La publication du livre colossal que Victor-Lévy Beaulieu a consacré à Joyce représente rien de moins qu’un événement dont le titre même signale la pleine mesure. L’objet central de cet « essai hilare » et singulier dans sa désignation même est bien sûr Joyce, écrivain fétiche de VLB et incarnation exemplaire et hyperbolique de la littérature contemporaine. Mais ce Joyce est d’abord considéré et analysé dans son rapport à l’Irlande, cette amère-patrie dévoreuse, comme une truie monstrueuse, de ses propres enfants. Et le Québec est assimilé à cette société aliénée et mortifère par l’auteur de La grande tribu (toujours en devenir) qui se perçoit lui-même comme un double de l’écrivain irlandais, le « Joyce de Joyce », sa réincarnation magnifiée sur les rives du Saint-Laurent et son véritable héritier.
Il s’agit donc de Joyce mais de bien plus que de Joyce dans cette entreprise qui se présente comme une assomption et un dépassement, marquant un nouveau sommet dans l’œuvre de VLB. Ce dernier renoue ainsi avec la réussite inégalée qu’avait représentée il y a trente ans la « lecture-fiction » consacrée à Melville, allant encore plus loin dans l’exploration d’un monde, celui de l’écrivain irlandais reconnu et décrit comme un miroir à peine déformé de l’univers propre de Beaulieu.
Cet « essai hilare », qui est aussi sinon d’abord un roman, se propose donc comme une somme, le précipité synthétique des tendances à la fois multiples et profondément unifiées depuis les toutes premières origines d’un projet globalisant et totalisant. Ce dossier explore quelques dimensions et facettes significatives de cet univers, invitant du coup à une relecture d’ensemble de cette œuvre et à un réexamen des enjeux littéraires, culturels et politiques qu’elle implique à un moment où il semble bien que nous entrons dans une nouvelle période de notre aventure collective.
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La fascination de VLB pour Joyce n’est pas nouvelle. Elle remonte aux tout débuts de sa venue à l’écriture, au moment où il cherche en tâtonnant sa voie comme jeune romancier. On en retrouve des traces diffuses dans le « journal d’écriture » qu’il rédige à la fin de l’adolescence (repris dans Entre la sainteté et le terrorisme), dans un clin d’œil de son tout premier roman publié, Mémoires d’outre-tonneau, à un énigmatique et évanescent Jacques Lajoie, évident pseudonyme de l’écrivain, dans le projet également tôt évoqué d’écrire ce qui est alors appelé le « livre de Joyce ».
On rencontre ensuite des échos de son intérêt pour la conception joycienne de l’épiphanie, cette méthode de création qui consiste dans la mise en scène d’une révélation, d’une illumination décisive qui éclaire l’ensemble d’un destin à partir d’un épisode significatif qui en est une condensation symbolique. C’est ce principe de contraction du temps qui préside à la rédaction de plusieurs des nouvelles réunies dans Gens de Dublin et qui s’exprime dans Ulysse à travers des notations aussi impressionnistes que justes de moments de grâce qui assurent à certains instants une profondeur d’éternité. VLB fera lui-même un usage abondant de cette technique dans ses premier romans, miroirs grossissants d’un épisode de crise énoncé par un héros-narrateur en faisant le récit sous la forme d’un monologue intérieur porté par l’inconscient, suivant la manière là encore proposée par Joyce, notamment dans le célèbre soliloque de Molly Bloom sur lequel se termine Ulysse. C’est ce mode d’exposition épiphanique qui sert de support à l’orchestration temporelle de ces récits, qui favorise la circulation du présent de l’action au passé des premières expériences fondatrices dans un mouvement s’apparentant à celui de la spirale, dans ses incessantes avancées et reprises en boucles circulaires qui enferment cette œuvre dans une sorte de temps immobile, lui-même à l’image d’un univers largement a-historique.
