Sociologie. Cégep de Saint-Jérôme
En l’espace d’une génération, le Québec a connu plusieurs changements qui ont modifié sa géographie politique. Après le référendum de 1995, les nationalistes francophones de l’est de Montréal étaient bien représentés politiquement. Ils possédaient de nombreux députés qui siégeaient au parlement québécois ou au parlement fédéral, en plus d’avoir des représentants à l’hôtel de ville de Montréal. Depuis la Révolution tranquille, le Montréal francophone, de la rue Saint-Denis jusqu’à Pointe-aux-Trembles, possédait un élan et caressait des espoirs d’émancipation politique. Politiquement, depuis dix ans, ce territoire échappe de plus en plus au mouvement nationaliste. En effet, le foyer de ce mouvement est en train de migrer dans des localités à l’extérieur de l’île de Montréal, notamment dans le 450, espace privilégié d’installation des jeunes familles francophones. Le problème, actuellement, c’est que les intellectuels nationalistes ne se sont pas suffisamment penchés sur les aspirations sociales et nationales de celles-ci.
Des tendances récentes donnent aujourd’hui une acuité particulière aux dynamiques générationnelles. Premièrement, les baby-boomers quittent en nombre croissant les lieux de la vie active (entreprise, syndicats, partis politiques, associations). Deuxièmement, dans le contexte de la crise des finances publiques, la famille prend le relais de l’État ; les solidarités familiales sont à nouveau mobilisées ; or, ces solidarités s’appuient sur un renforcement des liens entre générations au sein des familles. Troisièmement, les enjeux générationnels semblent peser de plus en plus lourdement sur la dynamique politique québécoise.
Pour des raisons d’espace, je vais m’attarder aux trois générations suivantes : les baby-boomers, les X ainsi que les millénariaux ; je retiens ici une définition assez large de chaque cohorte. En gros, les premiers sont nés dans les années 1940 et 1950 ; les deuxièmes dans les années 1960 et 1970 ; les troisièmes dans les années 1980 et 1990.
Je vais ici m’attarder au parcours des trois générations en regard de quatre aspects : 1) l’éducation familiale reçue ; 2) l’installation dans la vie (le devenir adulte) ; 3) la vie au travail ; 4) la vie civique.
L’éducation familiale
Parmi les différences générationnelles les plus structurantes, on trouve l’éducation familiale reçue dans l’enfance et l’adolescence. Pour faire comprendre mon propos, je vais recourir à une distinction utile, fournie par le sociologue Daniel Bell. Il soulignait que l’Occident était traversé par un conflit entre deux éthiques : l’éthique bourgeoise, l’éthique thérapeutique1. La première valorise la discipline, le travail, l’épargne, le sens du sacrifice ; la seconde valorise le bien-être, le plaisir, la consommation, la réalisation personnelle, l’expression des sentiments.
Dans les années 1940 et 1950, les baby-boomers ont grandi au sein d’une cellule familiale structurée principalement par l’éthique bourgeoise. La cellule familiale typique comptait six, sept, huit enfants. Les parents des boomers ont privilégié des principes d’éducation familiale où primaient le sens de la hiérarchie, l’obéissance, le respect des traditions. Dans leur enfance, les boomers ont été formés à la dure ; on leur a inculqué l’idée qu’il faut se contenter de peu dans la vie. Mais au tournant des années 1960, c’est un grand sentiment de libération qui envahit cette génération arrivant à l’âge adulte. Partout dans la société, l’autorité s’est relâchée, l’abondance s’est diffusée, et l’optimisme s’est propagé. Les valeurs de l’éthique thérapeutique ont séduit les baby-boomers quelque part durant l’adolescence.
