Alexandre Soublière
La maison mère. Mémoires d’un Québécois Canadien français
Montréal, Boréal, 2018, 286 pages
Le constat que fait Alexandre Soublière est un constat d’échec. « Le projet du Québec aurait pu fonctionner, mais il a échoué », écrit-il. Son premier réflexe est alors de remettre en question le réalignement identitaire qui s’est opéré durant les années 60 lorsque les Canadiens français ont décidé de renouveler leur fidélité envers Québec plutôt qu’Ottawa pour assurer leur avenir national. « Le mot Québécois, plaide-t-il, a tenté de redéfinir un peuple, mais il ne l’a fait que partiellement. Il nous a coupés, et nous coupe encore, de plusieurs réalités qui nous habitent, et nous a dépossédés des mots pour les exprimer, et des concepts pour les sentir et les vivre. » Soublière est fatigué : « C’est tellement épuisant de grandir dans un non-pays ».
Dans La maison mère, genre d’essai fantastique, Soublière ajoute sa voix à une idée qui revient ici et là, sous différentes formes, depuis que l’indépendance du Québec n’est plus à l’ordre du jour. Refusant de former une majorité dans leur propre pays, les Québécois auraient, dit-on, avantage à se désigner pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des Canadiens français. Soublière l’écrit ainsi : « n’aurions-nous pas avantage, dans la situation actuelle, à faire un pas en arrière pour recommencer à nous voir en tant que Canadiens français et non en tant que Québécois ? » Mais s’il suggère de rabaisser les Québécois au statut de minoritaires dans un vaste ensemble juridico-politique, c’est, vous l’aurez compris, pour mieux les grandir. C’est pour sortir de l’échec. Comment ?
D’abord, le changement pourrait favoriser, croit Soublière, le réenracinement dans l’histoire. « Je considère, suggère l’auteur, que le terme Canadien français fait davantage appel à l’imaginaire pour nous rappeler que nous étions à une époque des explorateurs et des aventuriers. »
Ensuite, poursuit-il, « le terme Canadien français évoque une appartenance plus forte au territoire et aux traditions de notre peuple ». Le « pas en arrière » c’est donc, selon lui, une façon pour les Québécois de se réapproprier le continent nord-américain, de les sortir du Québec en quelque sorte, notamment en retissant des liens entre le Québec et la francophonie minoritaire. « [E]n refermant le Québec sur lui-même dans le but d’en faire un jour un pays, nous av[o]ns négligé, note Soublière, de participer aux différentes politiques de francisation à l’extérieur du Québec ».
Enfin, redevenir Canadien français pourrait, selon l’auteur, être une occasion pour le Québec de refaire société sur des bases davantage rassembleuses, car plus proches de la réalité, et ainsi de trouver un nouvel élan. Soublière se lance alors dans un exercice de « rebranding ». Il l’écrit en toute simplicité : « j’essaie d’écrire quelque chose qui explique comment on se sentirait si on se rebrandait ». Il le dit sans prétention : « Je veux juste nommer les trucs par leur nom précis pour nous permettre de réintégrer un pays qui n’est pas imaginaire en attendant que le monde se branche ».
Ainsi, pour les fédéralistes québécois, on redeviendrait Canadiens français comme autrefois les compagnies de tabac associaient la cigarette à l’émancipation des femmes pour aller chercher de nouvelles consommatrices :
[…] ce pourrait être une occasion de renouer des liens avec le reste du pays, sur le plan sémantique d’abord, tout en restant fier de ses origines. Les Canadiens français seraient conscients de leur caractère distinct tout en se sentant en adéquation avec les mots et le drapeau indiqué sur leur passeport. Peut-être se sentiraient-ils moins à part et auraient-ils envie de reconquérir leur pays, d’est en ouest, et de propager du mieux qu’ils le peuvent leur culture ? Ils ne se sentiraient plus comme faisant partie d’une sorte d’annexe du Canada. Qui sait ?