On trouve également des traces de cette passion et de l’influence décisive de Joyce dans les textes de réflexion de Beaulieu, notamment sur les rapports du mythe et de l’épopée abordés dans l’essai-lamentation, N’évoque plus que le désenchantement de ta ténèbre, mon si pauvre Abel, publié en 1976. L’écrivain y affirme que le mythe et l’épopée supposent l’existence d’un événement fondateur lui-même porté par un héros qui représente et symbolise les aspirations de la collectivité. C’est ce qui aurait permis les chants homériques, L’Énéide, La Chanson de Roland et tous les grands récits empruntant la forme épique. Les épopées négatives, qui se transforment bientôt en romans, surgissent lorsque les événements fondateurs et les héros qui les incarnent disparaissent, comme c’est le cas pour le Don Quichotte de Cervantes ou l’Ulysse de Joyce construits délibérément sur des anti-héros, eux-mêmes reflets de mondes disloqués. Au Québec, il n’est pas sûr qu’une épopée, fut-ce sur le mode négatif, soit possible, faute à la fois d’un événement fondateur et d’un héros à la hauteur. C’est ce qui expliquerait largement la faillite, du moins sur ce plan, du Ciel de Québec de Ferron et, dans cette logique, le report indéfini de La grande tribu dont le fondement mythique et magique demeure à venir, relevant d’un futur improbable : une revanche, réelle ou à tout le moins symbolique, sur la défaite de 1837-1838. J’y reviendrai.
Joyce incarne enfin pour Beaulieu le mythe de l’écrivain sublime, pratiquant une littérature de l’absolu poussée à son extrême limite. Il fait ainsi l’objet d’un culte dévot de la part de Steven Beauchemin, frère d’Abel, rival sur le plan de l’écriture et poète de l’ineffable qui consacre sa vie à la traduction de Finnegans Wake, cloîtré dans une chambre de bonne à Paris. Il représente aussi l’idéal de l’écrivain national tel qu’aspire à l’être Abel, alter ego de VLB, y compris dans sa condition d’apatride, animé par un rapport passionnel d’amour/haine pour son pays qui s’apparente à celui éprouvé par Beaulieu, dont l’appartenance viscérale à sa société n’exclut pas un profond sentiment « d’exil intérieur » et d’étrangeté.
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Le livre sur Joyce représente ainsi l’aboutissement d’un travail élaboré et formulé il y a plus de trente ans, abandonné et remis en chantier à plusieurs reprises depuis lors. Il témoigne d’une hantise obsessionnelle, d’une véritable manie, récurrente, qui traverse l’œuvre d’un bout à l’autre : parvenir à tout dire de soi et du monde, à travers la reconstitution du monde de l’Autre, ici de celui de Joyce, dans leurs complexités et leurs contradictions dans une forme qui soit elle-même globale, sans faux partage entre la réalité et l’imaginaire.
Cette ambition prend la forme de ce que VLB appelait, à propos de Monsieur Melville, une lecture/fiction. C’est cela qui explique le caractère en partie disparate, éclaté, fragmentaire du livre qui se présente comme une biographie de Joyce, en partie imaginaire, comme un essai critique sur son œuvre, comme un récit historique sur l’Irlande et le Québec, comme un autoportrait d’artiste en jeune homme dans lequel l’écrivain retrace la généalogie de son entreprise et comme un roman, enfin, centré sur un nouvel épisode de La grande tribu. Sa profonde unité tient par ailleurs à la vision synthétique et totalisante du monde qu’entretient cet écrivain à l’instar d’un Sartre et qui imprègne en sous-main sa propre démarche dans sa dimension critique.
On trouvera donc, bien entendu, un essai sur Joyce dans son livre, une lecture de l’œuvre de l’écrivain irlandais, qui en constitue le niveau le plus apparent sans être pourtant le plus essentiel car il apparaît subordonné au projet créateur de VLB qui domine incontestablement l’ouvrage et le détermine d’un bout à l’autre. Joyce, on l’aura sans doute remarqué, n’apparaît vraiment de manière consistante qu’à partir du quatrième chapitre alors que les coordonnées principales de l’univers évoqué par Beaulieu sont déjà bien en place, fixant la toile d’horizon sur laquelle se profilera la silhouette de l’Irlandais « au mackintosh trop grand pour lui ». Cette approche critique, semblable en cela aux études antérieures produites par le romancier, s’avère pour une part biographique, pour une autre part descriptive et interprétative.
