Titre complet: Quelques lieux communs néoprogressistes: Bataille contre l’âme du Québec
Certaines œuvres incarnent l’état d’esprit d’une époque. C’est le cas du documentaire réalisé par Francine Pelletier, Bataille pour l’âme du Québec. Le film fait le récit du nationalisme québécois, ainsi que le procès de son évolution des dernières décennies.
On a là la version intelligente et la parfaite synthèse de l’ethos du néo-progressisme québécois des dernières années. Pour cette raison, c’est une œuvre importante. La thèse maîtresse du film embrasse une certaine part de nationalisme – civique et non pas « classique » !, comme aiment le répéter vitam aeternam plusieurs collaborateurs du film –, mais rejette son variant « conservateur » qui se serait développé dans les dernières décennies, que l’œuvre vise à démonter. Avec ce film, nous avons droit aux pires caricatures intersectionnelles du moment, mais pas que. Le documentaire de Pelletier a le mérite de donner la parole à certains intervenants nuancés, comme Gérard Bouchard, que nous n’avons plus besoin de présenter, ainsi qu’à certains autres (minoritaires dans le film) qui n’épousent pas cette critique radicale du nationalisme historique du peuple québécois, que l’on pense au sociologue Jacques Beauchemin ou aux péquistes Sylvain Gaudreault et Stéphane Bédard.
Mais ne nous trompons pas : le point de vue défendu par Pelletier, qui se veut un nationalisme alternatif, mais qui prend en vérité les apparences d’un antinationalisme, se base sur des lieux communs sans lesquels plusieurs positions néoprogressistes sont difficilement tenables. La critique du film est ici un prétexte pour démonter certains postulats. Qui critique de façon convaincante l’œuvre de Pelletier contribue à ébranler le temple néoprogressiste.
Lieu commun néoprogressiste :
Il y aurait un nationalisme « ouvert » et « pluraliste », à l’opposé d’un nationalisme « fermé », devenu hégémonique, qui, lui, s’attaquerait aux minorités.
En regardant concrètement le peuple québécois, on se demande bien à quoi ce sombre tableau correspond. Il est assez difficile de trouver un peuple dans le monde où les droits des minorités et des femmes sont plus respectés qu’ici et où les libertés publiques sont plus chéries. Nos mœurs sont ultralibérales, la rectitude religieuse ne concerne que des minorités à la marge, les crimes haineux y sont parmi les plus bas en Amérique, plus que chez ces parangons de la vertu que seraient nos voisins ontariens1, les discriminations à l’emploi demeurent marginales pour les arrivants qui y sont établis depuis quelques années et qui maîtrisent le français et/ou l’anglais (l’anglais pour le grand Montréal)2, nous avons les lois parmi les plus progressistes en Amérique concernant les minorités, et, nulle part ailleurs sur le continent, ne peut-on observer une société aussi égalitaire que la nôtre sur le plan socio-économique3. Si c’est bien là la société qu’un nationalisme « fermé » contribue à produire, nous avons là une drôle de « fermeture ».
Depuis la Révolution tranquille, le nationalisme québécois suit organiquement cette trajectoire. Les Québécois ont majoritairement adhéré à un nationalisme civique qui se base sur la construction d’un État national. C’est une construction lente, par étapes, qui ne va ni au rythme des indépendantistes ni à celui des progressistes qui voudraient voir s’étendre toujours plus notre modèle de social-démocratie, mais elle fait tout de même son bout de chemin. Ce nationalisme accueille quiconque fait du Québec sa patrie et intègre sa culture et sa langue. C’est une machine à faire des Québécois.
La machine, plusieurs communautés ethnoculturelles l’ont rejetée et ont contribué à l’enrayer. En 1995, la majorité historique était enfin déterminée à faire aboutir son projet national. 60 % des francophones ont voté « oui ». Nombre de ces communautés se sont jointes au groupe anglais historique, constituant une minorité de blocage. Que fait-on de cette donne ? Que fait-on face à ce constat de Néo-Québécois qui rejettent aussi massivement le projet historique porté par un peuple qui, pourtant, les a accueillis, et dont le naturel devrait plutôt porter vers la gratitude envers cette collectivité unique en Amérique ?
