L’auteur est historien, ethnologue et écrivain. Ce texte est constitué d’extraits d’Une chasse-galerie à Montréal, un conte légendaire à paraître sous peu aux Éditions du Québécois en partenariat avec les Éditions Charlevoix.
Où déposer tes bagages ? Où déposer tes voyages ? Toi qui as les yeux pleins de villages, toi qui as l’accent de ta mère, le nez de ta sœur et la tête bourrée de litanies. Toi qui n’as pas de pays. Sinon là ! Sur la Main, propriété des égarés !
– Pierre Perrault
Ils veulent effacer toutes les littératures de chasse-galerie pour en faire des immeubles vitreux. Quartier des spectacles, quartier de quoi ? De rien, de tout, de n’importe quoi. Comme s’il n’y avait jamais rien eu là. Comme si Montréal n’avait pas été cette conquête étrange d’un certain héritage autrement mort, autrement déraciné. D’une histoire pleine d’ancêtres, mais désertée désormais, comme une chevelure perdue de pays chauve. Un homme avance, mais ses pas ne s’imprègnent plus. Ce n’est plus comme avant. Comme si sa mémoire s’était effacée. Et ce n’est pas que sa mémoire à lui, c’est aussi celle de tout un peuple qui s’efface et s’effare, non loin d’ici, coin Sainte-Catherine et Saint-Laurent.
Les hommes des bois, autrefois, se retrouvaient, coin Sainte-Catherine et Saint-Laurent, sur la Main, pour y faire la chasse-galerie, après de longs hivers en forêt. Alors quoi, alors qui ? Des canots d’écorce au-dessus de la rue Saint-Laurent, à Montréal, mais certains d’entre eux volaient plus bas, presque au ras du sol. Avec des effluves de femmes qui n’étaient pas des princesses au bois dormant, avec des effluves de bière Molson et de toutes les autres sortes de bières, et l’air du fleuve ne suintait pas. Charles Harvey avait été conduit là, imperceptiblement, en ces lieux étranges et sombres, où se déroulaient de terribles sabbats et des diableries sans nom et jusque vers le bar Alouette.
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Alors, cette journée-là, c’était fin avril, le printemps tardait, mais c’était quand même un peu chaud dehors, alors Charles s’empressa de marcher dans les rues environnantes, rue Clarke, Saint-Urbain, boulevard René-Levesque, La Gauchetière, dans le quartier chinois, en se disant que ce Montréal-là n’était ni beau, ni propre, mais que c’était Montréal et cela était bien. Si quelque chose avait été différent ou autrement, ce n’aurait plus été ce Montréal qu’il aimait, celui qu’il avait dans son ventre. Celui qui avait été à ceux qui étaient venus avant lui. Alors, il pensait, Charles, comme ça, qu’il y tenait à ses rues sales, un peu et même qu’il y tenait beaucoup. Autour de lui, ce n’était plus beaucoup dans sa langue que l’on parlait et les affiches reprenaient la langue anglaise comme avant la loi qui devait protéger le français et qui ne le faisait plus beaucoup. Voilà ce que Charles voyait et tout autour de lui, passant et venant de toutes les rues avoisinantes, il y avait des gens venus d’ailleurs – pour lui c’étaient des étranges étrangers – et qui ne parlaient pas sa langue à lui dans ce Montréal qui lui devenait un peu plus étranger à chaque pas. Et tout cela dans son pays, nullement souverain et rien de cela, où rien n’assurait vraiment la survie de sa langue dans ce Montréal qui, pourtant, lui tenait si fort dans le ventre, dans le cœur, qu’il aurait tout fait pour le garder en lui et pour les siens aussi, s’il le pouvait encore.
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Le soir, comme convenu, Charles prit ses affaires et les plaça dans son camion. Il mit aussi son canot d’écorce avec sa rame dans la boîte du camion. Il se rendit d’abord jusqu’à la rue Saint-Laurent, coin Sainte-Catherine. Alors, Charles s’arrêta et stationna son camion. Il sortit son canot d’écorce, le déposant sur le trottoir, juste à côté du bar Alouette. Il prit la rame et monta dans le canot. Il confirma alors les mots magiques :
Acabris ! Acabras ! Acabras !
Fais-moi voler par-dessus Montréal et par-dessus toutes les montagnes !
Et il lui sembla que le canot survolait alors Montréal. C’est sûr, il y avait des gens qui devaient le regarder, des étranges étrangers et des autres, et il volait au-dessus de Montréal. Sa chasse-galerie le conduirait jusqu’à Sainte-Rose-des-Bois sans nul doute. Il savait qu’il était le plus fort à cause de cela. Il laissait Montréal derrière lui, mais ne quitterait jamais complètement ce lieu. Il le regarderait d’en haut désormais, mais avec toute la mémoire des anciens. C’était un retrait temporaire, pensait-il, peut-être un jour, il reviendrait à Montréal.
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Voilà donc que Charles était revenu à Montréal en 2012, c’est qu’il avait cru comprendre qu’à cette date Montréal devenait une ville majoritairement anglaise. Alors, il avait voulu voir si c’était bien vrai et il s’était retrouvé le soir du 24 juin 2012, fête nationale du Québec. Tout le secteur où se trouvait le bar Alouette était remplacé par un immeuble tout plein de vitres. Plus de red light, tout était bien propre et nettoyé. Il restait bien encore un bar, mais son affichage était en anglais. Charles y entra, juste pour entrer, et il y avait des hommes et des femmes de toutes provenances et toutes ces personnes ne s’exprimaient qu’en anglais. Charles ne sentait vraiment pas à son aise en ce lieu qu’il quitta sans tarder. Il se dirigea alors vers Sainte-Rose-des-Bois ne voulant plus jamais revenir à Montréal de toute sa vie.
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Les contes servent pour le rêve, pour l’espoir aussi. Ils doivent servir à tenir bon dans sa culture et dans sa langue et alors, le narrateur a voulu inventer ce conte légendaire. La lutte n’est pas terminée et il le croit sincèrement et même s’il est évident que Charles, ni rien de ce conte, n’a jamais existé, le fond de l’histoire n’en est pas moins vrai. Le pays du Québec n’est pas encore libre et Montréal devient peu à peu une ville anglaise. Peut-être, si lectrices et lecteurs il y avait un jour pour ce conte, peut-être même avant 2012, plus loin encore dans l’histoire de ce pays et bien qu’ils sachent que même après cent ans de sommeil certains et certaines se sont finalement réveillés. Pas seulement des princesses au bois dormant et c’étaient quelquefois même des pays. Et, comme il n’est pas interdit de croire qu’il existe encore des canots d’écorce au-delà de ce temps, il ne faudra pas s’interdire de ramer dans les nuages et dans le ciel vers une éternelle chasse-galerie de ce pays québécois, de ce Montréal français que nous voulons encore, et par-dessus les forêts noires de la mémoire parfois oublieuse des gens d’ici.