Dans son versant biographique, l’essai s’attarde à l’enfance et à l’adolescence largement aliénées de Joyce, à son appartenance à une famille irlandaise typique de la classe moyenne, profondément névrosée du côté de la mère soumise et réservée et alcoolique et extravagante du côté du père, artiste rentré et raté. Cette expérience amère se révélera pour Joyce un héritage accablant et crucifiant dont il ne parviendra jamais à se débarrasser totalement, qu’il reprendra même à sa manière tant dans ses comportements souvent fantasques que dans ses rapports troubles relevant de la dépendance affective avec sa femme Nora, elle-même apparemment profondément hystérique, et avec ses propres enfants voués à la solitude et au malheur par son monstrueux égoïsme et son affligeante irresponsabilité.
Dans son versant descriptif, l’essai propose une étude convaincante de l’œuvre, des écrits de jeunesse, rapidement évoqués, à Finnegans Wake, longuement analysé, en passant par Ulysse dont Beaulieu fait une présentation de grande vertu pédagogique, montrant comment le roman se déploie à même la reprise contemporaine, décalée et transposée, des grandes lignes actantielles et de la structure de l’Odyssée d’Homère, aidant ainsi le lecteur non averti à se retrouver dans le labyrinthe souvent déroutant que constitue cette œuvre pour le moins énigmatique par moments lors d’une première lecture. Cette démonstration est menée de manière particulièrement efficace et convaincante, je dois dire, si bien qu’elle a incité l’auteur de ces lignes à reprendre la lecture de cet énorme et fuyant roman, aussi souvent abandonnée que relancée, et à la rendre enfin à terme dans le sillage de l’éblouissement procuré par la lecture du Joyce de Beaulieu !
Dans le travail critique comme dans la pratique fictionnelle, tout chez VLB part de soi et revient à soi par un détour dans le monde ou dans les livres. Le rapport à Joyce, du coup, se pose essentiellement sur le mode de l’identification et de la projection sur un Autre perçu d’abord comme un double de soi. Son œuvre, vénérée avec piété et célébrée avec ostentation, est ainsi rapatriée et incorporée dans celle de l’écrivain québécois, comme un moment, fut-il privilégié, dans un parcours qui tout à la fois l’englobe et la déborde. Davantage encore que dans les études antérieures de l’essayiste, l’œuvre de Joyce est introjectée en soi, littéralement mangée sur un mode cannibalique, la « tringle érectée » de l’écrivain irlandais étant désormais portée sous la ceinture du romancier comme un fétiche lui permettant d’« écrire le livre de la plus haute autorité ». Celui-ci, s’il doit enfin trouver son accomplissement, sera nourri conjointement par le cadavre dévoré – avec son consentement – du père au cimetière de Trois-Pistoles et par le meurtre symbolique de Joyce tant comme écrivain que comme père tant il est vrai que l’œuvre ne peut s’édifier que sur la captation de l’héritage de la figure paternelle, entreprise qui suppose sa mise à mort comme Ferron en avait eu le pressentiment dans la relation qui le liait à VLB.
L’échange avec l’alter ego irlandais s’avère en effet autant dialectique, et à l’occasion conflictuel, que dialogique et admiratif. Car si VLB est incontestablement fasciné par « L’œuvre de la plus haute autorité » qu’incarne l’entreprise joycienne, il n’éprouve pas d’affection particulière pour son auteur en tant qu’être humain. Il le prend même violemment à partie dans un passage dramatique et émouvant à la fin du livre où il se permet de l’interpeller rudement concernant son comportement à l’endroit de sa fille Lucia, le tenant responsable dans une marge mesure de la folie de celle-ci qu’il n’aurait pas su déceler, aveuglé qu’il était par l’édification exclusive de son œuvre. Le rapport à Joyce prend de la sorte forme, par moments, d’un corps-à- corps violent avec le personnage exécrable, il est vrai, que celui-ci pouvait être : dévoré par l’ambition, arriviste, profondément égoïste, objet donc de détestation (humaine) autant que d’admiration (littéraire).
