Il est difficile de se faire un portrait clair de la situation en matière de promotion et de développement des habitudes de lecture. Il existe bien ici et là des portraits statistiques, des bilans et rapports de bibliothèques, de mesures sur la santé de l’édition, etc., mais rares sont les contributions aussi parlantes que celles dont Le Devoir rendait compte dans son édition du 26 mai dernier. Catherine Lalonde y signait un article présentant les initiatives de deux passionnées de lecture, Catherine Lapointe et Virginie Martel, pour porter les livres dans les milieux ruraux défavorisés, des milieux souvent à ce point meurtris que s’y déploie une méfiance et trop souvent une hostilité ouverte à l’endroit des livres et de la lecture. L’indigence est cruelle en particulier pour détruire l’enfance et laisser grandir l’analphabétisme pour faire des adultes prostrés, déportés aux marges de la vie de l’esprit.
Catherine Lapointe, une enseignante de deuxième année, a entrepris de faire sa part pour combattre la misère culturelle. Passionnée de lecture, elle a entrepris de déplacer la bibliothèque de sa classe dans une camionnette brinquebalante et de se lancer sur les routes de campagne à la rencontre de lecteurs à conquérir. « Ce rêve de livres, au cœur de l’été, c’est mon projet citoyen », dit-elle. L’imagination lui a permis de compenser la modestie de ses moyens (quelques centaines de livres qu’elle a pour la plupart payés elle-même pour ses élèves) en se faisant colporteuse de passion là où elle reste trop souvent étrangère dans des milieux où les livres sont absents, quand ils ne sont pas considérés comme des artefacts éloignés de la vie, voire même comme des signes de déclassement et relégation. Son répertoire de moyens bricolés et d’astuces d’animation pour capter l’attention et percer les carapaces d’ignorance force l’admiration.
Son initiative n’a pas manqué de susciter l’intérêt de sa comparse Virginie Martel, professeure à l’Université du Québec à Rimouski et éprise, tout comme elle, des mêmes passions et idéaux. Cette dernière a lancé de son côté le projet Limier voyageur pour sillonner les villages de l’arrière-pays de la Côte-du-Sud jusqu’à Rimouski. Elle bénéficie d’un certain soutien de son institution, mais cela reste de l’ordre du bricolage et de la débrouillardise. Un tacot, des livres et du feu dans les yeux !
Les deux femmes visent au cœur de ce que devrait être un engagement collectif véritable au service de la lecture et du développement culturel : elles refusent de laisser quelqu’un derrière ! « On a une vision forte, mais oui, pour l’instant c’est une vision romantique. Ça prendrait toute une organisation sociale qui peut soutenir ce genre d’action » remarque Catherine Lapointe avec lucidité. Mais on a envie de lui répondre que c’est ce que permettra leur romantisme ! Ce sont des pionnières et l’article de Catherine Lalonde laisse apercevoir qu’elles ne sont pas seules. Il y a des initiatives analogues qui commencent à poindre ici et là. On doit s’en réjouir.
Sans rien sous-estimer des obstacles qui se dressent devant des manières de faire qui sortent des cadres bureaucratiques ou qui déstabilisent les conventions, il faut souhaiter que les étés continuent d’inspirer les passions. À n’en pas douter, la constance et les masses critiques sont nécessaires pour marquer durablement les dynamiques culturelles et faire évoluer les institutions et venir à bout des résistances nourries par l’indigence intellectuelle, Mais il faut se méfier des périls que ferait courir une institutionnalisation trop hâtive de ces pratiques émergentes. Il faut certes leur souhaiter un peu plus de soutien de la part du milieu, mais il faut surtout espérer que se multiplient les lieux et les formes d’exploration pour que s’enrichisse l’expérience et que s’accumule la matière à penser. Pour inventer un modèle porteur, il faut miser sur la créativité et se donner le recul nécessaire pour trouver en assez bonne proportion dans le foisonnement des initiatives les matériaux les plus riches, les plus concepts et les modèles de pratique les plus féconds. Il faut laisser aux pratiques le temps de s’incruster dans les milieux et les mentalités en venant à bout, par le succès, de l’épaisse couche de résistances de toutes sortes.
La culture québécoise a besoin de se refaire des modèles pour assurer une meilleure fréquentation et une plus forte transmission des œuvres. Et cela passe nécessairement par une victoire sur l’analphabétisme et l’indifférence à la vie de l’esprit. Il ne sert à rien de se plaindre du fléchissement des habitudes de lecture, de la suprématie des écrans si collectivement nous ne parvenons pas à faire naître des désirs, à inventer des rapports nouveaux ou renouvelés à ce que la lecture rend possible. Il y a tout lieu de se faire confiance.
Les pionnières que Le Devoir nous a présentées travaillent à beaucoup plus grand que la simple acquisition des codes et techniques facilitant l’adoption des pratiques de lecture. Par l’effort et les moyens qu’elles déploient pour aller à la rencontre des laissés-pour-compte elles créent du lien, fabriquent du sens. Et c’est en cela que leur action se situe au cœur des enjeux du développement culturel. Ce qu’elles apportent aux enfants qu’elles éveillent à la vie des livres, ce qu’elles font réaliser à leurs parents et aux badauds que leurs bazous intriguent, c’est la puissance de la lecture pour changer la vie, pour mettre le monde entre soi et les autres, entre l’expérience qu’on en a et l’horizon que les mots peuvent faire lever.
La lecture a beau n’être qu’un moyen, elle reste un instrument privilégié d’émancipation et de conquête. C’est un instrument indispensable à l’exercice d’une citoyenneté pleine et entière. C’est la seule façon de s’arracher au « grand noir analphabète » dont Miron parlait pour désigner le plus opaque des voiles dressés par la misère devant le monde dont il avait hérité. Plus que jamais à l’heure des grandes mutations en cours, la lecture est outil essentiel pour comprendre le monde et s’en saisir.
Il faut saluer bien bas ces pionnières qui vont illuminer l’été et avoir l’immense privilège de se placer en position de changer des vies, de changer la vie à une échelle qu’il serait indigne de négliger. À ceux-là et celles qui s’aventureront sur les routes peu fréquentées et dans les villages se cramponnant en dehors des circuits touristiques, il faut souhaiter d’avoir la chance de les croiser et les voir à l’œuvre. Aux autres, il faut souhaiter un été rempli de lectures passionnantes. Les livres ne manquent jamais de nous aider à nous sentir vivre.
Et pour les fois où il arrive d’en douter, il faut avoir une pensée pour ces rêveuses qui ont entrepris de fleurir les déserts.
Robert Laplante
Directeur des Cahiers de lecture