C’est seulement vers le milieu du XXe siècle que les habitants de nombreux pays d’Europe ont été amenés, de façon généralement désagréable, à constater que leur sort pouvait être directement influencé par des livres de philosophie traitant de sujets abscons et quasi impénétrables.
— Czlelaw Milosz
Dès la publication du rapport de la commission Bouchard-Taylor, des commentateurs s’empressèrent d’en célébrer la modération, le bon sens, la perspicacité, au point où s’imposa vite une formule de célébration : il s’agissait d’un rapport de « sages ». C’était notamment le cas d’un chroniqueur vedette de La Presse et de son éditorialiste en chef. Le premier écrivait ainsi : « le premier ministre Jean Charest, pour désamorcer la crise des accommodements raisonnables, avait choisi de confier à deux sages de réfléchir sur les relations entre la majorité et ses minorités. Le résultat ne devait pas nous surprendre ».
Le second faisait écho au premier dans un vocabulaire identique. « Souhaitons que tous ceux qui sont interpellés par ce plaidoyer, en particulier les élus, sauront être à la hauteur de la sagesse dont ont fait preuve Gérard Bouchard et Charles Taylor [1]» Mauvais lecteurs, les critiques nationalistes du rapport auraient fait preuve de malveillance envers un document exemplaire dans sa prétention à reconstruire la société québécoise à travers le souci de « l’ouverture à l’autre [2]». Pourtant, une lecture très attentive du rapport confirme la justesse des critiques initialement formulées contre lui. Il suffisait pourtant de le lire intégralement, malgré son vocabulaire ampoulé, codé, symptomatique de la langue de bois politiquement correcte pour en comprendre les enjeux et le reconnaître pour ce qu’il était, soit une plate-forme idéologique pour achever la conversion du Québec au multiculturalisme, ce qui n’avait rien de surprenant, par ailleurs[3].
L’inter/multiculturalisme
Entrons d’un coup au cœur du rapport de la commission, centré sur la notion « d’interculturalisme », qui serait la réponse québécoise appropriée au pluralisme qui émergerait partout dans les sociétés contemporaines [4]. Il y aurait dans ce modèle de « gestion de la diversité » un souci d’intégration sociale absent du multiculturalisme à la canadienne dont les commissaires connaissent la mauvaise réputation au Québec [5]. Plusieurs parmi les partisans du rapport ont d’ailleurs critiqué l’amalgame entre les deux modèles d’intégration, le premier favorisant apparemment le métissage des populations alors que le second inciterait à leur ghettoïsation [6]. Il suffisait pourtant de lire le rapport pour bien voir que les commissaires atténuaient eux-mêmes la différence entre les deux modèles, en reconnaissant qu’ils étaient « deux essais d’application de la philosophie pluraliste [7]», Daniel Weinstock affirmant même que l’interculturalisme ne serait rien d’autre que le multiculturalisme canadien doublé – pour ce qui en reste – de la loi 101.
L’interculturalisme […] est la version québécoise de la philosophie pluraliste, tout comme le multiculturalisme en est la version canadienne. Nous recommandons au gouvernement québécois de le promouvoir vigoureusement auprès des diverses composantes de notre société, comme le Canada le fait avec succès depuis près de quarante ans avec le multiculturalisme. Il faut que l’interculturalisme, mis en oeuvre par tous les gouvernements québécois depuis quelques décennies, soit davantage connu et célébré [8].
Les commissaires allèrent même jusqu’à affirmer qu’il faudrait prendre exemple sur le multiculturalisme canadien dans l’application de l’interculturalisme pour assurer sa pleine intériorisation par la société québécoise.
La législation sur le multiculturalisme canadien a permis de clarifier et de populariser le modèle canadien qui a fait l’objet d’une intense promotion. Il est ainsi devenu une valeur fondamentale ; il a pénétré l’imaginaire et il est maintenant au coeur de l’identité nationale canadienne. Pourquoi ne pas en faire autant avec l’interculturalisme québécois, comme forme originale de pluralisme [9].
Au-delà d’un troublant aveu des commissaires reconnaissant que le « pluralisme » ne devient une « valeur fondamentale » qu’à l’aide d’une « intense promotion » gouvernementale, on comprendra que la distinction entre interculturalisme et multiculturalisme a davantage pour eux une portée stratégique que scientifique[10]. Car si l’on a cherché à distinguer artificiellement l’interculturalisme du multiculturalisme en les présentant comme les deux seules options disponibles au Québec pour « gérer la diversité », c’était pour exclure du débat une troisième option correspondant pourtant massivement aux préférences de la population : l’affirmation décomplexée de la culture nationale fondatrice comme culture de convergence dans laquelle devraient se fondre les nouveaux arrivants. Rejetée d’emblée, une telle affirmation serait équivalente à une forme de volonté assimilatrice, fondamentalement antidémocratique. Comme l’auraient « montré nombre d’études historiques et anthropologiques au cours des vingt ou trente dernières années, les nations d’hier devaient souvent leur cohésion à des pouvoirs autoritaires qui opprimaient les différences et ne les toléraient que dans la mesure où elles échouaient à les détruire [11]». L’alternative est tranchée avec d’un côté le multiculturalisme et de l’autre, un refus de la démocratie. Il s’agit de faire tenir le débat autour de la diversité à l’intérieur du paradigme pluraliste, sans jamais envisager d’en sortir. Comme on l’eut dit autrefois, le multiculturalisme serait l’horizon indépassable de notre temps. D’une manière ou d’une autre, il serait nécessaire de consentir au décentrement des sociétés occidentales qui devraient désormais communier à la mise en procès de leurs parcours historiques, la classe politique devant toujours aller plus loin dans la reconnaissance des « différences », pour peu qu’elles entrent en contradiction avec la vision caricaturale d’une histoire occidentale réduite à la domination des hommes blancs hétérosexuels, bourgeois satisfaits d’une opulence acquise au détriment de « l’autre »[12]. Il faut garder en tête cette exclusion de principe de toute définition un tant soit peu substantielle de l’intégration à la culture nationale pour comprendre les suites de ce rapport et les prescriptions qui l’accompagnent.