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Essai sur Joyce, fondé sur l’empathie et la communion, le livre de Beaulieu s’offre, plus profondément encore, comme un ouvrage joycien dans son inspiration et dans sa nature même. Sur le plan compositionnel, il reprend pour l’essentiel la structure d’Ulysse à laquelle il fait subir de légers accommodements pour rendre son récit parfaitement symétrique à celui de l’Irlandais. Il recourt de même, dans le détail des chapitres, aux procédés et techniques utilisés dans ce roman : usage de la rhétorique du petit catéchisme, emprunt du scénario de la veillée au corps et évocation d’une scène de restaurant qui rappellent le parcours de Bloom dans Dublin, utilisation du monologue intérieur etc. La volonté mimétique, l’imitation étant chez VLB un mode d’appropriation d’autrui privilégié, se fait sentir partout. À commencer bien sûr, sur le mode déjà mis au point dans Monsieur Melville, par le dédoublement du narrateur dans la personne de Joyce qui en devient une sorte de miroir réfléchissant. Ensuite par la récupération littérale de son texte dans le récit qui nous est donné à lire sous la forme de citations subtilement intégrées par un maniement astucieux du procédé cinématographique du fondu enchaîné, technique déjà utilisée avec efficacité dans certains romans. Enfin par la place qu’occupe dans cette entreprise l’ « autobiographie totalisante » chère à Joyce, volonté et projet de tout dire que fait siens Beaulieu et qui animent tant sa production proprement romanesque – ainsi que le signale très explicitement par exemple La jument de la nuit – que son œuvre essayistique.
Chaque ouvrage critique représente ainsi une étape dans l’autoportrait qu’esquisse l’auteur depuis plus de trente ans à travers de nombreux fragments qui constituent autant d’instantanés. Cette représentation est parfois prise en charge par l’auteur lui-même (dans le livre sur Hugo, dans le N’évoque plus…, dans le Carnet de l’écrivain Faust) et relève du pacte de vérité autobiographique. À d’autres moments, elle est déléguée à Abel Beauchemin, double fictif de l’auteur et appartient ainsi au registre de l’imaginaire.
Les deux régimes (du réel et de la fiction), interchangeables au dire même de VLB, contribuent ainsi à dresser un portrait, effectivement totalisant, de l’écrivain comme être passionné, maniaque et mythomane, complètement voué à sa création et absorbé par elle, s’y livrant et s’y perdant corps et âme. « Seule compte l’idée fixe, signale Abel. L’obsession. La compulsion. La manie. La hantise. » C’est pour en avoir manqué que les faux héros politiques d’Irlande et du Québec, les messies ratés qu’auraient été O’Connell et Parnell, Lévesque et Bouchard, n’auraient pas atteint leur objectif de libération nationale, mollement poursuivi et du coup promis à la défaite. À contrario, emporté compulsivement par son projet littéraire, Abel Beauchemin apparaît en mesure de réussir le sien, d’accomplir enfin cette grande tribu qui transformerait l’histoire d’un déclin en triomphe pleinement assumé, dans l’imaginaire mythologique sinon dans le réel lui-même.
Le livre sur Joyce s’inscrit à ce titre comme une nouvelle étape dans un long parcours autobiographique qui s’enracine dans une enfance remémorée ici comme un paradis perdu, comme un espace fusionnel dans lequel le moi et le monde sont pleinement unifiés. Cet univers se fissure lorsque l’enfant entre en contact avec le monde extérieur et en perçoit les contradictions au sein de sa propre famille. Expérience décisive d’une adolescence trouble longuement évoquée et qui se dénoue heureusement par la venue à l’écriture suite au traumatisme paradoxalement fondateur, l’attaque de poliomyélite dont on présente ici une nouvelle version, en lien cette fois avec le personnage de Colette, la sœur complice. L’écriture apparaît donc comme la voie royale d’une possible rédemption, l’instrument privilégié pour retrouver l’état de béatitude – au sens où l’entendait Kérouac – éprouvé dans l’enfance et retrouvable par le souvenir et l’imagination comme l’a démontré Proust dans La recherche du temps perdu.