La réponse des néoprogressistes est d’affirmer que les Québécois n’ont pas fait assez de place pour la « diversité », et pourtant… Si on compare le projet d’affirmation nationale québécois à la grande histoire des nations, notre peuple n’a fait que ça, depuis les années 1960, se montrer « ouvert », se montrer le plus présentable possible, quitte au reniement, et à exorciser ses démons « ethniques ». Voilà une hypothèse que le progressisme contemporain n’envisage jamais : se pourrait-il que peu importe les courbettes de la grande famille nationaliste, que cesdites « minorités » ne changent jamais leur fusil d’épaule ? Se pourrait-il que ce soit elles qui rejettent le projet québécois plutôt que l’inverse ? Et que si elles agissent ainsi, c’est que c’est dans leur intérêt objectif de gagner en puissance en s’assimilant à la majorité anglo-saxonne d’Amérique ? Que c’est là un pragmatisme normal pour plusieurs nouveaux arrivants qui font face à une petite nation confinée dans une province et submergée dans un continent anglophone, et sur laquelle ils ne pensent pas qu’il soit raisonnable de miser leur destin ?
Dans ce contexte, si le projet national québécois n’attire pas davantage, ce n’est pas parce qu’il serait « fermé », mais plutôt parce qu’il constitue le projet historique d’une minorité faible, historiquement dominée, et encore sous tutelle politique. Voilà qui relativise la relation de dominant/dominé issue d’une grille de lecture ultra-progressiste importée du monde anglo-américain, qui embrouille plutôt qu’elle n’éclaire.
Lieu commun néoprogressiste :
Le nationalisme actuel serait radicalement différent de celui (fantasmé) des années 1960 à 1995, à un tel point qu’il n’y aurait pas de filiation véritable à établir entre les deux.
Le politologue Jean-Pierre Couture n’y va pas avec le dos de la cuillère : comme ennemi de la cause nationale, les Québécois seraient « passés de l’impérialisme américain à la femme musulmane », véritable « déroute ». Passons un instant cette caricature grossière, et retenons ce qu’elle a de vrai. Que le nationalisme québécois ait brutalement mué dans les soixante dernières années, c’est l’évidence même. Nous sommes en effet passés d’un nationalisme conquérant, qui posait les jalons d’une nouvelle voix au concert des nations, à un nationalisme défensif qui vise à sauver les meubles.
Les tenants d’un nationalisme dit « progressiste » méprisent cette trajectoire récente du peuple québécois, et appellent de leurs vœux un patriotisme « inclusif » axé sur la bataille contre le colonialisme et le grand capital. Ce mépris pour cette mutation du nationalisme québécois, qui représente pourtant l’univers mental auquel s’identifie une majorité de Québécois, peut rapidement se transformer en mépris du peuple. C’est que cette position ne donne pas l’impression que le contexte historique auquel les Québécois font face est pris en considération. Nous ne sommes plus dans une séquence historique de babyboum, durant laquelle l’Occident traversait une période inouïe d’essor économique et durant laquelle le monde connaissait une phase brutale de décolonisation. L’économie occidentale est désormais à bout de souffle, nos modèles d’État-providence craquent de partout, nos sociétés connaissent un déclin démographique inédit et les identités nationales s’effritent en même temps que les pays non occidentaux connaissent un phénomène inverse. Les Québécois, eux, ont connu deux échecs historiques majeurs, ont échoué à faire valoir leurs droits culturels collectifs au sein de l’ensemble canadien, constituent désormais l’une des sociétés les plus vieillissantes au monde et font face à un basculement démographique les vouant à la disparition.