De l’identité pathologique à la « nouvelle identité québécoise »
Mais les commissaires ont poussé plus loin ce raisonnement. Non seulement l’affirmation de la culture nationale majoritaire devrait-elle être exclue par principe et cela, au Québec comme ailleurs, mais aussi, parce que la culture québécoise en particulier serait affectée par une sérieuse pathologie identitaire. Ainsi, loin de révéler une société étouffée par l’idéologie multiculturaliste et saturée sur le plan de ses capacités d’intégration, la crise des accommodements raisonnables aurait surtout révélé les carences identitaires de la société québécoise et sa tendance à la crispation devant les nombreuses manifestations de la différence[13]. C’est ce qui se trouve derrière l’affirmation de nombreuses fois répétée selon laquelle « la crise semble avoir davantage existé dans les perceptions que dans la réalité [14]», qui laisse entendre que le véritable problème des deux dernières années se trouvait dans le fait que la majorité était prédisposée à voir une crise là où il n’y avait que l’expression naturelle de la différence dans une société de plus en plus hétérogène. Au sens fort, on pourrait parler de l’inadaptation de la société québécoise aux exigences du pluralisme. « Constamment à la recherche d’homogénéité, de consensus, de solidarité […] », et traversée par une « nostalgie du monde d’autrefois [15]», la pensée québécoise serait habitée par l’idéal d’une société « très intégrée » qui lui ferait ressentir vivement et très négativement la plus simple expression de la différence [16]. Mais surtout, l’identité québécoise serait une identité malade, infectée dans ses « vieilles plaies mal guéries [17]». Elle serait aussi tentée par « le modèle de la peau de chagrin » ce qui risquerait de la faire « céder au parti de la peur, à la tentation du retrait et du rejet [18],» de là sa disposition au « braquage identitaire [19]». C’est aussi ce qui explique l’insistance des commissaires à trouver une tare congénitale chez la majorité francophone, une forme de malaise psychanalytique qui aurait traversé son histoire, une « insécurité du minoritaire [20]», manière comme une autre de nier le lien entre le malaise identitaire actuel et les ratés de l’intégration dans la métropole [21]. La crise relèverait d’un « mouvement d’humeur [22]» à l’intérieur d’une culture fragile, ce que les commissaires appellent un « devenir sous tension [23]». Dans la crise actuelle, « cette crispation a pris pour cible l’immigrant qui est devenu, pour une partie de la population, une sorte de bouc émissaire [24]». Autrement dit, les débordements pulsionnels de l’identité québécoise se seraient cristallisés historiquement autour de figures successives négativement perçues, dont celle de l’immigré ne serait que la dernière en date.
Une inversion du devoir d’intégration
On devine aisément la prochaine étape du raisonnement. Si comme l’ont affirmé les commissaires, la crise serait d’abord symptomatique d’une pathologie culturelle de la majorité francophone, il s’agira donc d’entreprendre une grande thérapie identitaire pour transformer sa représentation d’elle-même. Une telle entreprise serait nécessaire pour assurer l’intégration de la majorité francophone à une nouvelle identité citoyenne et interculturelle « inclusive » reposant justement sur le dépassement de l’héritage fondateur de la société québécoise. La question est même posée telle quelle : « comment peut-elle [la culture majoritaire] se fondre dans la nouvelle identité québécoise nourrie de diversité [25]» ? Une nouvelle identité fabriquée en laboratoire par la technocratie pluraliste dont la majorité francophone entraverait pour l’instant la naissance en se posant comme culture de référence alors que les minorités seraient déjà disponibles pour une telle refondation. Car les minorités ethniques seraient composées de « Québécois sans traits d’union [26]», manière de dire qu’ils incarneraient déjà concrètement la nouvelle identité québécoise que valorisent les commissaires et qu’ils reprochent à la majorité d’entraver en prétendant encore au rôle de culture de convergence pour l’ensemble de la collectivité. De là le retour de l’expression « canadien-français » pour parler des Québécois, régression symbolique apparemment indispensable pour soustraire à ces derniers toute prétention à se poser comme norme d’intégration identitaire pour l’ensemble de la collectivité. À toujours chercher une nouvelle manière de nommer les Québécois, ne doutons pas que les commissaires auraient bien pu finir par les qualifier de Paléo-Québécois.
Il faut dire que Gérard Bouchard avait déjà été très clair sur la question dans son livre d’entretien de 1999, Dialogue sur les pays neufs, alors qu’il se disait « tout à fait d’accord » lorsqu’on lui suggérait qu’il fallait « parler des Canadiens français comme d’un groupe appelé à former la nation québécoise au même titre que les Italiens, les Grecs, les Canadiens anglais ou les Vietnamiens ». Clairement dit, on « conce[vra] la nation québécoise comme un assemblage de groupes ethniques : les Canadiens français ou Franco-Québécois, les Autochtones, les Anglo-Québécois, toutes les communautés culturelles [27]». Cette conviction est transposée dans le rapport qui n’aura finalement servi qu’à assumer la prolongation institutionnelle des thèses en circulation dans le petit milieu de l’intelligentsia pluraliste. Pour « éviter toute connotation hiérarchique [28]» dans la recomposition de l’identité québécoise, il faudra désormais relativiser l’importance historique du peuple qui l’a générée puis incarnée. Il ne serait plus permis non plus à la nation québécoise d’être à elle-même sa propre référence et de se proposer comme culture de convergence pour la collectivité, car « l’ouverture à l’autre s’incarne dans la volonté de comprendre autrui dans ses propres termes ou dans son propre cadre de référence plutôt que d’interpréter son point de vue en fonction d’un schème préétabli et inflexible [29]». Le nouvel arrivant n’a donc plus à prendre le pli de la société qui l’accueille mais dispose plutôt du droit de se faire comprendre en lui-même dans son propre univers culturel, comme s’il arrivait dans une société sans aucune consistance historique. Encore une fois prédomine l’esprit de la table rase. De toute façon, la culture des « Québécois d’origine canadienne-française » ne serait pas compromise puisque ces derniers seraient encore majoritaires au Québec [30], leur régression démographique ne soulevant pourtant aucune crainte chez les commissaires[31] qui pourraient même s’en réjouir en y voyant un argument de plus pour accélérer la neutralisation de l’influence majoritaire sur la vie collective, véritable obsession qu’on retrouve particulièrement explicitée dans le chapitre consacré à la « laïcité ouverte [32]». Une immigration rédemptrice contraindrait par le simple jeu de la pression démographique la déconstruction d’un modèle national trop traditionnel. Car on devrait « à la nouvelle diversité culturelle (celle qui refuse les brimades et réclame ses droits) une critique des anciens mythes fondateurs qui servaient autant à exclure qu’à inclure, un renouvellement de la démocratie et une culture plus vive des droits. Or, cette nouvelle sensibilité aux droits, à la démocratie et à la diversité profite à tous les citoyens [33]». Au-delà du fait qu’on retrouve ici un vieux mythe du radicalisme progressiste qui fait porter aux « marges » et aux « exclus » de la collectivité la responsabilité de sa démocratisation, on y voit aussi, et surtout, un rapport stratégique à l’immigration désormais instrumentalisée pour accélérer la conversion des sociétés occidentales au pluralisme identitaire.
