L’Action nationale existe depuis 1917. Une revue ne dure pas aussi longtemps sans avoir de la suite dans les idées. En 1999, nous avons consacré un dossier complet à ce qui était alors un projet de Grande Bibliothèque. Cela n’allait pas de soi. Les réticences étaient nombreuses et le scepticisme accompagnait bien le parfum de défaitisme dans lequel baignait alors l’air du temps, dès lors qu’il était question d’avenir et de long terme. La revue a soutenu l’équipe de Mme Lise Bissonnette qui devait composer avec des circonstances loin d’être confortables. Sa foi dans le projet, la force de conviction avec laquelle elle le défendait et la puissance de ralliement que l’idée d’une grandie institution culturelle a suscité chez les collaborateurs de ce numéro en ont fait un document d’exception. Pour le comité de rédaction, il y a quelque chose de réconfortant à penser que ce numéro ait pu faire une petite différence.

Il est important de le rappeler : le projet de la Grande Bibliothèque s’est inscrit dès le départ comme un véritable appel au dépassement, certes, mais aussi et surtout comme une intention de donner au Québec une institution-phare. Une institution de mémoire pour notre société si oublieuse. Une institution tournée vers la vie de l’esprit, vers les plus hautes œuvres. Une institution de partage et de convivialité pour accueillir les gens et faire de leur curiosité le matériau de l’invention de la vie. Et c’était bien vu, puisque cette institution est l’une des plus grandes réussites de notre univers institutionnel. Et pas seulement dans le domaine de la culture. Le Québec n’a pas connu depuis de si grande victoire sur l’improbable.
Il faut le redire.
Cette institution aurait mérité d’être sanctuarisée. À peine debout, elle a pourtant dû subir les premiers outrages de l’esprit boutiquier. Son architecture a été gravement altérée, s’éloignant cavalièrement des vues de ses concepteurs, bousculée par une lésine comptable qui lui a valu de grandir en enclos pendant des lustres. C’était impardonnable. Mais cela lui a été pardonné. Les usagers ont accepté de passer outre à ce que l’institution pourtant méritait. Elle a connu et connaît toujours un immense succès de fréquentation.
Cela ne suffit pourtant pas à la mettre à l’abri de la ladrerie qui se déguise en raison gestionnaire. L’institution souffre de se voir traitée en « équipement culturel » pour ne pas lui reconnaître son statut de joyau méritant les plus grandes attentions. La raison marchande en mène trop large et ses thuriféraires occupent trop de place. Il faut être complètement chloroformé par la rhétorique utilitariste pour lui faire subir les compressions budgétaires qu’on lui a assénées. Il n’y a pas à s’y tromper, ce qui arrive avec la vente du terrain et l’acquiescement à la défiguration du site, au refus de le sanctuariser, c’est l’aboutissement d’une dérive. Voilà des années qu’on maltraite l’institution et c’est maintenant le coup de grâce. Le rabaissement.
Le projet d’Hydro, adoubé par les élus et soumis à toutes les astuces du marketing communicationnel, n’est pas seulement une grave erreur d’aménagement. C’est un entêtement et un geste pour tuer l’âme de l’institution en l’encastrant dans l’irréparable. Avec la complicité de la Ville de Montréal et des dirigeants de la Grande Bibliothèque. Le quartier ne s’en remettra pas. Montréal le portera comme un stigmate. C’est une déplorable manifestation d’indigence culturelle.
Les administrateurs responsables de ce gâchis ont manqué aux devoirs de leurs charges. Diriger des institutions publiques est un privilège qui ne se fonde ni sur des chiffriers ni sur des diplômes et encore moins sur la notoriété. On s’attend des dirigeants élus ou pas qu’ils sachent reconnaître et distinguer ce qui relève de la grossièreté de ce qui exige hauteur de vue et respect de l’inviolable. À l’évidence – et le dossier l’illustre cruellement – partout et à toutes les étapes de la manœuvre l’esprit d’élévation a fait défaut. Les finasseries procédurières, les manœuvres hypocrites ne sont pas des accidents de parcours. Les manipulations et les demi-vérités tiennent de la préméditation indigne du service public. Une telle outrecuidance tient de la faute éthique.
C’est encore réparable, faut-il le répéter. Mais cela ne pourra se faire qu’en s’appuyant sur ce qui a manqué jusqu’ici. Le ministre Lacombe peut encore faire amende honorable et au nom des exigences de sa fonction rappeler les fautifs à l’ordre. C’est ainsi qu’on sert la culture : en refusant tout compromis avec la médiocrité d’un réalisme invoqué pour justifier la laideur. Il faut rejeter ce projet obscène.