La création permet d’affronter et de surmonter les difficultés et les défis de l’existence, notamment ceux liés au rapport compliqué du narrateur avec les femmes caractérisé principalement par l’échec et le renvoi à une indépassable solitude que seule l’écriture, par l’appel qu’elle lance à autrui, peut sans doute rompre. Le portrait que dessine Abel comporte donc sa part de confession et d’aveu, révélant ce qui est habituellement refoulé et tu et qui constitue d’une certaine manière le fondement de ses inventions flamboyantes.
Rien de tout cela n’est complètement nouveau, les souvenirs constituant surtout des variations sur des témoignages déjà esquissés dans les essais antérieurs. L’intérêt du Joyce est de les faire voir sous un autre éclairage et surtout d’en fournir une première représentation d’ensemble. Il marque par conséquent un tournant majeur dans « l’autobiographie totalisante », partie prenante essentielle du projet globalisant qui inspire et stimule Beaulieu depuis son entrée dans l’écriture.
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Essai à plusieurs titres, mobilisant de nombreux registres, autoportrait polymorphe et autobiographie totalisante, le livre sur Joyce s’avère aussi, et sans conteste, un immense roman, s’offrant comme un chapitre inédit de La vraie saga des Beauchemin. Inaugurée par le récit des fondations qu’incarnait Race de monde !, publié en 1969, cette entreprise constitue depuis plus de trente ans un véritable chantier, un « work in progress » toujours en friche, inachevé et peut-être inachevable. Amorcée timidement, elle connaît une formulation programmatique en 1984, l’auteur prévoyant consacrer pas moins de douze titres à cette série, La grande tribu étant prévue comme le dixième ouvrage de la Saga, qui devait se terminer par ce qui était alors appelé Le clan ultime, titre qui sera lui-même éclipsé par la suite au profit de la mythique Grande tribu.
Or c’est sur une relance de la Saga des Beauchemin que s’ouvre le livre sur Joyce, plus précisément sur la mort, l’enterrement du père et la veillée au corps qui l’accompagne. Et c’est sur le congédiement brutal de la mère par un Abel agressif qu’il se termine. Joyce est ainsi encerclé par le filet tentaculaire et dévorateur que forme le roman familial et fortement oedipien des Beauchemin qui traverse et investit massivement l’ensemble du récit, le déportant sur la scène imaginaire qui se structure autour du personnage d’Abel et de ses rapports ombrageux aux figures parentales.
La mort du père fournit au héros-narrateur un prétexte idéal pour rameuter la famille Beauchemin dispersée aux quatre coins de l’Amérique et qui se réunit pour l’occasion. On voit donc réapparaître les principaux personnages de la Saga tels qu’en eux-mêmes et que le temps ne semble guère avoir affectés. Jos le poilu, l’aîné, est toujours décrit comme un rival craintif du père, incapable de le tuer symboliquement pour prendre la place qu’il revendique auprès de la mère trop aimée. Steven est toujours habité par la poésie du sublime, investi dans sa relation éthérée avec sa sœur Gabriella, hanté par Joyce et la traduction de Finnegans Wake tandis que c’est son frère Abel qui écrit sur l’Irlandais le livre fantasmé. Jean-Maurice, Machine Gun, apparaît toujours comme un délinquant, profiteur sans scrupule d’autrui, oiseau de proie se nourrissant des dépouilles du monde. Les rapports entre les membres de ce trio infernal sont hostiles, marqués par l’agressivité verbale et parfois physique, et querelleurs à l’endroit des autres membres d’une famille en processus de dislocation et d’éclatement avancé. Rien n’a apparemment changé au fil des années et des décennies, comme si cette famille s’était figée pour toujours dans une sorte de temps immobile, à l’image d’un pays lui-même dépourvu d’historicité.