Une bonne partie de la génération X grandit aussi dans une cellule familiale structurée par l’éthique bourgeoise. Mais l’autre éthique, qui monte partout en Occident, lui fait une vive concurrence. En général, les parents des X cherchent dans les années 1960 une espèce de compromis entre ces deux éthiques. Un peu à la façon des parents du film Crazy, où l’on voit un père autoritaire se trouver freiné dans ses élans par une mère plus tolérante, plus ouverte et plus moderne. Certains parents des jeunes X sont plus à la mode ; d’autres sont restés un peu plus old fashion. En d’autres termes, la cellule familiale où grandissent les X recherche un équilibre entre le traditionnel et le moderne.
Les millénariaux grandissent durant une époque (les années 1980 et 1990) où le combat contre l’éthique bourgeoise a été gagné. Les parents de cette génération valorisent beaucoup les valeurs de l’éthique thérapeutique. Les rapports parents-enfants sont fusionnels ; l’amitié structure ces rapports, et non pas l’autorité. Parents et enfants ont des rapports horizontaux, fondés sur l’égalité, le dialogue, la tendresse. Selon cette pédagogie horizontale, aucun désaccord ne se termine par une affirmation d’autorité parentale. Entre parent et enfant, il faut se dire « je t’aime », et souvent. Évidemment, des parents pouvaient s’écarter de ce cadre ; mais c’était la tendance générale de l’époque.
L’installation dans la vie
Abordons maintenant la deuxième dimension, ce qu’on appelle en sociologie le processus d’installation dans la vie. Ce processus recouvre le passage du jeune adulte à travers les étapes suivantes : obtention d’un diplôme, insertion sur le marché de l’emploi, départ du domicile familial, formation du couple, arrivée du premier enfant. Ce processus est aujourd’hui plus lent et plus laborieux qu’au milieu du XXe siècle.
Les boomers ont quitté tôt le nid familial. Profitant d’un vent de prospérité, ils se sont intégrés rapidement au marché du travail. Le processus d’installation dans la vie se réalise presque complètement dans la première tranche de la vingtaine. En d’autres termes, le processus du devenir adulte est rapide et complet. Ayant reçu une base disciplinaire solide, une bonne partie du reste de leur vie peut se décliner sous la bannière de la nouvelle éthique, l’éthique thérapeutique : consommation, plaisir, émancipation, libération. Les boomers restent cependant fortement marqués par l’ancienne éthique ; ils se définissent beaucoup par le travail, et par le pouvoir. D’autant plus qu’ils parviennent de façon précoce à des rôles de direction dans leur milieu.
Les X quittent aussi assez tôt le domicile familial (en particulier ceux nés dans les années 1960) ; ils sont pressés d’entrer dans un monde résolument moderne. L’installation dans la vie des X est cependant à des années-lumière de celle des boomers. À partir des années 1980, la création d’emploi est anémique et les départs à la retraite se font au compte-gouttes. Les X alternent entre des périodes de chômage et des périodes d’emploi, et lorsqu’ils travaillent, c’est dans conditions de précarité et d’insécurité. Beaucoup de X frappent ainsi un mur dans la vingtaine ; avec amertume et frustration, ils réalisent que la vie n’est pas un long fleuve tranquille ; ils s’aperçoivent, péniblement, que le parcours qui les attend va être laborieux, difficile, incertain, bien loin de l’horizon qu’on leur esquissait dans les années 19702. L’achat d’une maison, ou la venue du premier enfant, ça arrive au tournant de la trentaine pour la majorité des X.
L’installation de la génération des millénariaux est, comme pour les X, longue et laborieuse. Mais elle l’est d’une tout autre manière. C’est moins à cause d’un marché du travail dépressif que d’une socialisation peu propice au cheminement vers l’état adulte. C’est qu’à l’école les millénariaux ont baigné dans un univers qui est le prolongement de la cellule familiale. C’est la grande époque de la pédagogie progressiste. On demande au professeur de coller au vécu de l’élève, d’abandonner les anciennes pratiques pédagogiques, jugées froides, hiérarchiques et autoritaires. Du berceau jusqu’à la sortie de l’université, la génération des millénariaux est ainsi bercée dans une espèce d’utopie où tous les rapports sont horizontaux, où le dialogue, la communication et l’amour viennent à bout de tous les obstacles et tous les litiges. Cette pédagogie à la Passe-Partout, gentille et horizontale, retarde le devenir adulte.