Il est absolument déraisonnable de plaquer sur le peuple actuel les paramètres de celui du passé, qui ne faisait pas face aux mêmes dangers, qui avait en lui des forces vives différentes de celles d’aujourd’hui et dont les ressorts sociologiques se sont transformés. La déraison est encore plus importante lorsqu’on calque sur lui les catégories d’un peuple imaginaire fantasmé par les néoprogressistes. Le peuple québécois concret en est un qui est forcé de se réfugier à nouveau dans une logique de survivance, comme il l’a fait par le passé. Ce n’est pas glorieux, mais c’est devenu une nécessité existentielle. Dans le documentaire, il est dit que la population québécoise agit en « peuple assiégé ». Mais, justement, il l’est, assiégé : politiquement, linguistiquement et démographiquement. L’on ne peut pas demander à l’assiégé d’user des mêmes tactiques et stratégies que celui qui est en pleine conquête de son destin. Pour sortir les Québécois de cette torpeur, l’on se fait soi-même modeste et l’on prend les préoccupations de ce peuple au sérieux. On essaie de les comprendre, même celles qui nous sont étrangères, qui nous dérangent, et on les inscrit dans quelque chose de plus grand. On ne redresse pas la tête d’un peuple en le frappant à nouveau, sous prétexte qu’il est honteux qu’il baisse la tête lorsque frappé.
Et sur le fond, en quoi le nationalisme dit « conservateur » ou « identitaire » serait-il si différent de celui de la Révolution tranquille ? Lorsqu’on s’intéresse à l’essentiel, le combat demeure le même : celui de la survie de notre culture, de notre langue et de notre art de vivre. Et à bien des égards, si les progressistes actuels n’étaient pas aussi sélectifs dans leur rapport au nationalisme des années 1960-1990, ils se rendraient compte qu’il s’inscrivait dans un regard sur le Québec qu’eux-mêmes rejetteraient aujourd’hui. Il suffirait que les néoprogressistes actuels s’intéressent sérieusement à ce que René Lévesque et ses consorts préconisaient en termes de langue et d’immigration pour se rendre compte qu’ils n’étaient pas bien différents de ces « identitaires » et « réactionnaires » d’aujourd’hui. Pourtant, ils osent quand même se revendiquer de son héritage. Dans un passé rapproché, la gauche québécoise était, dans sa majorité, nationaliste, enracinée et attachée à un modèle de convergence culturelle. Aujourd’hui, elle a toutes les apparences d’un attachement au multiculturalisme anglo-saxon, est déracinée et prône la déconstruction des normes nationales. Se pourrait-il que, sur l’essentiel, c’est bien plus la gauche dite « progressiste » qui ait changé, bien davantage que le fond nationaliste du Québec profond ?
Lieu commun néoprogressiste
Le nationalisme québécois des belles années était « progressiste » alors, qu’aujourd’hui, il est devenu « conservateur ».
Cette vision fantasmée d’un Québec tout à gauche est, bien sûr, celui dont les « anti-identitaires » se revendiquent et qu’ils prétendent incarner, dans la continuité. Mais de quel progressisme parlent-ils ? Dans le Québec des années 1960-1970, tout comme dans la décennie 1950 qui l’a préparé, plusieurs variantes du progressisme prenaient forme, au Québec. Et elles n’étaient pas toutes compatibles avec le nationalisme, que l’on pense au marxisme ou aux formes les plus radicales de libéralisme politique. La forme de progressisme d’antan qui correspond le plus au fantasme progressiste du moment, c’est celle de Cité libre qui, avec Trudeau père, aura finalement accouché du multiculturalisme canadien et de la charte de 1982. Ce n’est évidemment pas ce que revendiquent explicitement les néoprogressistes québécois et nous excluons ici d’emblée des gens nuancés comme Gérard Bouchard que l’on ne peut raisonnablement associer à ce nouveau progressisme. Mais leur pulsion de déconstruction culturelle supposée par leur adhésion à une certaine forme de pensée intersectionnelle y mène inéluctablement, tel un chemin de croix. Elle y mène à un point où Québec solidaire, à mesure qu’il se modère sur le plan socio-économique et qu’il fait preuve de pragmatisme, prend de plus en plus l’apparence de ses consorts idéologiques que sont devenus le NPD et les ailes gauches des partis libéraux canadien et québécois.