Et pour les souverainistes québécois, qui ne sont pas en reste dans l’exercice de « rebranding » lancé par Soublière, on redeviendrait Canadiens français afin de mieux délimiter les « nous » et les « eux » dans un Québec postnational progressiste et probablement plus démocratique :
Cette stratégie pourrait être utilisée de manière novatrice pour parler aux différents groupes qu’il faudrait convaincre pour une victoire éventuelle du OUI. En s’adressant aux Canadiens français, on dirait : « Ne vous inquiétez pas, on n’oubliera pas votre culture puisque nous allons la défendre coûte que coûte. » En étant honnête, il serait plus facile par la suite d’aller courtiser les Québécois anglophones et d’autres origines. Chez les Canadiens français, on pourrait faire jouer la corde culturelle avant tout, et pour les autres, on s’attarderait plutôt à évoquer les avantages politiques du rapatriement des pouvoirs fédéraux à Québec. Tout en expliquant bien que TOUS se sentiront chez eux dans le nouveau pays inclusif du Québec. Les deux groupes se verraient offrir des arguments culturels, mais différents. Avec les Canadiens français, on jouerait sur la nostalgie folklorique (et non la nostalgie baby-boomer), et avec les autres Québécois, on parlerait de culture politique en disant que l’ouverture, ici, sur des sujets comme l’avortement, le droit de mourir dans la dignité et ainsi de suite serait plus facile à gérer entre nous qu’avec des représentants de l’Alberta et de la Saskatchewan à Ottawa.
Que dire de plus ? Permettons-nous quand même deux commentaires.
D’une part, peut-on vraiment avoir l’ambition de remettre le Québec en mouvement avec une séance de « brainstorming » visant à moderniser l’image de marque canadienne-française ? On ne manipule pas un peuple comme on peut trouver de nouveaux débouchés pour la vente de brosses à dents électrique. Pire, la proposition de Soublière s’ajoute à cette fâcheuse tradition qui veut que la condition québécoise soit pensée en dehors du politique. Autrefois, le malheur national était gommé par le projet de devenir les premiers éclaireurs du catholicisme en Amérique. Plus tard, il pouvait être compensé en transformant le Québec en laboratoire du progressisme. Et maintenant, Soublière suggère un nouveau cul-de-sac : redevenir Canadiens français. Or, le Québec n’évolue pas en apesanteur. Si l’identité québécoise est en crise, il y a des causes structurelles, institutionnelles.
D’autre part, le cul-de-sac est d’autant plus évident qu’il s’agit précisément de la voie prônée par Pierre Trudeau toute sa carrière politique durant.
Lui-même et ses disciples vendaient le projet d’un Canada bilingue en le greffant à l’héritage canadien-français. Le 6 octobre 1980, par exemple, lorsque le processus de rapatriement unilatéral est officiellement lancé par Trudeau, Jean Chrétien, son ministre de la Justice, le défend ainsi à la Chambre des communes :
Je demande aux Québécois de faire pression auprès de leur gouvernement provincial pour qu’il ne s’oppose pas à un projet qui réalise les rêves et les aspirations de nombreuses générations de Canadiens français qui, à partir de Laurier, Bourassa et les autres, croyant que le Canada était leur pays, voulaient voir ces droits inscrits dans la Constitution de notre pays.
De plus, Trudeau cherchait justement à détourner le regard des Québécois du Québec pour le tourner vers Ottawa et le reste du Canada. Il voulait attacher les Québécois aux Canadiens français hors Québec. Le 19 octobre 1969, par exemple, dans le fameux discours qu’il prononce à l’hôtel Reine-Élizabeth à Montréal dans la foulée de l’entrée en vigueur de sa Loi sur les langues officielles, il ridiculise le mouvement qui s’empare de Québec : on est en désaccord avec Ottawa, simplifie-t-il, alors constituons-nous en État national, « replions-nous sur la province de Québec, lavons-nous les mains du million de Canadiens de langue française dans les autres provinces ».