La génération des millénariaux quitte le domicile familial beaucoup plus tardivement que les générations précédentes. À Laval, aujourd’hui, 75 % des jeunes hommes ne quittent pas le nid avant la fin de la vingtaine… Lorsqu’ils finissent par le quitter, la séparation est moins affirmée. Même après être devenus parents, ils restent souvent collés à leurs parents. Je dirais même : l’expérience de la maternité ou de la paternité reconfirme le lien fusionnel des millénariaux avec ceux qui sont, désormais, des papis et des mamies. Par conséquent, les liens intergénérationnels familiaux, pour cette génération, sont tricotés plus serrés que pour les boomers et les X.
La vie au travail
Une troisième différence générationnelle majeure tient à la façon dont chaque génération s’inscrit dans son milieu de travail. En effet, la transition entre la vie dans le monde scolaire et celle dans le monde de l’entreprise (privée, publique, communautaire) n’a pas du tout été vécue de la même manière.
Pour les boomers, l’entrée dans le milieu du travail a été moins traumatisante qu’elle l’a été pour les X. L’économie du Québec étant en forte croissance, ils ont été intégrés rapidement. Les organisations se sont adaptées à cette génération. Celles-ci se voulaient elles-mêmes des laboratoires de changement et d’expérimentations sociales. En peu de temps bien des boomers ont accédé à des positions d’encadrement ; en outre, ils sont devenus souvent rapidement le groupe majoritaire au sein de leur unité de travail. Dans beaucoup d’entreprises, les boomers ont pratiquement adopté une posture de propriétaires tant ils étaient numériquement imposants.
En contraste avec cette trajectoire collective, les X sont devenus membres de l’entreprise au Québec d’une façon lente et intermittente. Les mois d’embauche dans un milieu de travail alternaient avec des mois d’inactivité. Pendant longtemps les X ont été condamnés à être des spectateurs ; cette position a dessiné leur physionomie : amers, grincheux, distants. Jusque dans la quarantaine avancée, les X ne pouvaient collectivement influencer les décisions dans leur milieu de travail. Ils pouvaient être aimés, appréciés, mais ils devaient se plier à la volonté du groupe majoritaire. Ils n’avaient aucun pouvoir de négociation, comme individu et comme génération. Pendant la première partie de leur vie active, les X ont un pied dans l’entreprise, un autre à l’extérieur.
Au sein des entreprises, comme à l’échelle de la société, on commence à observer dès les années 1980 des écarts économiques sérieux entre les boomers et les X. Ces écarts développent des irritants entre ceux-ci et ceux-là. Ce même clivage se transporte aujourd’hui chez les millénariaux. Des données récentes montrent que ces derniers vont connaître une trajectoire professionnelle moins prospère et attrayante que celle de leurs parents.
L’insertion des millénariaux en milieu de travail est bien différente de ces deux générations précédentes. Cette insertion suscite des inquiétudes. Les départements de ressources humaines sont d’ailleurs parfois désemparés devant le profil de cette nouvelle génération. Ils arrivent sur le marché du travail à un moment où ce n’est ni l’abondance des années 1960 ni la dévastation économique des années 1980 ; progressivement, les entreprises ont ouvert leurs portes aux millénariaux pour combler les départs à la retraite des boomers.
Moins précaires que les X, plus volontaristes et idéalistes que ceux-ci, les millénariaux sont tout sauf des gérants d’estrade. Ils partagent même la même confiance ou la même candeur que les baby-boomers face à la possibilité de changer le monde, ou, plus modestement, le milieu de travail où ils évoluent. Cependant, à la différence des boomers, ils arrivent sur le marché du travail à une époque où les contraintes sont lourdes. Ce qui donne souvent un caractère irréaliste aux exigences des jeunes employés…
Si les baby-boomers avaient une posture de propriétaires, les X de spectateurs, les Y ressemblent à des courtiers. Ils demandent, négocient, contestent, redemandent, renégocient ; le champ des négociations est passablement vaste. Beaucoup de boomers ou de X, en position d’autorité, ne reviennent pas. « Quel culot ! » « À son âge, je n’aurais jamais dit cela. Je n’aurais jamais demandé cela »… Après un certain temps, on s’y fait.
