Bernard Friot. Prenons le pouvoir sur nos retraites

Bernard Friot
Prenons le pouvoir sur nos retraites
Paris, La Dispute, 2023, 109 pages

Pour celles et ceux qui, au Québec, suivent l’actualité internationale de près, les mobilisations populaires en France contre la réforme des retraites enclenchée par Emmanuel Macron font d’ores et déjà partie des faits saillants de 2023. Si elles ont défrayé la manchette à quelques reprises ici, ces mobilisations n’ont cependant trouvé que peu d’interprètes qualifiés pour en exposer la signification et la portée. Et pour cause : à l’instar de la vaste majorité des juridictions en Amérique du Nord, la retraite au Québec reste une question peu discutée, souvent associée à une tuyauterie compliquée qui demeure l’affaire d’experts. Plusieurs raisons expliquent cela. Le fait que l’industrie financière n’aie jamais cessé de peser pour que la retraite soit d’abord une affaire individuelle, synonyme de « retrait » de la vie active dans l’espace privé de la consommation, est certainement l’une des principales.

Bernard Friot
Prenons le pouvoir sur nos retraites
Paris, La Dispute, 2023, 109 pages

Pour celles et ceux qui, au Québec, suivent l’actualité internationale de près, les mobilisations populaires en France contre la réforme des retraites enclenchée par Emmanuel Macron font d’ores et déjà partie des faits saillants de 2023. Si elles ont défrayé la manchette à quelques reprises ici, ces mobilisations n’ont cependant trouvé que peu d’interprètes qualifiés pour en exposer la signification et la portée. Et pour cause : à l’instar de la vaste majorité des juridictions en Amérique du Nord, la retraite au Québec reste une question peu discutée, souvent associée à une tuyauterie compliquée qui demeure l’affaire d’experts. Plusieurs raisons expliquent cela. Le fait que l’industrie financière n’aie jamais cessé de peser pour que la retraite soit d’abord une affaire individuelle, synonyme de « retrait » de la vie active dans l’espace privé de la consommation, est certainement l’une des principales.

Pour s’introduire de belle manière à la signification des batailles menées contre la réforme des retraites en France, celle de 2023 autant que celles des dernières décennies, les travaux et les interventions de Bernard Friot sont incontournables. Plus encore : la perspective qu’il défend, tout en étant ancrée dans les dynamiques politiques françaises, agit comme point d’appui pour questionner et contester l’emprise du modèle anglo-américain de la retraite. Un modèle qui se retrouve en mode majeur au Québec mais aussi ailleurs dans le monde. Ainsi on lira Friot aussi bien pour s’initier au contexte français que pour repenser l’institution de la retraite en général.

Il se trouve qu’il a publié, en plein cœur des mobilisations contre la réforme Macron, un très court ouvrage sur la question destiné à un public « éclairé ». L’ouvrage ne se lit pas comme un roman, mais presque : synthétisant les principaux arguments qu’il développe depuis plusieurs années sur le travail, la valeur et la retraite, il leur donne vie à travers des dialogues fictifs mais réalistes qu’il pourrait avoir eu avec ses concitoyens sur le sujet. On réalise une fois de plus à quel point le dialogue est un puissant mode d’exposition, mais qui a été écarté des sciences humaines et sociales après avoir été injustement réduit à sa seule dimension esthétique et littéraire.

Intervenant dans les débats qui ont eu cours ces dernières années et ces derniers mois sur l’avenir de cette institution en France, Friot ne passe pas par quatre chemins : les positions défendues par les forces sociales et syndicales contre la réforme des retraites de Macron reposent sur des présupposés qui condamnent ces forces à la défaite. Parmi ces présupposés, il en est un qui fait davantage de dégâts, parce qu’il conditionne en quelque sorte l’ensemble des revendications et des arguments exposés contre la réforme. Ce présupposé, qui est porté par le modèle anglo-américain, est l’idée selon laquelle la retraite doit être comprise et structurée comme une sortie du travail, un temps de non-travail, c’est-à-dire un temps où l’on devient « inactif ». Adopter ce présupposé, dit Friot, c’est adopter la perspective dans laquelle la réforme et ses promoteurs cherchent précisément à enfermer et appauvrir la retraite.

Le point mérite évidemment des explications, tellement il apparaît contre-intuitif, en particulier en Amérique du Nord où la retraite est largement conçue comme sortie ou émancipation du travail. Ainsi, par exemple, les institutions du droit du travail, dont celles qui encadrent les régimes de négociation collective, ne s’appliquent pas à la retraite. L’ouvrage de Friot se consacre notamment à présenter une critique de ce présupposé, en s’appuyant sur l’histoire des institutions en France qui sont justement visées par la réforme des retraites.

Ainsi, de 1946 à 1991, à travers la mise en place et l’élargissement de l’application d’un régime de retraite général versant une pension à vie après l’emploi, la France a développé un modèle de la retraite où les retraités continuent d’être des salariés. Il faut savoir que cette pension à vie est conçue comme la poursuite du dernier salaire et qu’elle est calculée à partir de lui. On parlera alors d’une pension prenant la forme de salaire continué, confirmant le fait que les retraités continuent d’être des travailleurs. Mais des travailleurs d’un genre particulier : les retraités en France sont des travailleurs « libres », c’est-à-dire soustraits de l’obligation de devoir vendre leur temps de travail à un employeur. Touchant leur salaire sans être contraint de passer par le marché de l’emploi, les retraités sont des travailleurs qui peuvent maîtriser et décider de leur propre activité. On comprend alors pourquoi Friot affirme que la retraite n’est pas synonyme de l’émancipation du travail, mais bien plutôt le travail émancipé de la contrainte de l’employeur.

Or, c’est précisément ce découplage entre salaire et contrainte à l’emploi qui fait l’objet d’attaques frontales dans la réforme des retraites, une réforme, rappelle Friot, qui a commencé dès la fin des années 1980 pour se poursuivre avec obstination jusqu’à aujourd’hui. Cette réforme est menée par une classe dominante souhaitant revenir sur les acquis du modèle français de la retraite en changeant la nature de la pension, la faisant passer de salaire continué à salaire différé, de telle manière que les retraités ne soient tendanciellement plus libres de choisir leur travail.

L’ouvrage ouvre, chemin faisant, sur plusieurs autres considérations essentielles sur la société, le politique et l’économie, où il s’agit d’abord de penser concrètement le dépassement d’un système basé sur l’accumulation de valeur d’échange, que l’on nomme capitalisme, et qui contraint des milliards d’individus à travailler pour alimenter ce système. Tout le mérite de cet ouvrage, comme de l’œuvre de Bernard Friot en général, est de se montrer attentif aux institutions et pratiques qui, dans les traditions politiques nationales, pointent le chemin d’une reconquête collective de ce qui a été aliéné. Une reconquête que Friot appelle, faute d’un autre terme, communisme.

François L’Italien
Observatoire de la retraite

Récemment publié