Le roman familial est relancé ici autour des figures centrales du père et de la mère, importantes symboliquement dans Race de monde ! mais secondarisées sur le plan de l’action et traitées de manière discrète et allusive. Le père impuissant et raté de naguère, manqué et manquant, fait maintenant l’objet d’une représentation positive qui prolonge une transformation amorcée au moment de la rédaction de Monsieur Melville, en 1977-1978. Dans ce livre, il devient un adjuvant ponctuel d’Abel promis à un rôle davantage décisif dans La grande tribu où il doit servir de principale source d’information et d’inspiration pour ce projet relevant déjà de « la plus haute autorité ». Mort et enterré au début du Joyce, il est ensuite mangé par le fils dans une scène hallucinée et hallucinante se déroulant au cimetière de Trois-Pistoles, reposoir des ancêtres.
Par cet acte de dévoration, Abel s’empare de l’héritage familial en l’incorporant littéralement, devenant ainsi doté de la puissance nécessaire pour reconstituer la généalogie non seulement de la lignée immédiate mais de celle plus lointaine et archaïque des ancêtres. Entreprise d’ailleurs amorcée par l’évocation des grands-pères représentés dans le récit romanesque qui leur est spécifiquement consacré au début des années 1970 (Les grands-pères) et dans les nombreux passages qui les concernent dans l’ensemble de l’œuvre (et plus particulièrement dans Race de monde ! et Don Quichotte de la démanche). Cette entreprise d’exhumation mémorielle se poursuit dans le livre sur Joyce où ils sont incarnés dans les figures mythiques du forgeron, maître du feu et de la vie, et du fossoyeur, maître de la mort, comme puissances donc de lumière et de ténèbres.
Ce qui est incontestablement nouveau, et qui marque une véritable inflexion dans le roman familial, c’est la présence massive et encombrante de la mère qui connaît ici une étonnante métamorphose. Figure responsable et affectueuse dans Race de monde !, elle règne sur la famille par une sorte de tyrannie de la douceur tout en incarnant, sur le plan social et politique, les valeurs de la tradition. Sur le plan symbolique, elle représente tour à tour la Bonne mère qui protège sa nichée et la Mauvaise mère qui abandonne finalement ses rejetons et les renvoie à une crucifiante et indépassable solitude. D’où le rapport ambivalent déjà d’un Abel à son endroit. La mère connaît plus tard une première transformation décisive dans La jument de la nuit, roman publié en 1995, devenant la figure parentale qui refuse de « toucher » le fils et, ce faisant, de le faire accéder au monde des caresses et de la tendresse, désormais « fini sur lui » comme l’écrit le narrateur dans la dernière phrase du roman.
C’est cette figure hostile – qui n’a peut-être rien à voir par ailleurs avec la personne « réelle » de la mère du personnage comme Judith, la jeune fille désemparée de La jument de la nuit, n’a rien de commun avec la louve lubrique qui lui sert de doublure fantasmatique dans ce récit de transgression de tous les interdits – qui est reprise sous la métaphore récurrente, filée tout au long du livre sur Joyce, de la « mère reptilienne », aussi évoquée à travers la figure concurrente et complémentaire de la « truie monstrueuse » qui mange sa portée. Ainsi perçue, la mère maléfique est associée politiquement aux puissances dominantes tant au Québec qu’en Irlande : l’Angleterre impériale, « Mer-matrie. Marâtre et castrante », et l’Église catholique, faiseuse d’ignorance, porteuse d’interdits hypocrites, fornicatrice et sodomite, alliée privilégiée dans le récit de la mère indigne que rejette violemment un fils animé par des pulsions matricides dès sa conception dans le ventre de sa génitrice. C’est donc contre elle que s’affirment sa volonté et sa puissance créatrice et c’est contre elle que s’écrit le livre sur Joyce avec la complicité de la sœur Colette qui se retrouve au cœur de ce nouvel épisode de la Saga.