Mais à la réflexion… Cette espèce d’impatience, cette ambition débridée des millénariaux, n’est que le reflet des conditions du marché pour les jeunes travailleurs aujourd’hui. Les boomers et les X ont créé un monde où c’est un peu la loi de la jungle. Peut-on blâmer les nouveaux arrivants sur le marché du travail de vouloir plus de sécurité, un meilleur statut, de jouer du coude ? En outre, ces caractéristiques reflètent au fond leur socialisation familiale. Dès la petite enfance, on a engagé avec eux des rapports horizontaux ; cette philosophie n’a pas été freinée à l’école ; au contraire, elle a été consolidée. Pourquoi accepteraient-ils, en milieu de travail, de se soumettre sans rechigner à des pratiques où prévaut la verticalité ?
La vie civique
La quatrième grande différence générationnelle a trait à l’engagement dans la vie civique. Des trois générations, les baby-boomers sont la génération par excellence de ce type d’engagement. Arrivés à l’âge adulte durant la Révolution tranquille, ils ont participé de différentes façons à la transformation rapide du Québec pendant les années 1970 et 1980. Ils se sont mobilisés dans les partis politiques, les syndicaux, les associations et les mouvements sociaux. À partir des années 1980, plusieurs se sont désengagés, en privilégiant d’autres sphères de la vie, la réussite professionnelle ou la vie familiale, ou le loisir ; il reste que l’identité de cette génération est fortement liée à l’activité civique.
La génération X n’a pas trouvé dans la politique sa raison d’être. Elle arrive à l’âge adulte durant les années 1980, un moment où la société célèbre la fin des idéologies et le triomphe de l’individualisme. À cette époque, dans les tous les lieux de décision, de revendication et d’action, les X sont minoritaires vis-à-vis les baby-boomers. Cependant, en côtoyant ces derniers, les X bénéficient d’une certaine socialisation politique. Contrairement aux millénariaux, ils connaissent la grammaire politique de leur époque, présente dans la famille, à l’école ou dans les médias. La majorité des X expriment une certaine méfiance vis-à-vis les grandes utopies. Il reste que, lors des grands combats menés par le mouvement national, les X sont présents. En 1995, ils votent presque autant que les baby-boomers en faveur de la souveraineté. Mais, lors de cette grande aventure politique, ils sont installés sur la banquette arrière. Les chefs de file sont soit des baby-boomers, soit des membres de la génération de la crise (Parizeau, Bouchard, Landry). Moins engagés dans la sphère politique, les X ont plutôt investi deux sphères traversées par l’individualisme : la famille et le marché du travail. Pour ceux-ci, le défi majeur a consisté à acquérir une certaine stabilité dans la vie intime comme dans la vie professionnelle.