Plus le Québec s’éloignera d’un modèle centré sur une culture de convergence traduisant politiquement l’expérience historique de la majorité francophone, plus il se conformera aux standards idéologiques du progressisme contemporain avec sa vision de la communauté politique accrochée à l’idéalisme droit-de-l’hommiste qui repose sur l’évidement délibéré de toute substance identitaire dans la définition d’une société. On le voit bien, les progrès démocratiques du Québec seront désormais calculés à partir de sa dénationalisation, l’interculturalisme s’approfondissant comme modèle de « gestion de la diversité » en se déprenant de la prétention de la majorité francophone à se poser comme culture de convergence [34]. Et c’est en pratiquant la rhétorique des « valeurs communes » contre la culture majoritaire que les commissaires ont clairement fait comprendre que cette dernière n’était de leur point de vue qu’un communautarisme parmi d’autres. On le voit notamment à travers « la thématique des valeurs communes [présentant l’avantage de se soustraire] à la principale critique à laquelle a été confrontée le modèle de la convergence culturelle des années 1980 (une forme d’assimilation douce à la culture canadienne-française) [35]». La thématique des valeurs communes permettrait aussi d’éviter une vision de la citoyenneté trop attachée à la référence nationale, comme s’en était rendu coupable le gouvernement du Québec au début des années 2000 avec une vision de la citoyenneté qui « reléguait à l’arrière-plan les communautés culturelles » parce qu’elle « insistait sur le statut du Québec comme communauté politique distincte, ancrée dans une appartenance culturelle nourrie principalement de l’historicité canadienne-française [36]». Il y aurait dans la conversion graduelle du Québec à « l’interculturalisme » un indéniable progrès démocratique :
[…] dans l’ensemble, donc, ce parcours fait montre d’une grande continuité quant aux points fondamentaux, assortie de quelques tournants et variantes. Il révèle tout particulièrement une trame très large qui, partie du domaine culturel et teintée d’assimilationnisme, a peu à peu débordé vers le pluralisme, les préoccupations sociales et la lutte contre la discrimination [37].
L’identité collective ne sera désormais tolérable que dans la mesure où elle aura pris forme dans la matrice du contractualisme progressiste à travers la sacralisation des chartes de droits qui seront comme on l’a compris les dépositaires des « valeurs communes ». « Le respect de la diversité est ainsi abordé dans la perspective d’un approfondissement de la culture des droits de la personne [38]». La société québécoise sera emmaillotée dans une nouvelle représentation d’elle-même conforme « à la règle de droit et aux impératifs du pluralisme » permettant « à une identité de se développer à titre de culture citoyenne [39]». Les commissaires ne prennent d’ailleurs pas la peine de s’en cacher. « L’intégration dans le pluralisme, dans l’égalité et dans la réciprocité est de loin le parti le plus louable, le plus raisonnable [40]». À terme, ce sont les chartes qui devront générer une identité collective, enfin « démocratisée » et parfaitement conforme à la religion multiculturelle, et pour cela, programmable selon les exigences idéologiques de la technocratie. C’est par rapport à cette identité, et cette identité seulement, qu’il sera désormais légitime de parler d’intégration des immigrés à la culture québécoise. Il faut donc comprendre que lorsque les commissaires affirment que les « pratiques d’ajustement » permettent d’approfondir l’intégration à la société québécoise, on parle de l’intégration à la culture chartiste et multiculturelle qui repose évidemment sur la désintégration préalable de la culture nationale du Québec historique. Les accommodements raisonnables et les pratiques qui s’en inspirent ne participent donc à l’intégration des immigrés à la société québécoise qu’une fois celle-ci désinvestie de l’identité nationale qui l’a historiquement caractérisée. L’intégration devient ici un mot codé pour masquer la désintégration de l’identité nationale.
Un rapport paradoxal ?
À plus d’une reprise, le rapport aura suggéré qu’une telle métamorphose identitaire était désirée par le Québec qui devrait ainsi consacrer son évolution naturelle vers la diversité dans un cadre institutionnel mieux fait pour l’accueillir. Mais les commissaires sont bien obligés de constater aussi la distance indéniable entre un discours officiel en admiration béate devant le multiculturalisme et les manifestations partout visibles de méfiance envers la philosophie pluraliste qu’ils prennent pour acquis[41]. Les commissaires en sont bien conscients et reprochent alors aux Québécois de ne pas être à la hauteur des idéaux qu’ils se seraient reconnus et de se dérober aux exigences de l’interculturalisme auquel ils consentiraient par ailleurs officiellement [42]. Pire, les Québécois iraient jusqu’à contester les chartes en devinant qu’elles paralyseraient leur pouvoir comme culture de référence [43], les gestionnaires les plus consentants envers le pluralisme identitaire reconnaissant même, à micros fermés, douter des vertus des accommodements raisonnables et du système idéologique les justifiant [44]. Les commissaires constatent même péniblement que 56 % des Québécois réclament des immigrés qu’ils abandonnent leurs coutumes pour prendre le pli de la société d’accueil et que 80 % réclament des immigrés qu’ils s’assimilent tout simplement à la culture de la majorité, ce qui laisse croire que leur adhésion aux valeurs « fondamentales » de l’interculturalisme serait pour le moins paradoxale [45]. On pourrait ajouter à ces données les sondages qui témoignent de la volonté de diminuer l’immigration qui aurait dépassé depuis longtemps notre capacité d’intégration [46]. Comment expliquer alors qu’une société épouse à la fois en profondeur le multiculturalisme tout en le rejetant dès qu’on lui en donne l’occasion ? En quoi les valeurs « communes » sont elles « communes » si elles n’obtiennent l’adhésion que des couches supérieures de la société et que les chartes qui les incarnent sont soumises à une incessante critique ?