À travers ce personnage, VLB reprend un thème familier de son œuvre, celui de l’inceste entre frères et sœurs, et lui fait connaître une nouvelle variation. Colette, naguère amante d’Abel, alors qu’il était jeune éditeur, rejoue un rôle assumé dans les récits antérieurs par Blanche dans Les voyageries ou Judith dans Don Quichotte de la démanche, lui faisant découvrir conjointement l’écriture et le plaisir, l’un entraînant l’autre dans une sorte de grande fête ludique. Elle revient ici, presque quarante plus tard, en complice affective d’Abel, portée par une tendresse enveloppante dont il a besoin pour terminer tranquillement l’essai sur Joyce et écrire ensuite tous les livres encore à venir dans sa quête éperdue d’accomplissement de l’œuvre absolue qui permettrait l’ultime réconciliation avec soi, autrui et le monde.
On peut donc, à bon droit, considérer le Joyce comme un développement significatif de La grande tribu.
Ce projet obsessionnel remplit une évidente fonction de mythe personnel pour l’écrivain, il aimante son entreprise romanesque qui s’en inspire et s’en nourrit depuis les tout débuts. Mais il n’assume pas qu’une fonction de provocation et de stimulation pour l’écriture. Il sert de principe de composition et de régulation pour un pan central de cette œuvre qui réunit les six premiers titres de la série programmée en 1984, auxquels on doit maintenant ajouter La jument de la nuit, publié il y a une dizaine d’années, la trilogie Bouscotte et le Joyce récent qui s’offre comme l’accomplissement de l’ouvrage initialement prévu sous le titre « Le livre de Joyce ».
La grande tribu apparaît de la sorte comme la désignation générique d’un ensemble déjà produit. Elle comprend également, bien sûr, un projet de roman historique (appelé à devenir un ouvrage de référence, une Bible dans laquelle la communauté se reconnaîtrait dans sa vérité) consistant à retracer le destin d’un groupe de Français rêvant, au dix-septième siècle, de recréer un nouveau monde en territoire américain et s’exilant de la vieille Europe pour poursuivre ce rêve qui deviendra chimérique après la Conquête de 1760 et l’écrasement des insurrections de 1837-1838. C’est du moins la formulation que Beaulieu propose de ce projet dans un texte programmatique déposé aux archives de la Bibliothèque nationale du Québec. Il s’agissait donc, dans cette perspective, de reconstituer la grandeur et le déclin d’une aventure collective à travers le destin d’un certain nombre d’individus appartenant à une famille, un clan, une « tribu » exemplaire.
Or ce projet n’a pas trouvé de prolongement concret dans la forme du roman historique. Sans doute parce que Beaulieu a estimé que cette forme ne correspondait pas à sa volonté pas plus que, sur un autre plan, le roman réaliste classique – comme récit biographique et chronique sociale – ne peut, selon lui, rendre compte adéquatement des vérités contradictoires du monde contemporain. Sans doute aussi parce que cette histoire elle-même, éprouvée et subie sur le mode de la défaite et du déclin, ne favorisait guère une représentation épique et héroïque. Perçue comme un long déploiement hystérique, cette histoire ne pouvait être prise en charge que par une narration semblablement déstructurée, empruntant la voix d’un narrateur schizophrène, muré dans sa psychose, comme en témoignent les versions déposées à la Bibliothèque nationale et les « débris » réunis dans Le carnet de l’écrivain Faust, ces « épiphanies que vit une manière de grand enfant que sa vie terrorise ».
Le passage de l’hystérie à l’histoire n’est ni naturel, ni évident bien sûr. C’est ce qui explique vraisemblablement l’échec provisoire du projet dans la forme canonique du roman historique. C’est par d’autres voies que cette ambition a trouvé jusqu’à maintenant sa réalisation et qu’elle trouvera éventuellement son accomplissement par la grâce du nouveau Dieu-Thoth québécois capable d’opérer une synthèse totalisante des aptitudes pour la manipulation des formes d’un Hubert Aquin, pour l’invention langagière d’un Réjean Ducharme, pour la connaissance du pays d’un Jacques Ferron, pour l’exploration du surréel d’un Claude Gauvreau : un Dieu-Thoth qui pourrait bien être Victor-Lévy Beaulieu lui-même, intégrant ses prédécesseurs et se surpassant dans la production de La grande tribu comme expression ultime et définitive d’une longue recherche d’absolu par et dans la littérature.
