste et réactionnaire, se trouvait au contraire en phase avec la nouvelle dynamique mondiale. Pour Beauregard, c’est ce déclassement de l’intelligentsia progressiste dans la définition de l’intention nationale qu’est venue parachever l’élection triomphale de la CAQ en 2018. Pour le dire en une formule : le clergé intellectuel québécois a alors passé l’arme à gauche.
Beauregard conteste les interprétations de la gauche professorale sur le nationalisme caquiste, qui cherchent à lui dénier toute légitimité dans l’expression de l’intention nationale en en faisant une résurgence du Canada français ethnique. Il y voit une manœuvre du sérail pour disqualifier un courant sur lequel il a perdu l’autorité idéologique. Pour lui, la grande recomposition nationaliste n’est pas un surgeon né du fonds opaque du Canada français, mais est issue au contraire du corps politique de la Révolution tranquille, en ce qu’elle manifeste une pleine conscience majoritaire d’un sujet unitaire qui ne serait pas disposé à accepter sa sortie programmée de l’Histoire par les intellectuels cléricaux de l’hégémonie postnationale.
Le débat enflammé sur la place du crucifix à l’Assemblée nationale en est le meilleur exemple. Qui croit en toute honnêteté qu’il aurait pris une telle ampleur s’il avait été soulevé dans les années 1990, au temps de l’hégémonie néonationaliste ? La décision du retrait au Salon bleu n’aurait assurément pas suscité les passions : elle aurait passé comme une lettre à la poste. Mais à l’intérieur de l’hégémonie postnationale, qui établit la majorité historique comme source de l’oppression, l’option du retrait prenait un tout autre sens. Non sans raison, la majorité francophone avait subodoré qu’on cherchait à le retirer sous de fallacieux prétextes, à la suite d’un procès des symboles d’une culture majoritaire jugée illégitime dans ses propres institutions. Ce n’est pas tant le retrait du crucifix qui posait un problème que le cadre de signification dans lequel l’hégémonie postnationale entendait l’inscrire.
Le « schisme identitaire » est la grande question de notre temps. Il a engendré un clivage politique beaucoup plus prononcé que celui entre fédéralistes et souverainistes, qui a dominé l’hégémonie néonationaliste au Québec de 1960 à 1995, en ce qu’il met en cause deux conceptions radicalement différentes du sujet politique et du demos dans la cité. Fédéralistes comme souverainistes étaient en profond désaccord, mais leur conception philosophique de la démocratie ne différait pas fondamentalement. Ils se partageaient les suffrages d’un même « nous », autrement dit, d’un sujet politique unitaire qui était mis en scène à travers des options différentes quant à la recherche du bien commun. Beauregard revisite avec beaucoup de talent l’histoire intellectuelle des 50 dernières années. Lecteur attentif de Mouffe et de Laclau, de Kymlicka et des théoriciens de la gauche radicale, il montre bien la métamorphose idéologique d’une intelligentsia qui a renoncé à la révolution du prolétariat au nom de l’universel et du collectif, pour lui préférer une « révolution de l’intérieur », subjectiviste et individualiste, fondée sur la dissolution du sujet et la subversion permanente du principe démocratique majoritaire.
Dans ce nouveau paradigme, qui met en cause la démocratie telle que nous l’avons connue, le sujet politique unitaire cède la place à un sujet politique éclaté, dont la lutte présumée sacrée et, par conséquent, intouchable et non critiquable, est mise en scène par la coalition « intersectionnelle » des identités discriminées, contre une majorité nationale vue comme source de l’oppression, bref, comme gros méchant de référence. « L’éthique de la loyauté » qui avait orienté le jeu partisan dans l’hégémonie néonationaliste, en faisant du destin de la nation la référence de la joute politique, disparaît au profit d’une « éthique de l’altérité », qui fait des identités minoritaires et du ressenti identitaire et victimaire les critères de validation de la légitimité démocratique.