Ce faux paradoxe qui suggère l’image d’une société ambivalente dans son inévitable transition vers le pluralisme identitaire se dissipe aisément si on reconnait que la société québécoise est loin d’avoir consentie à sa conversion au multiculturalisme en constatant que seules les élites se réclament véritablement du multiculturalisme [47]. Ici et là, le rapport Bouchard-Taylor enregistre cette réalité. Ainsi, nous apprend-on que « la philosophie interculturelle a pénétré de larges segments de l’administration publique, inspirant plusieurs politiques de l’État […] [48]». De la même manière, on reconnaît que « cette nouvelle vision ou sensibilité [la sensibilité au pluralisme] qui fonde le principe des pratiques d’harmonisation […] a fait son chemin progressivement parmi les élites intellectuelles et politiques ainsi que chez les militants qui ont animé les grandes mouvements sociaux de l’Occident [49]». Mais l’immense majorité de la population, notamment les classes moyennes et populaires, semble refuser comme on l’a vu une idéologie qui entraînerait la liquidation technocratique d’une identité nationale que ses porteurs veulent poser comme norme pour les immigrants désireux de s’installer au Québec. Cette vérité n’échappe pas aux commissaires, qui témoignent devant elle d’une certaine gêne, sinon d’une honte ostentatoire lorsqu’ils écrivent que « le Québécois canadien-français qui s’est manifesté au cours de la crise des accommodements raisonnables n’a pas toujours rendu justice aux qualités d’entraide, de cordialité et d’accueil qui font également partie de sa culture ? [50]». Quoi qu’en disent les accusateurs pressés de taxer de populisme tous ceux qui font le constat de cette réalité, la société québécoise est profondément clivée entre ses élites, surtout intellectuelles et médiatiques, et une immense majorité de la population n’évoluant pas directement dans les circuits de la socialisation de la technocratie progressiste ou de l’intelligentsia médiatique[51].
Devant une telle contradiction sociologique entre une élite intoxiquée à l’utopie pluraliste et une population réfractaire à sa propre liquidation, on connait la tendance naturelle d’une intelligentsia ravalée par ce qu’on appellera la « mentalité idéologique » : c’est parce qu’une société ne consent pas à sa dissolution dans les catégories prescrites par l’utopie qu’il faudra intensifier l’implantation du projet auquel elle résiste. Les convulsions générées par l’implantation du multiculturalisme justifient ainsi sa radicalisation. C’est parce que le régime pluraliste entre en crise qu’il faut pousser plus loin son implantation en administrant à la société l’idéologie pluraliste comme une thérapie de choc. C’est le propre des utopies malfaisantes de se radicaliser au moment de leur entrée en crise dans la mesure où elles perçoivent dans les résistances qui se posent contre elles le symptôme d’un manque de zèle dans leur administration. Ainsi, pour les pluralistes, ce n’est jamais parce que leur vision du monde est allée trop loin qu’elle génère des convulsions sociales, mais parce que ses principes ont été insuffisamment appliqués. Ainsi, on ne compte plus les intellectuels associés à la mouvance pluraliste qui n’en finissent plus de plaider pour une implantation accélérée des cadres institutionnels du pluralisme identitaire, pour éviter un éventuel « retour en arrière ». Pour cela, le rapport de la commission, intégralement, peut être considéré comme la thérapie de choc souhaitée par les milieux pluralistes pour concrétiser la vengeance des élites contre un peuple méprisé pour son adhésion borné à son héritage culturel. Le rapport de la commission invite ainsi à multiplier les campagnes d’éducation à la différence, à la tolérance, pour favoriser l’intériorisation de la philosophie pluraliste par les acteurs sociaux [52], campagnes qui sont tout autant d’entreprises de déconstruction du sens commun devant à terme permettre l’élaboration d’une morale collective, ou d’une éthique, pour emprunter le vocabulaire à la mode, qui relèverait strictement de la programmation technocratique dans l’idéal gestionnaire d’une société transparente et égalitaire.
Un nouveau peuple
C’est une campagne de propagande active qui est ainsi proposée pour convertir le peuple ou du moins, pour l’inhiber, pour l’empêcher d’exprimer des préférences qui iraient à l’encontre de la religion pluraliste. On n’hésitera donc plus à financer à même les fonds publics des groupes, des organisations, des lobbies, qui travaillent à temps plein à promouvoir le multiculturalisme pour formater l’espace public à partir de ses catégories. Des groupes bien connus des commissaires qui les désignent clairement dans le rapport. C’est notamment le cas de l’Institut du nouveau monde, de la Fondation de la tolérance ou de Vision diversité, ce qui revient à faire usage explicite de l’État pour financer certaines courants politiques plutôt que d’autres, manière de faire les choses qui nous éloigne paradoxalement de la neutralité idéologique autrement exigée des institutions publiques [53]. Imagine-t-on la réaction d’effroi qui serait celle de Gérard Bouchard et Charles Taylor si une commission sur la croissance économique mise sur pied par le gouvernement libéral recommandait de financer massivement l’Institut économique de Montréal ?
Mais la propagande ne saurait venir seule. Car il ne suffit pas d’inhiber la critique du multiculturalisme par une pédagogie arc-en-ciel présentant une vision idyllique des rapports intercommunautaires, il faut aussi durablement la prévenir et l’éradiquer. Dans cette perspective, c’est l’école qui est visée et plus particulièrement, les programmes scolaires qui permettent l’inculcation massive de nouvelles valeurs aux jeunes générations qui sont appelées à les traverser. Les commissaires aspirent ainsi ouvertement à transformer l’école en fabrique du multiculturalisme en la faisant tourner à plein régime pour que des salles de classe sorte une nouvelle population, un nouveau peuple, qui aura intériorisé une toute autre vision du monde, pleinement conforme à l’idéologie multiculturaliste. « Le grand public […] devrait s’imprégner davantage d’une sensibilité interculturelle [54]». On comprend que les commissaires affirment alors que « c’est là, dès les premières années du primaire, que doit se former la sensibilité aux différences, aux inégalités, aux droits et aux rapports sociaux, ce qu’on résume en général par la notion de citoyenneté [55]». Cette volonté démiurgique de fabriquer un nouveau peuple prend surtout forme autour de l’appel lancé à une « promotion énergique [56]» du nouveau programme Éthique et culture religieuse, un programme qui dispose pour l’instant d’une propagande quasi-soviétique [57] de la part du ministère de l’éducation et qui a pour vocation, comme le reconnaissent ses promoteurs les plus visibles, de promouvoir une philosophie de
[…] l’éducation où les droits qui légitiment la décision de la Cour suprême [à propos du kirpan], tout autant que la culture religieuse qui en exprime la requête, sont compris de tous et font partie de leur conception de la vie en commun. Car ces droits sont la base de notre démocratie, et l’enjeu actuel est d’en faire le fondement d’une éthique sociale fondée sur la reconnaissance et la mutualité [58].