La génération des millénariaux ne valorise pas beaucoup la vie civique ; ceci les rapproche un peu des X. Ils arrivent à l’âge adulte après le référendum de 1995, à un moment où on célèbre le village global et le citoyen du monde. De scrutin en scrutin, on observe une faiblesse participation électorale de cette génération. Certains s’intéressent à la politique, mais c’est une minorité. Le printemps érable est un bon révélateur de ce phénomène. Une minorité de jeunes, politisés et militants, ont paralysé le centre-ville de Montréal pendant plusieurs mois ; puis, plus rien…
Pour bien saisir le rapport des millénariaux québécois face à la vie civique, il faut comprendre que c’est une génération constituée de deux sous-groupes : une minorité énervée, fortement scolarisée et favorisée ; puis, à une certaine distance, une majorité silencieuse et tranquille, moins scolarisée et moins favorisée. La mondialisation fragmente les sociétés ; les générations n’échappent pas à cette dynamique…
Minorité énervée, majorité angoissée
Durant les Trente Glorieuses (1945-1975), plusieurs institutions (État, syndicalisme, système scolaire) se sont liguées pour égaliser les conditions sociales. L’ascenseur social fonctionnait bien. Sur le plan économique et scolaire, les baby-boomers ont bénéficié de ce mouvement qui nivelait les différences sociales. Le Québec est devenu une grosse classe moyenne. Au sein de la génération des baby-boomers, l’écart économique entre le boomer scolarisé et le boomer non scolarisé était somme toute limité. Les années 1980 ont mis un frein à ce mouvement d’égalisation. La génération X va être touchée par ce recul social, caractérisé par une lente recrudescence des écarts de revenu. Mais ce sont les millénariaux qui vont être les plus fortement affectés par ce recul social. Au sein de cette génération, l’écart entre les gagnants et les perdants de la mondialisation va être important. Dans le grand jeu de la libéralisation des marchés, les premiers réussissent à tirer profit de la nouvelle donne. Ce sont des mondiaux, des citoyens du monde, et souvent des partisans de l’effacement des frontières. Les autres sont des locaux, étant condamnés à chercher des opportunités dans leur région, ou dans le cadre étroit de la province. Ce clivage social fait que, politiquement, les millénariaux sont moins homogènes que les baby-boomers.
Les locaux représentent, au sein de la génération des millénariaux, une majorité discrète et silencieuse. Ils disposent d’un capital scolaire inférieur aux baby-boomers ; par rapport à leurs parents, ils seront des déclassés. Une partie du problème tient au fait que cette majorité n’a pas reçu une éducation familiale aussi solide que les baby-boomers ou même les X. Leur éducation familiale, inspirée de la vision thérapeutique, a négligé les qualités qui comptent sur le marché du travail : éthique du travail, épargne, discipline, contrôle de soi, force de caractère. Par conséquent, ces millénariaux doivent développer ces vertus au début de l’âge adulte parce que leurs parents (parfois des boomers, parfois des X) se sont épris de théories pédagogiques progressistes douteuses et, surtout, parce qu’ils ont entretenu l’idée que c’est l’école qui allait éduquer leurs enfants.
Il faut s’attarder au profil social de cette majorité silencieuse, car son rôle dans l’avenir du mouvement national pourrait s’avérer important. J’ai souligné plus tôt que, depuis la défaite de 1995, le foyer du mouvement national a migré à l’extérieur de l’île de Montréal. La plupart des membres de cette majorité silencieuse n’habitent pas cet espace géographique où jadis se jouait le conflit entre anglophones et francophones. Depuis une génération, l’ile de Montréal est devenue une ville inhospitalière pour les jeunes francophones. Certains y viennent pour faire leurs études universitaires, en utilisant le transport en commun, en empruntant le deuxième véhicule des parents, ou en louant un appartement jusqu’à l’obtention du diplôme. Dans les années 1950, 1960 ou 1970, les jeunes francophones venaient habiter Montréal, et la vie dans cette ville les transformait. Ces jeunes boomers ou x s’y sentaient chez eux. Ce n’est plus l’expérience vécue pour la majorité des jeunes francophones qui viennent étudier dans la métropole. Quand le diplôme est décroché, l’installation se fait dans une ville de banlieue ou même dans un village en périphérie. Montréal compte désormais quatre types d’habitants : les bobos, les membres de l’élite économique, les familles immigrantes et les étudiants universitaires. Les familles des classes populaires francophones ne peuvent plus vivre sur l’île, et même quand elles le peuvent, elles préfèrent s’installer dans une localité offrant plus d’attraits.