Dans le cadre politique partisan, les effets en sont observables dans l’évolution parallèle du Parti libéral du Québec et de Québec solidaire. Les fédéralistes qui étaient condamnés, tel Robert Bourassa, à donner des gages de loyauté dans l’ancienne hégémonie ont les mains libres pour accélérer la révolution initiée par Pierre Elliott Trudeau en 1982. Profitant de la nouvelle hégémonie, le Parti libéral du Québec se défait de son vernis nationaliste et use de sa position avantageuse et de la chute du PQ pour se faire réélire durant une quinzaine d’années. QS profite de l’erre d’aller et largue progressivement son aile gauche traditionnelle, qui cultivait une vision du bien commun et se sentait encore tenue de répondre à une éthique de la loyauté, notamment sur la Loi 21. Le parti de Manon Massé et de Gabriel Nadeau-Dubois n’est plus celui d’Amir Khadir et de Françoise David. Auparavant comme chien et chat, le PLQ et QS sont devenus par la force des choses des alliés objectifs, destinés à collaborer toujours plus étroitement dans le cadre d’un bloc progressiste et rouge, promoteur du multiculturalisme et du subjectivisme identitaire, contre un bloc conservateur et bleu, rempart du nationalisme et de la culture majoritaire. Québec solidaire et le Parti québécois deviennent des avant-gardes qui ont pour fonction d’influencer l’opinion publique et de faire pression sur le vaisseau amiral de leurs blocs idéologiques respectifs pour faire avancer leurs idées et gagner la guerre culturelle. De l’issue du conflit dépendra l’avenir de notre régime politique et de la nation québécoise.
Guerre culturelle et sens de l’Histoire
Notre auteur n’est ni pessimiste ni optimiste : c’est un réaliste qui est, de surcroît, volontaire et audacieux – un réaliste gramscien. Pour lui, la situation est dramatique, mais n’est pas encore perdue. La liquidation du mouvement indépendantiste a au moins eu le mérite de clarifier le tableau et d’ouvrir le jeu. Voici l’occasion, se dit-il, de refaire du nationalisme une idéologie qui répond au désir de survie culturelle et à la soif de continuité des Québécois, après une parenthèse de 50 ans où seul l’imaginaire de la rupture et de l’utopie (le « projet de pays ») semblait avoir droit de cité dans la bouche des intellectuels. Beauregard en appelle à un rassemblement autour d’un « nous » délivré de la tutelle des théories progressistes et des projets de transformation radicale de la société, dans un contexte de ressaisie des majorités nationales en Occident :
Si le pays québécois devient à la fois synonyme de survie culturelle, de rejet du politiquement correct et de rejet du multiculturalisme, veut-il croire, il s’imposera naturellement dans une dynamique populiste où la majorité silencieuse s’opposera catégoriquement à ces mutations identitaires imposées d’en haut, au point d’être prête à faire des choix radicaux pour demeurer ce qu’elle est, comme l’a démontré le référendum gagnant sur le Brexit.
La confiance de Beauregard dans l’unité de la majorité fait plaisir à voir. Mais le peuple québécois dans son ensemble correspond-il à l’échantillon de Cap-Rouge ? Une chose est certaine, le brillant penseur a raison de voir dans le cycle politique ouvert par la CAQ la dernière chance du projet issu de la Révolution tranquille d’infléchir le cours de l’Histoire. Très inspiré et combatif, son livre accentue la mutation offensive d’un conservatisme national qui avait naguère tendance à se contenter de dénoncer ou de moquer les excès du progressisme. L’esprit de reconquête intellectuelle qui l’anime s’exprime en particulier dans le chapitre sur l’écologisme. Refusant de concéder l’exclusivité de ce thème stratégique à la gauche, il propose une version de ce que pourrait être un écologisme conservateur et national, plaidant à juste titre que l’écologie est par nature conservatrice.
Nous lui suggérons pour notre part qu’il ne devrait pas s’en tenir à l’écologisme. On le voit avec les attaques contre la liberté d’expression, la censure du patrimoine littéraire et artistique, le puritanisme moralisateur, la remise en question de la liberté de création, la soumission cléricale des élites universitaires et médiatiques au mensonge : la translation des valeurs de la modernité libérale de la gauche à la droite est un processus largement enclenché. Il faut donc l’accélérer et prendre tout le butin du camp d’en face, à commencer, au Québec, par la mémoire de la Révolution tranquille. Beauregard a l’intelligence de ne pas abandonner cet imaginaire fondateur de notre histoire à la gauche. Bien au contraire, il lui dispute âprement son monopole. La raison en est simple : qui possède la marque déposée de cette période au Québec peut prétendre orienter le sens de l’Histoire. Ce n’est donc pas un hasard si la gauche universitaire crie à un « retour (fantasmé) au Canada français » devant le renouveau nationaliste. Elle sait où se trouvent ses intérêts et obéit strictement, ici, aux impératifs de la lutte pour le pouvoir intellectuel.
Les conservateurs sont des idéalistes comme tout le monde : ils veulent façonner la société à l’image de ce qu’il croit être la vie bonne et souhaitable. Ceux qui pensent pouvoir déserter le monde des idées pour se limiter au pragmatisme gestionnaire (réduction des taxes et impôts, développement économique) se destinent à un rôle de perdant-repoussoir ou de vainqueur-serviteur à l’intérieur d’un récit écrit par l’adversaire. « Tory blues », le chapitre que consacre Beauregard au triomphe idéologique du Parti libéral du Canada depuis 50 ans, met de l’avant un argumentaire convaincant à cet égard. Mais si la droite veut gagner la guerre culturelle et se faire à son tour maîtresse du récit, elle doit s’intéresser à la totalité des valeurs et embrasser toutes les dimensions de la condition humaine.