La gauche qui épousait le nationalisme québécois de cette période faisait plutôt preuve d’un progressisme tempéré sur le plan culturel, d’un progressisme enraciné, qu’il s’agisse des intellectuels de Parti pris ou du Rassemblement pour l’indépendance (RIN). Il épousait certes le rêve d’un État social, mais avant tout celui d’un Québec maître chez lui, pour tous les Québécois, de gauche comme de droite. C’est ce pari d’un progressisme enraciné qui mena à celui du PQ, par lequel les tendances conservatrices et progressistes du mouvement indépendantiste convergèrent vers un projet national commun. Et, de façon générale, c’est ce qui fit la force de la Révolution tranquille. Elle s’incarnait dans un mouvement de fond qui aspirait toutes les tendances politiques vers l’affirmation nationale des Québécois et de leur État. L’idée que la Révolution tranquille n’était que l’expression d’un ultra-progressisme est non seulement fausse, mais occulte des pans entiers de son processus, que l’on pense, par exemple, au gouvernement de Daniel Johnson père, à qui l’on doit beaucoup, ou à tous ces intellectuels plus ou moins conservateurs qui ont donné du souffle au nationalisme québécois. C’est également oublier que le nationalisme canadien-français préparait déjà le terrain de celui de la Révolution tranquille, avec, en premier plan, Lionel Groulx, aujourd’hui honni. Évacuer la Révolution tranquille de ces pans aujourd’hui considérés par certains comme « identitaires » ou « conservateurs », c’est la trahir.
Lieu commun néoprogressiste :
La Révolution tranquille n’a rien à voir avec la laïcité.
En sous-texte, ce que cette affirmation suppose, c’est que ce qui apparaît aujourd’hui comme la consolidation d’un modèle de laïcité québécois ne relèverait que d’un combat d’arrière-garde dans lequel le nationalisme québécois, privé de son combat principal, se serait réfugié ; une quasi-pulsion de mort contre l’autre, pulsion se drapant des oripeaux de la neutralité religieuse pour mieux écraser. La façon de se mettre à distance par rapport l’adhésion majoritaire à cette gestion du religieux est de dissocier ce choix collectif du parcours national québécois, d’affirmer à qui veut bien l’entendre qu’il n’y a aucun lien crédible à faire entre la laïcité québécoise et la construction de notre État national hérité de la Révolution tranquille.
C’est là une occultation majeure de la mémoire de la Révolution tranquille dont certains néoprogressistes font montre lorsqu’ils affirment une telle chose, sans n’être aucunement gênés de se présenter en même temps comme les continuateurs du combat politique québécois que les années 1960 ont en partie initié. Disons-le d’emblée : il n’y aurait pas de Révolution tranquille sans laïcité. L’élan des années 1960 aurait été impossible si l’Église avait préservé sa mainmise sur la population. La décolonisation de ces années, tant chérie pas nos progressistes, passait par une sécularisation radicale de la société et par une laïcisation tout aussi tranchée de nos institutions. Les Québécois se sont attachés à un État moderne affichant un espace neutre sur le plan religieux, au-dessus de nos têtes, différent du type de modèle hérité du libéralisme anglo-saxon. Cet espace permettait l’édification d’une nation civique, expression de la nation historique, qui devenait le nouvel horizon vers lequel se déployer. Ce changement brutal de façon d’être se déployait de façon si organique que nous n’avons pas eu besoin de lois ou d’un usage sérieux de la contrainte pour le faire aboutir. Le modèle de laïcité québécois avait beau ne pas s’affirmer explicitement par un texte de loi, il existait en chair et en os. Historiquement, tout semblait couler naturellement. Les Québécois avaient le sentiment d’avoir réglé le rapport entre l’État et le religieux, tournant une page de son histoire qui, sur plusieurs aspects, était bien sombre.
