par Marie D. Martel et Carol Couture*
Dans le dossier de la vente des terrains de la Grande Bibliothèque à Hydro-Québec, un détail mentionné par Le Devoir retient l’attention : la présence de deux étages d’entreposage pour les documents de BAnQ à l’intérieur du poste électrique. Cette décision soulève une question fondamentale : est-il acceptable de stocker les archives du Québec dans un tel environnement ?
Les ingénieurs eux-mêmes admettent que cette option « demande d’être étudiée », un aveu d’incertitude préoccupant. La conservation des archives nécessite des conditions rigoureuses en matière de température, d’humidité et de sécurité. Un poste électrique, même bien conçu, ne constitue pas un environnement optimal pour préserver à long terme des documents fragiles et essentiels à la mémoire collective.
Si BAnQ en arrive à une telle décision, c’est parce qu’elle fait face à un problème chronique de financement et d’espace d’entreposage, un enjeu signalé depuis des années et toujours sans solution durable. La véritable question est donc : pourquoi en est-on rendu à une solution aussi discutable ?
Le ministre de la Culture, Mathieu Lacombe, a déjà minimisé l’impact1 de cette vente sur l’avenir de la Grande Bibliothèque, affirmant que celle-ci n’a pas, à ce jour, de projet d’agrandissement. Ce raisonnement est inquiétant, car il suggère soit une méconnaissance du dossier, soit une négligence délibérée : BAnQ est à l’étroit depuis son ouverture en 2005. Le besoin d’espace est documenté, et ce n’est pas parce qu’un agrandissement n’est pas planifié à court terme qu’il ne sera pas nécessaire à moyen ou long terme. Avec cette transaction, on condamne toute possibilité d’expansion sur le site même de la Grande Bibliothèque.
Pire encore, en cherchant à justifier cette vente, le ministre compare BAnQ à des musées ayant réussi des agrandissements malgré des contraintes spatiales. Cette comparaison est boiteuse : un musée peut s’étendre en hauteur ou reconfigurer ses espaces, tandis que BAnQ, avec sa mission de conservation patrimoniale, ne peut se permettre les mêmes compromis.
Le vice-président du CA, Gaston Bellemare, adopte une posture2 tout aussi troublante. En expliquant que la vente était motivée par une « offre généreuse » d’Hydro-Québec, il laisse entendre que BAnQ fonctionne selon une logique marchande. Or, une bibliothèque publique et nationale n’a pas vocation à être rentable : elle doit garantir l’accès à la culture et l’information, préserver et diffuser le patrimoine documentaire québécois, non générer des profits.
Un autre aspect préoccupant est que cette vente sert également à financer la Maison de la chanson, un projet mis en place au détriment des services destinés aux adolescents, qui ont été écartés au profit de cette initiative. Pourtant, le manque de services pour ces publics, identifié depuis de nombreuses années, reste une problématique non résolue. La Grande Bibliothèque, faute d’un espace adapté, exclut de fait les adolescents. L’abandon du projet de la bibliothèque Saint-Sulpice, qui leur était destiné, n’a jamais été compensé. De plus, l’espace de « Le Square », conçu naguère pour les jeunes adultes, est désormais ouvert à tous les publics, réduisant encore davantage l’offre pour les ados, qui restent un « non-public » pour BAnQ.
Cette vente va aussi à l’encontre des principes fondamentaux des nouvelles bibliothèques. Les espaces verts et de quiétude font désormais partie intégrante de leur offre, particulièrement dans une institution de l’envergure de BAnQ. Ils ne sont pas accessoires, mais essentiels à la lecture, à la réflexion, aux activités extérieures, au bien-être des usagers et usagères, ainsi qu’à l’ouverture et à la relation de proximité de l’institution avec le quartier. De plus, ces espaces illustrent un engagement clair envers la transition écologique et le développement durable, des valeurs centrales du discours professionnel et éthique des bibliothèques aujourd’hui. Sacrifier ces espaces pour un poste électrique va à l’encontre des orientations actuelles du milieu documentaire et culturel.
Enfin, cette situation rappelle un autre problème majeur : l’abandon des espaces d’exposition de la Grande Bibliothèque. Ces espaces ont été fermés à la suite de coupes budgétaires sous l’ancienne direction, et la nouvelle administration n’a trouvé d’autre solution que de disperser des micro-expositions dans divers espaces de la bibliothèque. Cette approche ne compense en rien la fermeture des véritables salles d’exposition : le public peine à repérer ces expositions disséminées et repart souvent bredouille, faute de les avoir trouvées. Encore une fois, la mission de diffusion culturelle de BAnQ est affaiblie par des décisions budgétaires discutables.
Ce dossier illustre un problème plus large : l’insuffisance du financement de BAnQ pour remplir adéquatement ses missions. Un problème que manifestement la nouvelle direction n’aura pas réglé, alors que ceci a été présenté comme l’un des atouts de son mandat. Si elle en est réduite à vendre son propre terrain pour financer d’autres projets, comme la Maison de la chanson, il est urgent de repenser le soutien que l’État accorde à la mémoire collective du Québec.
La vente des terrains à Hydro-Québec n’est pas une simple transaction immobilière : elle symbolise un manque de vision à long terme pour l’avenir de BAnQ. Plutôt que d’accepter passivement cette décision, il est temps d’exiger un engagement ferme pour garantir à cette institution les ressources nécessaires à l’accomplissement de ses missions, sans compromis sur l’intégrité de ses espaces et son développement futur.
1 Jean-François Nadeau (2024) « La Grande Bibliothèque pourrait s’agrandir même sans le terrain voisin, dit Lacombe », Le Devoir, 11 décembre.
2 Idem.
* Marie D. Martel, professeure agrégée, École de bibliothéconomie et des sciences de l›information, Université de Montréal. Carol Couture, directeur, École de bibliothéconomie et des sciences de l’information, Université de Montréal, 2001-2005, conservateur et directeur général des archives, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2006-2012.
** Version retouchée d’un texte d’opinion paru dans l’édition du 1er mars 2025 du journal Le Devoir.