L’appel est clair : dans une société où l’immense majorité de la population aurait été socialisée à l’intérieur d’un cadre scolaire où prédominerait la philosophie pluraliste, il n’y aurait pas eu de controverse des accommodements raisonnables. Il ne sera pas permis non plus de se dérober à ce programme rééducateur, « car l’introduction du pluralisme et en général, la sensibilisation aux vertus de la démocratie qui est un des objectifs principaux de ce programme n’aura plus de sens si on introduit un régime d’exception [59]». La nouvelle identité québécoise dont souhaitent accoucher l’intelligentsia pluraliste trouvera ainsi une cohorte sociologiquement programmée pour s’y reconnaître en ayant incorporé dès son plus jeune âge une matrice identitaire absolument conforme à l’idéologie pluraliste. L’école construira ainsi la société multiculturelle contre les préférences populaires exprimées par le Québec des adultes, en retournant la jeunesse québécoise contre la culture de ses parents. On interprètera de la même façon l’endossement du nouveau programme d’histoire du Québec par les commissaires qui comprennent bien qu’il faudra effacer puis réécrire complètement le texte fondamental de la conscience historique du peuple québécois pour neutraliser une fois pour toutes chez lui son refus de la conversion multiculturelle[60].
Une nouvelle tentation totalitaire
Ce nouveau peuple dont le Québec officiel devrait accoucher s’incarnera nécessairement dans une nouvelle configuration institutionnelle, un nouveau régime politique trouvant sa légitimité dans une charte des droits qui sera servie par une Commission des droits de la personne et de la jeunesse dont on désire augmenter substantiellement les pouvoirs et les moyens. Les commissaires n’ont pas manqué, d’ailleurs, d’énumérer une série de mesures censées assurer le verrouillage institutionnel de la nouvelle philosophie pluraliste, en proposant notamment d’accélérer la formation d’une bureaucratie militante au service du régime techno-chartiste. Les commissaires ont aussi proposé l’incorporation à l’État de la philosophie multiculturaliste en plaidant pour la promulgation d’une loi sur l’interculturalisme qui devrait installer au cœur de la société québécoise un logiciel de reprogrammation idéologique accélérant sa conversion au pluralisme identitaire. Mais ce nouveau régime cherchera surtout à se blinder contre d’éventuels contradicteurs en s’annexant l’espace public pour éviter que ne s’y retrouve des mouvements ou partis en dissidence avec son catéchisme. Au sens propre, on devra les en refouler très loin en assurant leur exclusion de la délibération publique, qui devra être intégralement tenue dans les paramètres idéologiques prescrits par le nouveau régime. L’intelligentsia pluraliste se livrera d’ailleurs a une nouvelle théorisation de l’espace public pour le conformer pleinement aux prescriptions de la religion pluraliste[61]. Le politiquement correct recouvrera ainsi l’espace public en traduisant systématiquement le propos des acteurs politiques qui voudraient y entrer en critiquant le consensus progressiste dans le langage de l’intolérance, de la xénophobie.
Sans surprise, ce nouveau régime déterminant ses contradicteurs légitimes sera traversé par la tentation de la censure, comme les commissaires en auront fait la preuve en proposant que « que la charte québécoise interdise l’incitation publique à la discrimination »[62]. Un tel appel, pourtant passé inaperçu, annonce pratiquement une très significative régression de la liberté d’expression, pour peu qu’on sache l’extension de la signification d’un tel concept dans la pensée contemporaine qui considère toute transgression des points de doctrine du différentialisme égalitaire comme un appel à la discrimination[63]. À bien lire, il ne sera plus permis d’exprimer publiquement sa critique des « droits fondamentaux » tels que les interprètent les commissaires et leurs disciples et de critique l’idéologie antidiscriminatoire qui dispose plus souvent qu’autrement du vernis scientifique que lui procurent les « sciences sociales ». Ce sont toutes les expressions publiques de la moralité traditionnelle et des comportements sociaux qui y sont associés qui seront désormais susceptibles d’être criminalisés. Le régime techno-chartiste disposera ainsi d’une protection juridique contre ses contradicteurs en conservant la possibilité de pénaliser l’expression publique de leurs analyses et de leurs propositions. Le conservatisme sera moins considéré comme une philosophie politique que comme une pathologie identitaire à refouler loin d’un espace public à réserver aux partisans du consensus progressiste. Ni le nationalisme, ni le conservatisme social ou culturel ne seront désormais admis dans une délibération publique ayant de plus en plus l’allure d’un club privé pour les abonnés du grand colloque pluraliste. D’ailleurs, si l’on comprend avec les commissaires que le simple appel à placer la culture de la majorité francophone au centre de la société québécoise est un appel à la discrimination – cette forme particulière de discrimination relèverait de « l’ethnicisme » -, doit-on en conclure qu’il sera désormais nécessaire de passer à la censure les écrits tardifs de Fernand Dumont ?
Il faudra tout simplement se tourner vers le rapport remis à la commission par Maryse Potvin[64], une sociologue à l’Université de Montréal, pour avoir une idée concrète des solutions proposées par l’intelligentsia pluraliste pour confisquer le débat public et le faire tenir dans les catégories qu’ils prescrivent à la conscience collective. Potvin, en assimilant le nationalisme au populisme et ce dernier au racisme, invite à proscrire du débat public un discours comme celui de l’ADQ et à punir les médias qui ne se soumettraient pas à une telle directive au point même de suggérer à l’État d’exercer un plus grand contrôle sur la presse pour l’empêcher de présenter une image négative de la « diversité » et des accommodements raisonnables. Je cite ici Potvin dans le texte, tant on peinerait à croire celui qui se contenterait d’en résumer le contenu : « Sur des questions qui affectent directement la « cohésion sociale » et la dignité des personnes, des sanctions beaucoup plus sévères envers certains médias aux couvertures négatives, ou envers certains journalistes, comme l’interdiction de publier ou de diffuser pendant un certain nombre de jours, devraient être envisagées ou renforcées par le Conseil de Presse ou le CRTC, dont le pouvoir de réglementation est beaucoup plus important [65]». Il faut reconnaître que les commissaires ont aussi fait leur cette perspective lorsqu’ils écrivent que « les médias devront apprendre à se discipliner », sans nous dire dans leur cas qui serait chargé du rôle de préfet de discipline s’ils ne parvenaient pas eux-mêmes à s’inhiber suffisamment[66]. Une discipline nécessaire pour représenter adéquatement les exigences idéologiques du multiculturalisme : « insistons tout particulièrement sur [le travail] des médias, indispensable pour diffuser une information juste dans l’ensemble de la population, pour défaire les fausses perceptions et prévenir la formation des stéréotypes [67]». On voit mal comment cet appel à la mission « pédagogique » des médias dans la promotion du pluralisme ne pourrait pas être assimilé tout simplement à une vulgaire opération de propagande à grande échelle. Les médias assumeront désormais une fonction idéologique pour le nouveau régime qui se met en place et qui ne veut aucunement voir percer dans le débat public des événements qui faisant boule de neige, pourraient générer une crise entravant son implantation.
