Vouloir déboulonner les faits

On a tous eu, dans notre enfance, un ami éreintant qui prétendait en savoir plus que nous sur tous les sujets. Il avait tout vu, tout entendu malgré ses 6 ans. On ne pouvait rien lui apprendre. Pire encore : on avait, face à lui, toujours tort. On l’acceptait dans notre cercle, on le tolérait, grand de cœur que nous étions. On s’était habitué à ses remarques. On s’était même construit une carapace face à lui, être vidé de son enfance, incapable qu’il était de tout émerveillement, de tout étonnement face au monde qui pourtant s’ouvrait chaque jour davantage à lui. Il s’appelait Dany, il s’appelait Jean-Nicolas, Éric ou Olivier. Incapable d’apprendre parce que certain de déjà être au fait de tout, cet ami a grandi dans ses certitudes. Imbu de son supposé savoir – mais surtout de sa personne – il a grandi. Il a même réussi assez bien, voire très bien dans le domaine dans lequel il s’est jeté. Son assurance et son narcissisme l’ont fait bien paraître partout. Le monde semblait taillé sur mesure pour lui. Il pontifiait toujours, d’ailleurs, malgré son âge qui avançait. On le payait pour cela. Pontifier : tel était son métier, telle était sa raison de vivre. Il avait parfois tort, parfois raison, mais son opinion faisait toujours office de fait. En cela, il était toujours aussi éreintant qu’au temps de la petite école.

Cet ami, tout le Québec le possède aujourd’hui en la personne de Michel C. Auger, auteur du livre 25 mythes à déboulonner en politique québécoise paru récemment aux éditions La Presse. L’homme, habitué de propager chaque jour via les ondes hertziennes la morale radio-canadienne, a couché cette fois-ci ses opinions sur papier. Son objectif : tel le grand phare blanc et rouge dressé au bout du cap des Rosiers, éclairer la mer sombre et menaçante afin que nous, Québécois à la veille d’élections, pauvre navigateurs perdus que nous sommes, sans carte et sans repères, ne nous jetions pas sur des récifs menaçants attirés par les sirènes de notre ignorance.

Car ne vous y trompez pas, Michel C. Auger a raison. Michel C. Auger sait, lui, ce que nous ne savons pas. Au diable la sagesse populaire, au diable les intuitions des gens du peuple, au diable ceux qui tentent de les analyser, de les expliquer sans condescendance, sans les condamner d’emblée. Le Québec serait infusé de mythes politiques qu’il est impératif de déconstruire afin d’être en mesure d’enfin – je vous le donne en mille – voter du bon bord, ou en tout cas pas du mauvais. Tout au long de ce livre qui se veut, si l’on se fie à son titre, un exemple d’objectivité journalistique à l’œuvre contre le mensonge, Auger ne manque pas une occasion de nous affoler en laissant dépasser ses jupons idéologiques. 

Avant d’aller plus d’avant dans la présentation de l’ouvrage d’Auger, il convient de mentionner un fait étonnant. Ce dernier ne fournit aucune référence bibliographique que ce soit pour appuyer les faits qu’il présente. Il s’agit d’une faille méthodologique impardonnable pour quelqu’un qui prétend vouloir « confronter des idées reçues (…) à la réalité » (p. 10). Se réclamer du réel est une chose fort grave et qui implique un minimum de rigueur. Auger, au fil de son livre, mentionne des études, des statistiques et nous assure « que les faits [sur lesquels il s’appuie sont] d’ailleurs assez faciles à trouver pour qui prendra la peine de les chercher à partir de sources officielles qui rendent pratiquement toutes leurs données disponibles sur Internet » (p. 11). Michel C. Auger, ancien étudiant de l’université McGill, devrait pourtant savoir qu’il existe une manière correcte de citer ses sources dans un texte, que celui-ci soit savant ou non, et que cette méthode a sa raison d’être, surtout lorsqu’il s’agit de sources électroniques pouvant être actualisées, modifiées, éditées. 

Il devrait aussi savoir que citer des données n’est pas suffisant, et que ce qui importe encore davantage consiste en la manière avec laquelle on les manie et les analyse. Lorsqu’on prétend opposer du réel à du mensonge, le cadre théorique dont on se sert pour analyser ces données et en tirer des conclusions doit aussi être honnêtement mentionné. On doit, lorsqu’on en est pas l’auteur, en citer la source afin que le lecteur, avide de réel et dégoûté par le mensonge, puisse aller, s’il le souhaite, vérifier le contexte dans lequel le cadre théorique auquel on en appelle est développé. Voilà quelles sont les exigences minimales à respecter lorsqu’on prend sur soi de porter l’étendard de la vérité contre les forces sombres du mythique. Michel C. Auger ne le fait pas. Il s’agit d’un manque de respect absolu envers son lectorat qu’il musèle, littéralement. Comment en effet discuter des thèses d’Auger – car il s’agit bien de thèses – lorsqu’on en connaît pas la provenance et qu’on nous les présente comme des faits ?