Mais voilà que les vagues migratoires de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle ont introduit au Québec des gens qui n’entretiennent pas le même rapport au religieux. Certains font montre d’une identité religieuse assumée, en phase avec le bagage culturel qu’ils portent en eux. À cet effet, il est absolument vrai que le grand Montréal ne correspond plus tout à fait au portrait d’un Québec canadien-français mur à mur qui aurait épousé un certain sens de la laïcité. Sur ce point, le documentaire de Pelletier vise juste. Là où les progressistes de la trempe de la réalisatrice font fausse route, c’est lorsqu’ils associent nécessairement les crispations sociales normales que cette nouvelle donne collective génère à un racisme supposé de la collectivité historique. Pourtant, pour n’importe quelle société, ce type de bouleversement mène à un appel d’air pour un nouvel aménagement du vivre-ensemble.
Dans leur majorité, et surtout auprès des baby-boomers et de la génération X, les Québécois sont hostiles à l’expression du religieux dans les institutions publiques. Bon nombre d’entre eux sont incapables d’associer la neutralité dans l’octroi de services publics à une personne qui exhibe ses convictions religieuses. À leurs yeux, c’est tout le bagage laïc de la Révolution tranquille qui est en jeu. Avant que la CAQ ne tranche avec sa loi 21, il en découlait une perte de confiance envers les institutions publiques québécoises. Réduire ce phénomène à une volonté de la majorité de « dominer » plus petit que soi, comme le fait, dans le film, la chroniqueuse Manal Drissi, est fantasmagorique.
Pour contrer ce phénomène de défiance envers les institutions, il est devenu nécessaire d’établir formellement le cadre légal d’une laïcité québécoise. Pendant un bon moment, c’est le consensus Bouchard/Taylor qui posait les bases minimales de ce cadre, dont le CAQ n’est pas très éloignée. Si, pour d’obscures raisons idéologiques, les néoprogressistes ont fini par rejeter ce consensus auquel eux-mêmes adhéraient pendant longtemps, ça les regarde. Leur rejet de la majorité démocratique ne change absolument rien au fait qu’il s’agit là d’un trait sociologique distinct du Québec, qui prend racine dans l’avènement de sa modernité. Et ce phénomène national n’est pas que l’affaire d’une supposée « droite conservatrice ». Au contraire, la laïcité naît historiquement à gauche.
Lieu commun néoprogressiste :
Le fait français n’est pas menacé de disparition au Québec.
Face à la caméra, l’auteur-compositeur et interprète Émile Bilodeau est catégorique : « Je pense pas que le Québec va disparaître, puis sa culture, parce que, au contraire, la culture québécoise est définie par son changement. » Il accompagne le tout d’un éloge du franglais, associé fautivement au joual, et qui constitue fort probablement un stade intermédiaire vers l’anglicisation complète du grand Montréal. Le changement, certes. C’est ce qui, d’une époque à l’autre, donne sa coloration à une culture. Mais la culture, par définition, se définit primordialement par ses éléments de continuité. En Amérique anglo-saxonne, la discontinuité rime souvent avec l’assimilation.
Pour quiconque s’intéresse un tant soit peu à la démolinguistique, ce sont là des affirmations qui font grincer des dents. Pour la très grande majorité des chercheurs en démolinguistique, que l’on pense aux plus éminents d’entre eux comme Frédéric Lacroix4, Charles Castonguay5 ou Jacques Houle6, les facteurs de la langue maternelle et de celle parlée à la maison constituent les variables les plus certaines pour évaluer la vitalité d’une langue. C’est encore plus vrai pour une langue minoritaire qui subit la compétition asymétrique d’une langue continentale et hégémonique sur le plan mondial. Lorsque l’on s’intéresse à ces variables, les chiffres d’études récentes de l’Office québécois de la langue française ou de Statistique Canada parlent d’eux-mêmes : le groupe francophone du Québec est voué à devenir une minorité sur son propre territoire, avant même que le siècle actuel ne se close, et le fait français aura, à toute fin pratique, disparu du reste du Canada.