En périphérie de l’île de Montréal, un nouvel espace politique est donc né. Je le nomme le Québec périphérique3. Ce dernier connaît une forte croissance démographique grâce à l’ajout continuel de jeunes familles francophones. Ce Québec périphérique est ambivalent vis-à-vis le mode de vie nomade louangé par l’élite métropolitaine. Pour cette dernière, la mondialisation offre de formidables possibilités de mobilité et d’enrichissement. Pour les couches populaires de ce Québec périphérique, la mondialisation offre des perspectives de mobilité assez limitée : déménager de Hochelaga-Maisonneuve vers Sainte-Sophie ; ou quitter Pointe-aux-Trembles à la faveur de Chambly.
Ces jeunes familles du Québec périphérique ont le sentiment d’être négligées par l’élite métropolitaine. L’accès des jeunes travailleurs aux emplois les plus qualifiés et les mieux rémunérés de la métropole est difficile. Accès limité aux places de gagnants parce qu’on n’est pas parfaitement bilingue ; parce que les transports en commun sont déficients ; parce que la grande entreprise montréalaise embauche un « membre de la diversité » plutôt qu’un Québécois pure laine ; parce qu’aucun membre de la famille ne possède de contacts au sein des filières payantes de la métropole. Soumis à l’insécurité, ces jeunes du Québec périphérique ne voient pas positivement la mondialisation.
Cette fragilité des jeunes familles n’est pas toujours visible. En s’appuyant sur des solidarités familiales, certaines jeunes familles accèdent rapidement à la propriété, cherchant à reproduire le modèle familial, pour se convaincre d’échapper au déclassement. Mais cette stratégie se fait souvent au prix d’un endettement dangereux. À l’époque des Trente Glorieuses, l’achat d’une maison unifamiliale était un signe évident d’ascension sociale ; elle concrétisait une promotion sociale ; or, aujourd’hui, précarité, insécurité et pauvreté touchent des ménages propriétaires de leur maison. Les bobos aiment dénigrer l’attachement des couches populaires à cet idéal de petite propriété. Ils critiquent ce mode de vie, qui traduirait un matérialisme rampant ou un mode de vie écologiquement contestable. Mais les classes populaires persistent à s’accrocher à l’idéal de la petite propriété. Face à la mondialisation sauvage, cet idéal apparaît comme un rempart rassurant et sécurisant, qui apaise le vertige du déclassement social.
Le capital social du Québec périphérique
Si le portrait dressé jusqu’à maintenant est peu réjouissant, on peut en revanche cerner des dynamiques sociales du Québec périphérique qui sont de nature à ouvrir un horizon intéressant pour le mouvement national. Cela touche à l’évolution du capital social dans ce nouveau Québec. On sait que le politologue Robert Putnam avait utilisé avec beaucoup de brio cette notion, le capital social. Dans Bowling Alone, il avait montré qu’il était en déclin aux États-Unis4. Dans son grand livre, le capital social représente la somme des liens que les citoyens nouent au quotidien avec d’autres concitoyens, localement, dans différents milieux et associations. Dans une localité ou une région où le capital social est faible, le niveau de confiance entre concitoyens diminue, au point souvent de décourager l’activité civique et même de détraquer le fonctionnement des gouvernements. Putnam a montré que les Américains désertent les églises, les syndicats, les partis politiques, et les associations comme les ligues de quilles ou les Chevaliers de Colomb. Après souper, au lieu de sortir de la maison, et aller socialiser comme autrefois, ils allument le téléviseur ou la tablette…
Plusieurs constats de Putnam valent pour le Québec. Il décrit par exemple le déclin de la conversation ordinaire, propre à la socialité d’autrefois ; nous avons de moins en moins l’occasion de discuter sérieusement avec des gens que nous connaissons bien. Certes, avec des collègues de travail, nous avons parfois ce type de conservation ; mais des échanges soutenus avec des voisins, des membres d’une association de notre quartier, ou de notre village, de moins en moins. Il souligne par exemple que nous connaissons de moins en moins nos voisins. Au cours des vingt-cinq dernières années, le nombre de personnes avouant n’avoir jamais passé une soirée avec un voisin a doublé.