Nous sommes face à une authentique orwellisation du langage politique qui se dévoile à travers l’inversion systématique de la signification de tous les concepts mobilisés par l’intelligentsia pluraliste dans la mesure où ce détournement de la démocratie libérale s’opère justement au nom de sa concrétisation. Ainsi, la démocratie devient la tyrannie de la majorité, la démocratie libérale justifie le socialisme multiculturel, le droit à l’égalité consacre un régime de privilèges généralisés pour les lobbies victimaires et la liberté d’expression justifie la censure des médias et des citoyens qui ne se conformeraient pas au catéchisme multiculturel. Même le libéralisme sert désormais à transgresser les libertés individuelles au point de justifier une constitutionnalisation des « droits sociaux et économiques », ce qui reviendrait pratiquement à proscrire constitutionnellement le libéralisme économique et le conservatisme fiscal. On neutralise ainsi la souveraineté populaire au nom de l’accomplissement de la démocratie libérale. Il n’y a pas là un paradoxe. Il y a là une fraude.
Une élite à dévoiler
Les événements des deux dernières années ont entrainé une remise en question très profonde du multiculturalisme à la québécoise. Cela, les commissaires l’ont bien compris. Ils l’ont d’ailleurs écrit mot pour mot : « l’enjeu est important, on ne doit pas revivre les événements des deux dernières années [68]». Gérard Bouchard est aussi revenu avec une telle sentence dans un texte aux journaux parus quelques semaines après le dépôt du rapport, pour en assurer la défense contre ses contradicteurs. « Il faut le répéter : le Québec sort à peine d’une période de turbulence, il est peut-être venu très près d’un véritable dérapage et la situation reste très volatile [69]». À moins de croire que Gérard Bouchard laisse entendre que le Québec est passé bien près de violences majeures, ce qui serait le signe d’un décrochage de la réalité de la part du sociologue et de son aspiration dans une vision fantasmée de la société québécoise, on doit bien voir que Gérard Bouchard aura constaté comme bien d’autres que le soulèvement populaire contre les accommodements raisonnables traduisait ainsi un refus d’accoupler la démocratie à la philosophie pluraliste au nom d’une défense de moins en moins complexée de l’identité québécoise. Malgré l’injonction de leurs élites, les Québécois auront cherché à congédier un dispositif idéologique mis en place pour métamorphoser leur identité et transformer leur régime politique pour les déposséder pour de bon de la souveraineté démocratique.
Mais c’est peut-être la vertu inattendue du rapport Bouchard-Taylor d’avoir dévoilé pour ceux qui en douteraient l’ampleur du travail idéologique et politique actuellement mené par les théoriciens du multiculturalisme. Il faut sortir de l’illusion de la fatalité historique en comprenant que le multiculturalisme est moins une nécessité qu’un projet politique porté par une certaine élite qui cherche à l’imposer de force au peuple québécois. En fait, le rapport Bouchard-Taylor, qui aura surtout représenté la vengeance des élites contre une société qui n’aura pas voulu de ses idées, nous a permis de mieux cartographier l’espace politique québécois en distinguant quelles factions se sont accaparés une part considérable de la puissance publique. Il nous rappelle que la lutte contre le multiculturalisme n’est pas qu’un thème de colloque mais bien une véritable bataille politique pour la définition et le contrôle des institutions qui laisseront une empreinte durable sur la société québécoise. C’est l’espace du pensable qui doit s’élargir pour que les nationalistes prennent conscience de l’ampleur de la tâche à mener pour déprendre le Québec d’un authentique cul-de-sac idéologique. Et cet espace du pensable ne s’élargira pas tant que les nationalistes s’acharneront à penser dans les paramètres prescrits par l’intelligentsia pluraliste. Il faudra donc refuser la définition de la société que proposent les pluralistes en refusant aussi les interdits idéologiques qu’ils se croient en droit de décréter. Un nouveau régime se met en place grâce au zèle d’une nouvelle cléricature idéologique qui s’est retournée contre le Québec historique. Joseph Facal l’a très bien écrit à propos du rapport en disant qu’il émanait des « milieux dont le métier est de dynamiter la société qui les fait vivre, sous prétexte de la faire évoluer [70]». C’est seulement en sachant nommer cette nouvelle élite et en désignant les institutions qu’elle a détourné pour accélérer la neutralisation du Québec historique qu’il sera alors possible pour les nationalistes de sortir d’une rhétorique un peu vaine et d’entreprendre une lutte sérieuse contre le multiculturalisme en démantelant le régime qui l’incarne.
[1] Alain Dubuc, « Apprendre à être une majorité », La Presse, 23 mai 2008. André Pratte, « La sagesse », La Presse, 23 mai 2008.
[2] Parmi ces critiques, on consultera celles de Jacques Beauchemin, « La question identitaire est mal posée », La Presse, 23 mai 2008, Jean-François Lisée, « Les malades imaginaires », La Presse, 27 mai 2008, Guy Rocher, « Une majorité trop minoritaire », Le Devoir, 12 juin 2008. Joseph Facal, « Une fausse couche », Journal de Montréal, 28 mai 2008. Dans un entretien au Journal de Montréal, Jacques Parizeau a aussi exécuté le rapport Bouchard-Taylor. Yves Chartrand, « Envoyons ça dans la filière 13 – Jacques Parizeau », Le Journal de Montréal, 11 juin 2008. Ces critiques ont été synthétisées par Robert Dutrisac, « Quatre enterrements pour un rapport », Le Devoir, 14-15 juin 2008. Je me suis aussi livré à deux critiques complémentaires du rapport Bouchard-Taylor dans les quotidiens québécois. Dans un premier texte, je critique la liquidation de l’identité québécoise que proposaient les commissaires, dans un second, je cherchais à montrer comment ce rapport était traversé par une philosophie autoritaire très inquiétante du point de vue de la préservation d’une société libre. Mathieu Bock-Côté, « Un texte très inquiétant », La Presse, 29 mai 2008. Mathieu Bock-Côté, « Marcuse, inspirateur de la commission Bouchard-Taylor », Le Devoir, 31 mai 2008.