Ces données ont de quoi susciter une bonne dose de dissonance cognitive chez un camp progressiste qui tient tout de même à rester fidèle au legs de la Révolution tranquille. En effet, l’analyse du portrait linguistique québécois nous porte tous à nous intéresser aux problèmes associés à nos politiques migratoires, à leurs balises, à l’intégration des immigrants, à nos capacités de francisation, à l’efficacité de nos lois linguistiques et celle de nos politiques culturelles, ainsi qu’à notre statut politique. C’est là un terrain politique qu’une certaine pensée intersectionnelle confinerait normalement au « conservatisme », au camp des « réactionnaires », au « racisme systémique », voir même à l’« extrême droite ».
Rien de mieux, alors, qu’une fuite en avant qui ne rend pas compte de ces faits difficiles à regarder en pleine face. L’on se met alors à délégitimer les critères de recherche employés par les démographes, en les assimilant à un cadre d’analyse intolérant et ethnocentré. Pour s’assurer de ne pas sombrer trop abruptement dans l’obscurantisme, l’on sélectionne méticuleusement la minorité de travaux qui vont dans le sens de leur vision progressiste d’une certaine représentation de la « diversité ». C’est, par exemple, ce que fait Émilie Nicholas, dans les pages du Devoir7, ou Jean-Benoît Nadeau, dans celles de l’Actualité8, en se concentrant sur les travaux des sociologues Calvin Vetnam et Jean-François Corbeil. Ce sont certes des travaux intéressants, usant des méthodes de la sociolinguistique et de la psycholinguistique9. Ils permettent de nuancer le portrait général du déclin, en se concentrant sur d’autres variables comme la deuxième langue parlée à la maison, et de découper le processus d’assimilation d’une langue nationale de façon à rendre compte de son déploiement au moyen terme. Et c’est là une chose que la démographie arrive difficilement à faire, elle qui se concentre sur des phénomènes au très long terme.
Mais ces travaux n’invalident pas le constat d’un déclin massif du Québec français. Ils proposent plutôt un portrait atténuant, et d’autres variables à considérer, de façon à avoir un portrait plus précis. Et pourquoi certains néoprogressistes choisissent-ils, parmi tous les travaux disponibles, ceux qui contredisent ce qui se dégage globalement de la métarecherche québécoise en démolinguistique ? Agiraient-ils de la sorte avec, disons, la métarecherche concernant les changements climatiques ? Non seulement le réflexe défensif de la collectivité québécoise est-il vilipendé, mais, en plus, l’on nie ce qui le motive.
Lieu commun sous-jacent : un Québec « colonial »
Ce que tous ces lieux communs du néo-progressisme contre le nationalisme québécois cachent, et qui n’est pas explicitement mentionné dans l’œuvre de Pelletier, mais transparait dans les propos de nombreux intervenants, réside en une croyance fondamentale d’une certaine gauche québécoise contemporaine, sans laquelle une telle articulation de postulats progressistes n’aurait aucun sens. C’est la croyance selon laquelle les Québécois, et les Canadiens français de façon plus générale, ne constitueraient pas vraiment un peuple historiquement colonisé10. C’est désormais un quasi-effet de mode idéologique de définir le projet national québécois comme quelque chose de colonial.
L’élévation générale du niveau de vie durant les dernières décennies, ajoutée au surgissement historique des peuples autochtones dont les conditions historiques d’oppression sont infiniment plus graves que les nôtres, nous resitue collectivement dans notre rapport au monde et face à nous-mêmes. Il suffit alors d’agrémenter cet état d’esprit de notre sentiment national de « permanence tranquille11 », qui nous fait croire que c’est en restant calme dans notre petit coin du monde que nous nous rendons culturellement indestructibles, et ce, peu importe les aléas de l’histoire. Certains sont alors portés à relativiser notre statut de petite nation dont l’existence demeure pourtant toujours incertaine.
C’est d’autant plus vrai pour des progressistes, surtout les plus jeunes, qui ressentent concrètement dans leur quotidien ce statut historique récent de peuple matériellement choyé. Ils ne se sentent en aucun cas conquis ou écrasés. La plupart d’entre eux vivent très bien. Dans une bonne part du grand Montréal, ils en épousent le cosmopolitisme. La culture majoritaire est ainsi dépouillée de son statut d’assiégé et de colonisé, voire même de minorité. Celle-ci n’apparaît plus que comme quelque chose d’étouffant qui empêche le grand bouleversement culturel contemporain d’advenir. Comme y affirme la chroniqueuse Manal Drissi, c’est l’idée même d’« appartenir à une société dont [on] sent que l’acceptation est conditionnelle » qui devient scandaleuse, pourtant normale chez n’importe quel peuple.