Les 25 mythes que souhaite déboulonner notre pontife sont classés en quatre catégories : identité, politique, société et économie. Énumérer froidement la liste des 6 mythes « identitaires » tirée de la table des matières me semble nécessaire, bien qu’un peu rasant, et permettra aux lecteurs de ces lignes de bien comprendre l’imposture des grands médias libéraux-progressistes métropolitains lorsqu’ils se targuent de nous présenter du réel alors qu’ils nos gavent, en fait, d’idéologie.

Mythe 1er : Le français est en recul au Québec

Mythe 2e : La cour suprême a vidé la loi 101 de son contenu

Mythe 3e : La démographie et l’immigration font que l’indépendance est devenue impossible

Mythe 4e : Il faut absolument baisser les seuils d’immigration

Mythe 5e : La laïcité fait partie intégrante de l’identité québécoise moderne

Mythe 6e : Le « Bonjour-Hi » est un signe du déclin du français

Le « mythe » du déclin du français au Québec est par exemple, selon Auger, causée par une « véritable industrie du déclin du français au Québec [qui utiliserait malhonnêtement des statistiques] afin de ne donner qu’une impression partielle de la situation globale » (p. 14). Ce mythe constituerait le fonds de commerce de partis politiques et de commentateurs patentés et n’aurait aucun fondement factuel, car « 94,5 % des Québécois – soit la presque totalité – peuvent aujourd’hui s’exprimer en français » (p. 19). 

Mais, M. Auger, est-ce parce que l’on peut parler français qu’on le fait ? Non, et notre journaliste ne s’embarrasse pas de telles questions. Est-ce que ces données tiennent compte de la qualité de la langue ? Non plus. À ce titre, notons qu’il est difficile de dire que Justin Trudeau parle français lorsqu’il s’exprime. Son français est certes fonctionnel, mais peu maîtrisé et fortement anglicisé dans sa syntaxe. Si 94,5 % des Québécois parlent comme Justin Trudeau, je ne donne pas cher de la survie de notre spécificité culturelle. Ces données tiennent-elles compte de l’importance culturelle que la langue française revêt dans le cœur des citoyens et des générations montantes ? Bien sûr que non. L’analyse d’Auger est donc fortement teintée d’idéologie. Il s’agit davantage de mâter ceux qui considèrent que le Québec a actuellement une identité culturelle chancelante et qu’il faut ne jamais baisser notre garde quant aux danger de l’assimilation. Il s’agit, autrement dit, d’une invitation à cesser de parler d’identité, ce débat, selon Michel C. Auger, sans fondement factuel. Permettez-moi de douter que ces assertions appelées « réalité » par l’auteur ne sont pas l’expression d’une opinion hautement discutable.

Il en va de même pour la totalité de l’ouvrage. 

Ainsi, ce ne seraient pas, selon Auger, les non-francophones qui maintiendraient les libéraux au pouvoir au Québec (mythe 7e, p. 58-63), mais bien les francophones. Quid du fait qu’environ 80 % des francophones votent pour d’autres partis que le PLQ ? Pas un mot de l’auteur à ce sujet, bien entendu.

Ainsi, la charte des droits de Trudeau ne nous ferait pas vivre sous le gouvernement des juges (mythe 11e, p. 82-87) parce que tous les pays démocratiques possèdent des instances légales faisant office de contre-pouvoir sensées freiner les élans tyranniques des gouvernements élus. Est-ce donc parce qu’un système – ici le « gouvernement des juges » – existe ailleurs qu’on ne peut pas le nommer ou le remettre en question ? Ce non-argument est pourtant avancé sans rire par Michel C. Auger.

Ainsi, encore, Montréal n’aurait pas assez de pouvoir et serait injustement traitée dans sa représentation à Québec, au profit de régions éloignées qui jouissent d’un ratio beaucoup plus avantageux de députés par habitants (mythe 13e, p. 96-103). Pas un traître mot de Michel C. Auger sur le dilemme inhérent à la représentation politique qui fait en sorte qu’il est impossible, sur un territoire inégalement peuplé, d’arriver à une représentation parfaite des villes sans nuire dramatiquement à la défense des intérêts des régions moins peuplées.

Assez dit. On pourrait reprendre chaque mythe déboulonné par Michel C. Auger et, avec un peu d’esprit, les boulonner à nouveau. C’est donc qu’il ne s’agit pas de mythes mais d’idées, et que le livre d’Auger n’en est pas un de faits, mais d’opinions – avec lesquelles, il faut le dire, nous ne serons pas toujours en désaccord. Son seul intérêt est de révéler au grand jour la stratégie des grands médias quand vient le temps d’avancer leur agenda idéologique : faire passer de l’opinion pour des réalités afin de couper court à toute discussion avec d’éventuels adversaires. S’il y a donc un fait à retenir du livre de Michel C. Auger, c’est que le débat d’idées, au Québec, est loin d’être en santé et qu’il est menacé à son cœur même par des chantres du libéral-progressisme qui œuvrent chaque jour à assoir une hégémonie idéologique qu’on aura, à mesure que passe le temps, de plus en plus de difficulté à contester et à mettre k.-o.

Michel C. Auger
25 mythes à déboulonner en politique québécoise, Éditions La Presse, 2018, 195 pages