[3] Dès l’automne 2007, Antoine Robitaille, du Devoir, soulevait cette question en se demandant si « la tournée de la Commission sur les accommodements raisonnables servira à convaincre ou à consulter ? », Antoine Robitaille, « Bouchard à court d’arguments pro-diversité », Le Devoir, 17 août 2007, A1. Il faut dire que Gérard Bouchard avait dévoilé son jeu très rapidement. À la fin de l’été 2007, au moment d’un colloque organisé par l’Institut du Nouveau Monde qui initiait les forums publics de la commission, Charles Taylor et Gérard Bouchard s’étaient réjouis de la maturité morale des jeunes générations québécoises qui ne seraient pas atteintes des mêmes réserves envers le pluralisme que celles de leurs parents. La Presse du 25 août rapportait les choses ainsi : « « Mon niveau d’optimisme a grimpé de plusieurs crans », a lancé Charles Taylor à l’issue de l’exercice. « J’avais parfois envie d’applaudir », ajoute Gérard Bouchard, qui souligne la « sagesse » de certains jeunes. « Ils font preuve d’une telle maturité politique que, franchement, on a l’impression que le problème des accommodements n’en est pas un pour eux » ». Katia Gagnon, « Charest devrait rappeler Bouchard à l’ordre », La Presse, 25 août 2007, A18. La composition du comité d’experts de la commission ne laissait pas de doutes non plus sur l’orientation qu’on entendait lui imprimer. Robert Leroux a rappelé suite à la sortie du rapport à quel point ses conclusions reprenaient essentiellement les thèses centrales de l’œuvre de Gérard Bouchard. Robert Leroux, « Bouchard-Taylor : les dés étaient pipés », Le Devoir, 5 juin 2008. J’ai moi-même soulevé ce point à partir de mon étude de la pensée de Gérard Bouchard dans Mathieu Bock-Côté, La dénationalisation tranquille. Mémoire, identité et multiculturalisme dans le Québec post-référendaire, Boréal, 2007, p.47-88.
[4] Pour un portrait convaincant de cette fragmentation des sociétés occidentales à l’échelle européenne, on lira Walter Laqueur, The Last Days of Europe, Thomas Dunne Books, 2007.
[5] On notera toutefois que les commissaires critiqueront la vision « caricaturale » qui serait entretenue du multiculturalisme canadien au Québec. Gérard Bouchard, Charles Taylor, Fonder l’avenir : le temps de la conciliation, Gouvernement du Québec, 2008, p.121-122. Désormais, nous référerons à ce document en mentionnant simplement le « Rapport Bouchard-Taylor ».
[6] Collectif, « L’aveu-vous lu ? », La Presse, 25 juin 2008.
[7] Rapport Bouchard-Taylor, p.122
[8] Ibid, p.257
[9] Ibid, p.130
[10] Daniel Weinstock, « Bouchard aurait dû s’y attendre », La Presse, 11 juin 2008, Daniel Baril, « En recherche, la distinction entre multiculturalisme et interculturalisme est dépassée, affirme Fasal Kanouté », Forum, 19 juin 2008.
[11] Rapport Bouchard-Taylor, p.128. Les commissaires se reconnaissent évidemment dans cette autocritique des nations occidentales par leurs intellectuels qui les ont réduit en l’espace de quelques décennies au statut de pures constructions sociales : « Au Québec comme ailleurs, un courant d’idées très influent a fait la critique des identités nationales : la mémoire des hauts faits, la célébration des figures héroïques, les mythes fondateurs nationaux, les représentations collectives qu’on entretient de soi et des autres, etc. Il n’y a aucun doute dans notre esprit qu’une telle critique s’imposait et qu’elle a été bénéfique à plusieurs égards. Par exemple, elle a mis au jour dans les mythologies nationales des distorsions de la réalité, des subterfuges, de simples traits ethnographiques imposés comme des normes, des coutumes et des rituels érigés en absolus ». Rapport Bouchard-Taylor, p.188. On retrouve aussi, évidemment, chez les commissaires, l’habituelle diabolisation du républicanisme français, qui fait figure de lieu commun dans les sciences sociales québécoises, où le réflexe progressiste semble plus fort que tout. « Parmi d’autres, l’exemple de la France du XIXe siècle est éloquent à cet égard. Cette nation a fini par n’admettre les cultures régionales qu’après avoir tout fait pour les éradiquer. Sauf exception, les nations d’Occident se gouvernaient par le haut, dans une grande méfiance – et parfois le mépris – de leur base populaire. Les citoyens qui refusaient d’entrer dans le moule étaient exclus et marginalisés. Qu’a-t-on à envier à ce type de régime gouverné par des oligarchies et que peut-il nous apprendre d’autre que de vouloir à tout prix nous en garder ? ». Rapport Bouchard-Taylor, p.128.
[12] Cette vision était aussi présente dans la politique québécoise de lutte au racisme, qui s’inscrivait pleinement dans cette philosophie pénitentielle de l’histoire occidentale qu’auront formulé parmi d’autres Ballibar et Wallerstein dans un classique de la sociologie post marxiste. Étienne Balibar, Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe. Les identités ambiguës, La Découverte, 1997. « Des traces de racisme et de discrimination apparaissent dès la période de la Nouvelle-France, en particulier avec l’esclavage des Autochtones et des Noirs. Ce n’est pas un phénomène propre au Québec puisque le racisme des sociétés occidentales modernes s’est développé avec l’aventure coloniale. En cela, les ancêtres des Québécois modernes n’ont fait que partager les idéologies et les pratiques du reste du monde occidental, sous des formes et à des degrés divers en raison de leur contexte économique, social et culturel spécifique ». Gouvernement du Québec, Vers une politique gouvernementale de lutte contre le racisme et la discrimination, Document de consultation, juin 2006, p. 9. On notera que le rapport de la commission Bouchard-Taylor se réclame explicitement de cette politique de lutte au racisme qui repose sur une disqualification intégrale de l’expérience historique occidentale. Rapport Bouchard-Taylor, p.272. Charles Courtois a bien démontré comment la référence exagérée et délirante à « l’esclavage en Nouvelle-France » dans l’historiographie québécoise contemporaine servait en fait à disqualifier toute référence fondatrice à la mémoire de l’Amérique française dans la constitution identitaire du Québec. Charles Courtois, « Recension de The Hanging of Angélique. The Untold Story of Canadian Slavery and the Burning of Old Montreal », L’Action nationale, mars 2008.