L’homme n’est pas unidimensionnel, il est habité par les pôles, tantôt conflictuels et tantôt complémentaires, de la permanence et de l’émancipation. Par conséquent, un thème jugé progressiste comme l’émancipation ne devrait pas être abandonné à la gauche. Un certain conservatisme a eu tendance historiquement à privilégier la permanence contre l’émancipation, reléguée au rang subalterne de caprice adolescent ou, pire, de manifestation d’ingratitude contre la famille et la communauté. Si sa méfiance envers tout projet de transformation radicale du monde paraît saine, sa condamnation systématique de toute conversion de l’homme ancien en un homme nouveau est mortifère et va dans le sens inverse du dynamisme de la culture occidentale.
Il faut accepter le peuple québécois tel qu’il est, nous dit Beauregard, voulant dire par là – lorgnant avec inquiétude du côté des progressistes fous – qu’il faut renoncer à le changer. C’est tout à la fois vrai et faux. L’accepter tel qu’il est, se contenter de ce qu’il est, le célébrer tel qu’il est, reviendrait à signer notre consentement à la fin de l’Histoire et notre mort. Les peuples occidentaux se sont jetés dans le tumulte de l’Histoire parce qu’ils ne se contentaient pas de ce qu’ils étaient et qu’ils cherchaient, non seulement à défendre des intérêts et la survie du groupe, mais aussi à réaliser des valeurs et un destin.
Avant même d’être un animal politique, l’homme est un animal religieux qui cherche à se défaire de sa vieille peau pour habiter un corps réconcilié et un monde régénéré. La supériorité de la gauche depuis les Lumières a toujours été de répondre à cette soif, à travers les mille et une déclinaisons de l’utopie révolutionnaire. Le destin du conservatisme est de se placer en porte-à-faux de la traduction totalitaire de la modernité par les progressistes, non pour nier le besoin de conversion et d’élévation qui accompagne, par exemple, l’émancipation, mais pour en proposer une incarnation à échelle humaine dans un cadre historique concret : la nation. Le même raisonnement s’applique à l’imaginaire de l’eschatologie. Nous croyons que ce serait une grave erreur de cataloguer de « folie » la ferveur de la gauche à prôner la communion de l’humanité. Ce qui est fou, chez elle, est de vouloir procéder à cette communion par le bas – dans ce que Berdiaeff appelait « le royaume de l’empirie », au prix du visage humain et de la liberté humaine. On peut croire au contraire que la nation, réhabilitée à sa juste place dans l’ordre des valeurs (qui ne peut être la première, sauf à la transformer en idole), soit la condition de la différence et de l’amitié entre les êtres et les peuples. L’eschatologie renonce alors à la tentation de toute-puissance de l’utopie révolutionnaire, qui abolit le visage des personnes et des nations, pour devenir un dialogue de co-création par le haut.
Une œuvre programmatique
Parions que Beauregard se trouve déjà engagé dans l’écriture d’un nouveau livre où toutes ces questions seront abordées et décortiquées mieux qu’elles ne le sont ici. Ce n’est que le début d’une œuvre qui s’annonce riche, en supposant que la passion de l’engagement politique ne l’emporte pas trop tôt sur la vocation de la vie de l’esprit, chez ce surdoué qui a tout reçu au berceau et vibre de tout son être pour le destin de son pays.
La gourmandise avec laquelle le jeune auteur mord dans la réalité, l’appétit et l’enthousiasme contagieux qui transparaissent du début à la fin ne trompent pas sur l’authenticité de sa recherche. L’aplomb des analyses, le sens aigu de la synthèse, l’agilité extraordinaire du raisonnement et la solide culture historique et politique déconcertent et enchantent. Ils font incontestablement d’Étienne-Alexandre Beauregard la meilleure nouvelle dans le débat public (ou le pire cauchemar, selon la position où l’on se place) depuis l’arrivée d’un certain docteur en sociologie admirateur de Raymond Aron. Nous n’employons pas cette comparaison à la légère. Pour nous, Le schisme identitaire est le livre programmatique le plus important à avoir paru dans le camp national depuis La dénationalisation tranquille de Mathieu Bock-Côté, il y a quinze ans. C’est le manuel que tous les conseillers politiques du Québec, qu’ils soient du bloc progressiste et rouge ou du bloc conservateur et bleu, devraient avoir sur leur bureau et leur table de chevet.