C’est en outre le discours de Trudeau sur les rocheuses qu’il ne faudrait pas perdre. C’est aussi son ambition de retirer des mains du Québec toute prétention à vouloir incarner le Canada français. Le 27 mai 1987, autre exemple, lorsqu’il sort de sa retraite pour tirer sur l’accord du lac Meech, Trudeau en veut particulièrement à la clause de société distincte, qui pourrait convaincre les Québécois qu’ils sont chez eux à Québec alors qu’ils doivent demeurer Canadiens français et s’en remettre aux institutions fédérales. Trudeau s’en prend aux « politiciens [québécois] provincialisants, qu’ils siègent à Ottawa ou à Québec », « d’éternels perdants » : « Pensez donc, s’ils n’avaient pas les droits sacrés des Canadiens français à défendre contre le reste du monde, si l’on pouvait s’en remettre à la Charte et aux tribunaux pour cela, ils perdraient leur raison d’être. »
Redevenir Canadiens-Français pour reconquérir le Canada, c’est ni plus ni moins que de se donner pour projet de se rendre indispensable à l’Autre ; peuple canadien-français, peuple ignorant de ses intérêts nationaux. C’est exactement ce que prônait Trudeau dans sa « Nouvelle trahison des clercs » parue dans la revue Cité libre en avril 1962. « Si l’État canadien a fait si peu de place à la nationalité canadienne-française, écrit-il, c’est surtout parce nous ne nous sommes pas rendus indispensables à la poursuite de sa destinée. »
Redevenir Canadiens français pour mieux vendre le projet d’un paradis québécois postnational progressiste, c’est finalement admettre que Trudeau l’a gagné sa guerre : le pays est bilingue comme il le peut et multiculturel en droit et maintenant dans les esprits. Hubert Aquin nous disait qu’il ne pouvait en être autrement dans son article « Fatigue culturelle du Canada français » paru dans la revue Liberté en mai 1962. « Seule l’abolition de la culture globale canadienne-française [on dirait aujourd’hui “québécoise”], écrit Aquin, peut causer l’euphorie fonctionnelle au sein de la Confédération et permettre à celle-ci de se développer “normalement” comme un pouvoir central au-dessus de dix provinces administratives et non plus de deux cultures globalisantes. »
En terminant, il faut souligner que la démarche de Soublière est néanmoins intéressante. Dans son essai, qui est aussi un roman, qui se veut autobiographique et porté par la fiction, l’auteur s’attaque à une vraie question. Et il la traite de façon originale, en construisant sa réflexion sur plusieurs niveaux. De Québécois à Canadiens français, on revient à la maison mère pour survivre à un monde qui s’écroule dans une panne d’électricité généralisée, on revit de douloureux souvenirs afin de surmonter l’échec amoureux, etc. Soublière y met partout de la couleur, de l’émotion et il nous arrache au passage quelques rires bien sentis.
Mais La maison mère est à la fin aussi agaçante. Soublière veut-il provoquer pour provoquer ? On peut le penser. Il écrit ceci en introduction : « Intentionnellement, ce texte vous contrariera, vous choquera même à l’occasion, peut-être. » Intéressante, mais agaçante aussi la démarche, car l’essai fantastique est construit de façon à protéger l’auteur, partout. Il a le courage de s’avancer en terrain miné pour participer à la conversation, mais se recouvre immédiatement d’éléments de fictions qui lui permettraient toujours de répliquer, comme parfait alibi s’il se mettait le pied dans la bouche ici et là, que sur ce point ou sur tel autre il n’était pas absolument sérieux et que c’était davantage pour faire réagir.
Bref, si l’auteur est sérieux, s’il veut débattre d’une vraie question, s’il se cherche un interlocuteur, alors une question s’impose : pourquoi veut-il mener le Québec dans un nouveau cul-de-sac ? Et s’il ne cherche qu’à provoquer, alors La maison mère est réussie : Soublière sait divertir. Au suivant.
Éric Poirier, avocat et doctorant