[13] Dans le document de consultation de la commission, on diagnostiquait même dans la culture québécoise une forme d’hétérophobie, que l’on définissait comme « une crainte, un malaise, sinon une aversion à l’endroit de ce qui est non pas étranger, mais différent ». Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles, Vers un terrain d’entente : la parole aux citoyens, Gouvernement du Québec, 2007. p.8. On s’évitera le calembour facile qui nous amènerait à dire que les commissaires, puisqu’ils ont une peur indéniable d’une éventuelle communauté politique homogène ou trop caractérisée par la ressemblance de ses membres, sont… homophobes !
[14] Rapport Bouchard-Taylor, p.39
[15] Ibid, p.186
[16] Ibid, p.113
[17] Ibid, p.186. Jean-François Lisée, « Les malades imaginaires », La Presse, 27 mai 2008. Voir aussi Richard Martineau, « Une question de perception », Journal de Montréal, 23 mai 2008.
[18] Ibid, p.21
[19] Ibid, p.l86
[20] Ibid, p.185
[21] Conseil supérieur de la langue française, Le français, langue de cohésion sociale, Avis à la ministre responsable de l’application de la Charte de la langue française, 2008, 55 p.
[22] Ibid, p.213
[23] Ibid, p.185
[24] Ibid, p.186. Les commissaires prennent d’ailleurs la peine de marquer le contraste avec l’ouverture paisible de la minorité anglophone à la diversité, manière comme une autre de dire à la majorité qu’une communauté encore plus faible qu’elle vivrait sans tension avec la fragmentation identitaire contemporaine et qu’elle pourrait ainsi prendre chez elle certaines leçons d’ouverture. Rapport Bouchard-Taylor, p.66, 94.
[25] Op.cit., p.40
[26] Ibid, p.124
[27] Gérard Bouchard et Michel Lacombe, Dialogue sur les pays neufs, Boréal, 1999, p.177.
[28] Op. cit., p.202
[29] Ibid, p.165
[30] Ibid, p.212
[31] Ibid, p.216
[32] Ibid, p.131-154
[33] Ibid, p.128
[34] Ibid, p.117
[35] Ibid, p.127
[36] Ibid, p.117
[37] Ibid, p.118
[38] Ibid, p.108
[39] Ibid, p.125
[40] Ibid, p.241
[41] Ibid, p.129
[42] Ibid, p.218
[43] Ibid, p.124
[44] Ibid, p.185
[45] Ibid, p.218
[46] http ://lcn.canoe.ca/lcn/infos/national/archives/2008/04/20080425-111946.html consulté le 8 juillet 2008.
[47] Op. cit., p.160
[48] Ibid, p.203
[49] Ibid, p.160
[50] Ibid, p.189
[51] J’aborderai cette question dans Mathieu Bock-Côté, « La fabrique du multiculturalisme », L’Action nationale, automne 2008.
[52] On se souvient qu’au mois d’août 2007, Gérard Bouchard s’était désolé que les intellectuels n’aient jusqu’ici pas pris la peine d’élaborer un argumentaire pour contrer les critiques du multiculturalisme, ce qui explique probablement pourquoi le rapport de la commission se termine avec une actualisation postmoderne du petit catéchisme de l’électeur avec un ensemble de questions/réponses sur la philosophie pluraliste, de toute évidence destiné à un électeur plus ou moins raisonnable avec qui les commissaires ont décidé de jouer aux professeurs. Je cite dans le texte : « Notre procédé sera simple. Nous passerons en revue les principaux arguments formulés et tenterons, pour chacun, d’apporter la réponse ou la réplique qui nous paraît appropriée ». Rapport Bouchard-Taylor, p.277. Au sens propre, les commissaires se sont fait rédacteurs d’argumentaires pour défendre la bonne cause !
[53] Op. cit., p.250
[54] Ibid., p.84
[55] Ibid., p.237
[56] Ibid., p.261
[57] Mathieu Bock-Côté, « Un utopisme malfaisant », Le Devoir, 25 avril 2008.
[58] Georges Leroux, Éthique, culture religieuse, dialogue. Arguments pour un programme, Fides, 2007, p.46.
[59] Georges Leroux, « Les enjeux de la transmission », dans Stéphan Gervais, Dimitrios Karmis et Diane Lamoureux, Du tricoté serré au métissé serré ?, Presses de l’Université Laval, 2008, p.283.
[60] Op. cit., p.127.
[61] Jocelyn Maclure « La culture publique dans les limites de la raison publique », dans Stéphan Gervais, Dimitrios Karmis et Diane Lamoureux, De tricoté serré à métissé serré. La culture publique au Québec en débats, Les Presses de l’Université Laval, p.92
[62] Op. cit., p.270.
[63] Si l’on remarque qu’il faudrait aussi proscrire les propos « homophobes » – un concept qui réfère à la simple opposition au mariage homosexuel ou au refus de considérer de manière différenciée l’hétérosexualité et l’homosexualité, par exemple, selon le Rapport de consultation du Groupe de travail contre l’homophobie publié par la Commission des droits et libertés de la personne – doit-on considérer que l’appel à la famille traditionnelle sera désormais à classer sous le label des propos haineux ? Le simple fait de s’opposer au mariage homosexuel, par exemple, devra-t-il être sanctionné par la loi ? De l’égalité juridique à l’égalité sociale : vers une stratégie nationale de lutte contre l’homophobie, Rapport de consultation du Groupe de travail mixte contre l’homophobie, Mars 2007, 107 p.
[64] Maryse Potvin, Les medias écrits et les accommodements raisonnables. L’invention d’un débat, Rapport remis à M. Gérard Bouchard et M. Charles Taylor, janvier 2008.
[65] Ibid., p.213
[66] Op. cit., p.235.
[67] Ibid., p.208
[68] Ibid., p.208
[69] Gérard Bouchard, « Le débat prend une tournure inquiétante », Le Devoir, 10 juin, 2008
[70] Joseph Facal, « Une fausse couche », Le Journal de Montréal, 29 mai 2008