Le constat de Putnam sur le déclin du capital social américain est utile, mais c’est un autre constat qui me semble crucial pour appréhender l’avenir : le fait que le capital social est plus faible dans les villes fortement multiethniques. Le politicologue américain a découvert que plus une ville est multiethnique, plus le capital social est faible. Le niveau de confiance au sein de ces villes est par conséquent très faible. Chaque groupe ethnique se replie sur lui-même et se méfie des autres. M’intéressant aux travaux de Putnam depuis quelques années, j’accorde une attention particulière aux interactions sociales dans les quartiers montréalais, ainsi que dans les villes et villages du Québec périphérique. Je suis de plus en plus troublé par la faible confiance qui prévaut dans plusieurs quartiers à Montréal. La façon dont on est reçu dans un supermarché, un bistro, un dépanneur, une piscine publique ; la façon par laquelle les gens se croisent sur un trottoir, dans le métro, dans un parc. Il y a un monde de différence quand on se trouve dans une localité du Québec périphérique : Saint-Jérôme, L’Assomption, Saint-Jean-sur-Richelieu, Boucherville. Sans considérer que ces villes sont un paradis de capital social, il y prévaut un sentiment de confiance nettement supérieur. Cette confiance amène les habitants et les visiteurs à s’engager plus spontanément dans des conversations, plutôt que de s’installer dans une attitude de méfiance ou d’indifférence. Cette confiance représente sans doute un attrait pour les jeunes familles francophones qui boudent ou qui quittent l’île de Montréal.
Il m’apparaît évident que les intellectuels nationalistes, depuis 1995, ont négligé les mutations sociales discutées jusqu’ici dans ce texte : la tendance au déclassement social chez les X et les millénariaux ; la migration vers le Québec périphérique des jeunes familles francophones ; la revalorisation des solidarités familiales ; la perte d’influence des nationalistes francophones sur l’île de Montréal. Ces thèmes sont largement absents du discours politique des chefs de file du mouvement souverainiste. La plupart de ceux-ci sont des juristes ; cela leur confère certaines qualités ; mais leur analyse sociologique du Québec est très superficielle. Cette analyse sociologique s’appuie, sans le savoir, sur une vision profondément matérialiste. Peu importe le problème, à l’école, dans le système de santé, dans la famille, ou la culture, la solution est la même : argent ! argent ! argent ! Dans les années 1960 et 1970, sous l’influence du socialisme, les baby-boomers ont adhéré à cette vision matérialiste ; c’était un choix défendable, à l’époque, car on était porté par les Trente Glorieuses. On croyait que le progrès n’aurait pas de limites, que l’ascenseur social pousserait toujours vers le haut. Il serait toutefois temps, maintenant, d’envisager l’action collective à partir d’une philosophie qui s’appuie un peu plus sur la cohésion sociale, le bien commun et la nécessité de la transmission.
Les quatre partis provinciaux (PLQ, PQ, CAQ, QS) sous-estiment à quel point, aujourd’hui, la famille prend le relais de l’État. Les solidarités familiales sont de plus en plus exploitées pour appuyer les millénariaux dans le processus d’installation dans la vie. Ces solidarités cimentent les liens entre générations au sein des familles d’une façon inédite. Jadis, les jeunes baby-boomers rêvaient d’ascension sociale en s’appuyant sur l’État-providence, aujourd’hui, les millénariaux combattent le déclassement social en s’agrippant à la Famille-providence.
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En m’appuyant sur certains éléments de réflexion élaborés dans ce texte, je vais nuancer certaines opinions qui circulent dans le débat sur la dynamique générationnelle au cœur de l’actuelle élection provinciale.
Premièrement, en matière électorale, il est assez rare qu’une génération place tous ses œufs dans le même parti. Certes, durant les années 1970 et 1980, il y a eu une espèce de mariage entre le PQ et les baby-boomers. En sociologie électorale, c’est un phénomène qui tient plus de l’exception que de la règle. Étant donné que les millénariaux n’ont pas jusqu’à maintenant manifesté un vif intérêt pour la politique, il est plus probable que leur vote s’éparpille entre les différentes formations politiques encore pendant quelques scrutins.