L’historien Jean-François Nadeau ose même une comparaison du nationalisme québécois actuel avec le « make America great again » du populisme trumpien. S’adressant à la majorité, le musicien Émile Bilodeau s’élance d’un « Sortez de votre salon, tabarnak ! Allez voir, c’est quoi, le Québec ! ». Et pourtant les Québécois sortent. Simplement que le Québec ne se résume pas aux pans les plus multiculturels de l’île de Montréal. Et c’est là un déracinement du Québec historique que de vouloir le réduire au cosmopolitisme urbain qui tente d’entraîner avec lui l’ensemble de la culture nationale.
Dans une part majoritaire de ce qui constitue encore son territoire, ce demi-pays demeure relativement homogène sur le plan culturel. Et l’existence de cette culture unique en Amérique est en soi une diversité, lorsque comparée au grand creuset anglo-américain si commun dans l’ensemble du continent. Le même constat peut être fait pour les cultures autochtones. Si, au sein de l’univers mental progressiste, la majorité historique n’avait pas été préalablement détachée de sa condition de minoritaire et de colonisé, elle aurait droit à la même défense que pour toutes les autres petites nations du monde non occidental. Les postulats de la pensée néoprogressiste empêchent un tel regard porté sur le Québec.
1 L’on peut par exemple s’intéresser à l’augmentation, depuis 2020, des crimes haineux au Canada, comparée entre les provinces. Comme partout en Occident, ces types de crimes augmentent de façon marquée, depuis quelques années, mais, dans l’absolu, demeurent bas en sol canadien : Hui Wang, J. et Moreau, G. (2022, mars), Les crimes haineux déclarés par la police au Canada, 2020, Statistique Canada.
2 Il est statistiquement démontré qu’il n’y a pas de différence significative, au Québec, entre les taux d’emploi des gens appartenant aux minorités visibles et celles appartenant au groupe ethnique majoritaire. Il est même légèrement supérieur pour les minorités visibles établies depuis plus de dix ans au Québec : Institut de la statistique du Québec (2022, février), État du marché du travail au Québec. Bilan de l’année ٢٠٢١, Institut de la statistique du Québec.
3 À ce sujet, voir Nicolas Zorn. Le 1 % le plus riche : l’exception québécoise. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2017, 191 p.
4 Frédéric Lacroix, Pourquoi la loi 101 est un échec. Montréal : Boréal, 2020, 264 p.
5 Charles Castonguay, Le français en chute libre : La nouvelle dynamique des langues au Québec. Montréal : Mouvement Québec français, 2021, 85 p.
6 Jacques Houle, Disparaître ? : afflux migratoires et avenir du Québec. Montréal : Liber, 2019, 144 p.
7 Émilie Nicolas, « Les agents du déclin », Le Devoir, 28 avril 2022.
8 Jean-Benoît Nadeau, « Pour en finir avec le déclin de la langue française », L’Actualité, 9 avril 2022 ; « Pour en finir-encore plus ! – avec le déclin de la langue française », L’Actualité, 23 avril 2022.
9 Voir les études de Calvin Vetnam, sur :
10 La version la plus intelligente et la plus rigoureuse de ce regard porté sur les Canadiens français, et qui ne nie pas les difficultés auxquelles ce peuple a fait face en le transformant en odieux colonisateur, est à trouver chez Alain Deneault, pour qui le statut de colon, ni colonisateur, ni colonisé, correspondrait davantage à notre statut historique : Bande de colons ! : une mauvaise conscience de classe. Montréal : Lux, 2020, 216 p.
11 Voir « La permanence tranquille » dans Jacques Beauchemin, Une démission tranquille : La dépolitisation de l’identité québécoise. Montréal : Boréal, 2020, 216 p.
* Enseignant.