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Post scriptum sur une prise de position politique
Compagnon de route du Parti québécois depuis plus de trente ans, le citoyen Victor-Lévy Beaulieu n’a cessé de pratiquer un in and out permanent à l’endroit de ce parti, alternant sans cesse entre querelles et réconciliations aussi spectaculaires les une que les autres, sur un mode s’apparentant parfois au comportement hystérique si souvent reproché par lui-même à la société québécoise.
Le 30 janvier dernier, il dénonçait pour une nième fois le PQ qui aurait atteint, sous la direction d’André Boisclair et de la clique qui l’entoure, une sorte de bas fond dont il lui semblait désormais impossible qu’on puisse jamais s’en réchapper, considérant même la fin appréhendée de ce parti comme un « bon débarras ». Et il terminait sa dénonciation en souhaitant qu’apparaisse un « vrai parti indépendantiste et social-démocrate » qui pourrait avantageusement en « prendre la relève ».
Militant à l’occasion naïf, j’ai cru qu’allait bientôt suivre logiquement une nouvelle déclaration en faveur de Québec solidaire, seul parti que je connaisse correspondant au vœu fortement exprimé par Beaulieu. Or, dans une nouvelle opinion, publiée dans Le Devoir du 13 mars, en plein cœur de la campagne électorale, notre homme rapplique en nous expliquant benoîtement qu’il prend position pour l’ADQ malgré sa sympathie pour Québec solidaire et pour les Verts.
Entre ces deux interventions, Beaulieu a connu son chemin de Damas, confondant dans une étonnante hallucination le parti indépendantiste et social-démocrate souhaité avec l’ADQ de Mario Dumont, qui en est très exactement son envers et sa contrefaçon. Méchante méprise ! L’Histoire, on le sait, ne fait pas que se répéter et que bégayer, il lui arrive aussi de tituber et de titubéguer dirait VLB, et pire encore de régresser.
C’est parfaitement le cas avec le parti de Mario Dumont qui nous ramène au créditisme et à l’unionnisme de notre jeunesse, revampés par un politicien arriviste et opportuniste, mixture fringante et moderniste d’un Maurice Duplessis et d’un Robert Bourassa confondus, possédant la roublardise du premier et la rouerie du second. Ce politicien maintenant parvenu se fait le porte-parole de la couche sociale la plus réactionnaire de la société québécoise, la caste des petits entrepreneurs régionaux sans envergure, préoccupés de leurs seuls intérêts et se souciant comme de leur dernière chemise du bien commun et de l’intérêt collectif, caste souvent dénoncée par Beaulieu lui-même en d’autres temps, d’ailleurs pas si lointains. C’est ce groupe qu’il soutient maintenant en invoquant on ne sait trop quel «sacrifice propriatoire» qu’il faudrait apparemment consentir pour fonder la nation, tout en se réclamant de la filiation de Michel Chartrand : il faut le faire !
On aura compris que, vieux militant socialiste et indépendantiste depuis l’époque de la Révolution tranquille, j’ai été profondément blessé par cette prise de position aussi bizarre qu’incongrue au point d’avoir envisagé, sur le coup, de renoncer au pilotage de ce dossier. J’ai accepté de le rendre à bon port pour respecter l’engagement contracté à l’endroit de ceux et celles qui avaient accepté avec enthousiasme de participer à ce projet et que je remercie, au passage, de leur collaboration empressée. J’ai accepté également de poursuivre parce que cet égarement, que j’espère passager comme une fièvre printanière, n’enlève rien au mérite de cette œuvre qui m’apparaît toujours la plus importante de la littérature québécoise contemporaine, tous genres confondus.
Reste qu’elle est désormais nimbée, à mes yeux, d’une aura qui fait en sorte que je ne pourrai plus la lire tout à fait de la même manière ni sans doute, malheureusement, avec la même ferveur passionnée. Ce qui, on voudra bien me croire, me désole profondément.
Mai-Juin 2007
Un numéro exceptionnel de lectures croisées de l’ouvrage James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots par Victor-Lévy Beaulieu