Deuxièmement, il faut relativiser le poids des jeunes électeurs dans le résultat des élections générales ; c’est d’autant plus vrai que la génération des millénariaux vote moins que les générations plus vieilles.
Troisièmement, parmi les millénariaux qui votent, un bon nombre d’entre eux consultent préalablement leurs parents, plus intéressés par la chose politique. Ainsi, en matière électorale, ils sont plus des followers que des leaders, pour reprendre la distinction classique de Paul Lazarsfeld et Elihu Katz. Rien ne dit, toutefois, que ce sera toujours le cas.
Quatrièmement, c’est sans doute un mythe de croire que les millénariaux sont plus progressistes, comme le prétendent souvent les commentateurs politiques. Ces derniers, habitant généralement les beaux quartiers montréalais, basent leur analyse probablement sur les jeunes qui gravitent dans leur entourage ; ces jeunes appartiennent à la minorité énervée. On peut se demander : ces commentateurs politiques connaissent-ils vraiment les jeunes millénariaux qui habitent à Saint-Luc, à Victoriaville, à Mont-Laurier, à Lévis ou à Rouyn ? En réalité, il reste à prouver que les millénariaux sont plus écologistes, plus internationaux, plus progressistes que les X et les boomers. De fait, de nombreux sondages d’opinion ont montré depuis un an qu’ils penchent très nettement vers le centre-droit de l’échiquier politique, se proposant de donner leur vote à la CAQ ou au PLQ. La cour que le PQ a faite à QS a peut-être plu aux étudiants universitaires montréalais, mais en province, c’est moins certain.
Il reste aujourd’hui assez hasardeux d’évaluer comment l’équation générationnelle influencera la politique québécoise dans les prochaines années. Il me semble cependant réaliste de penser que les solidarités familiales pèseront plus lourd que dans les années 1970, car les liens intergénérationnels sont plus serrés qu’il y a vingt-cinq ans. Aussi, la genèse d’une nouvelle communauté politique, que j’ai appelée ici le Québec périphérique, risque de modifier la façon dont on envisage notre avenir national. À court terme, il se pourrait que la CAQ gagne le cœur de celui-ci. Mais il est douteux que, dans le cadre canadien, ce parti soit capable canaliser ses aspirations. Aussi minimales soit-elles, les positions de la CAQ en matière de laïcité, d’immigration et de langue sont de nature à rendre la situation explosive à Montréal, et, par conséquent, à redynamiser le mouvement souverainiste.
En résumé, depuis la Révolution tranquille, le Montréal francophone comme territoire politique assumait avec assurance une direction dans la définition de notre avenir national. Comme dans un jeu de dominos, les comtés francophones indiquaient la voie ; ce mouvement, issu de la métropole, se répercutait dans une réaction en chaîne sur différentes régions du Québec. Cette logique appartient au passé. On pourrait assister dans les prochaines années à un mouvement inverse ; où le territoire francophone montréalais sera à la remorque des mouvements souterrains qui traversent le Québec périphérique. Ce nouveau Québec, caractérisé par une synthèse originale de capital social, de solidarités familiales et de sociabilité, indiquera de plus en plus la voie à suivre. Pour l’instant, il est difficile de dire vers quel horizon national il nous mènera. Mais comme dit la chanson : « on a mis quelqu’un au monde, on devrait peut-être l’écouter… »
1 Daniel Bell, Les contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, 1979.
2 Stéphane Kelly, À l’ombre du mur. Trajectoires et destin de la génération X, Montréal, Boréal, 2011.
3 Je m’inspire ici de l’analyse de Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, 2014.
4 Robert Putnam, Bowling Alone. The Collapse and Revival of American Community, New York, Simon & Schuster, 2000.