Au début de juin, deux mois avant le déclenchement des élections générales par le premier ministre Jean Charest, le député indépendant de Borduas, Pierre Curzi, lance un appel à la nation québécoise pour constituer un front commun des partis souverainistes afin de battre le gouvernement libéral. Deux facteurs l’incitent à lancer cet appel: le fait que dans les circonscriptions composées de moins de 70 % de francophones, un candidat libéral du PLQ s’y fait élire assurément et, le fait qu’aux élections de 2008, 2,5 millions d’électeurs se sont abstenus.
Dans un tel contexte, soutient-il, le Parti québécois aura de la difficulté à devenir majoritaire et même minoritaire. Il propose que les trois partis pour la souveraineté, Parti québécois, Québec solidaire et Option nationale forment une coalition autour d’un programme minimal qui est déjà dans leur programme respectif : redonner de la vigueur à la loi 101, se réapproprier les ressources naturelles, protéger l’environnement, abolir la hausse des droits de scolarité et nettoyer l’État de la corruption. « Il faut surtout créer un sentiment de puissance et de force pour amener les 2,5 millions d’abstentionnistes de l’élection de 2008 à renverser le gouvernement qui divise la nation québécoise pour mieux régner et partager avec les amis du régime. »
Quelques jours plus tard, des citoyens engagés lancent un appel similaire aux mêmes partis pour former un front uni lors des élections imminentes « qui permettrait aux citoyens de se réapproprier le politique ainsi que leurs institutions politiques. » Ils désignent Réjean Parent comme médiateur auprès de ces partis pour faciliter les négociations.
Enfin, Françoise David reconnaît avoir eu des rencontres avec Jean-François Lisée pour discuter d’un éventuel pacte électoral entre QS et le PQ, mais il semble que ce dernier n’ait jamais donné suite.
La seule entente conclue fut celle entre Option nationale et Québec solidaire pour les circonscriptions de Gouin et Nicolet-Yamaska.
L’échec de cette alliance potentielle ne semble pas venir de différends qui seraient survenus au sujet des points à mettre dans un programme commun même s’ils auraient pu être nombreux : divergence de vues entre Québec solidaire et le Parti québécois sur les questions de la laïcité et de l’identité, nationalisme identitaire contre nationalisme civique, partage de la richesse contre création de la richesse, et pour les trois partis concernés, la démarche à adopter pour l’accession à la souveraineté.
La proposition publique faite par QS était bien en deçà de ces positions qui font litige avec le PQ. Il demandait entre autres engagements, « une réforme du mode de scrutin laissant une place importante à la proportionnelle et applicable dès l’élection générale suivante », l’abrogation de la loi 78, l’abolition de la hausse des droits de scolarité, de la contribution santé, l’ajout de seuils d’imposition sur les revenus des contribuables riches et procéder à une refonte en profondeur de la Loi sur les mines.
La seule raison qui semble avoir empêché la réalisation de cette coalition serait la décision de Françoise David de se présenter dans Gouin contre le député du PQ Nicolas Girard. C’est du moins la version entendue du côté du PQ.
Selon le journaliste Robert Dutrisac, Jean-François Lisée aurait qualifié d’« erreur de jugement » la décision de Françoise David de se présenter contre Nicolas Girard. Il aurait déclaré : « Elle veut battre un des meilleurs politiciens de sa génération qui sera un ministre extraordinaire dans un gouvernement du Parti québécois. »
Chez les stratèges du PQ, on a sûrement trouvé que Françoise David était bien prétentieuse d’exiger qu’on lui cède la circonscription de Gouin alors qu’elle n’avait jamais été élue à l’Assemblée nationale.
Dans l’entourage de madame Marois, on a probablement évalué que le prix demandé par QS était beaucoup trop élevé et on s’est dit qu’on n’avait pas besoin d’eux pour prendre le pouvoir et encore moins d’Option nationale. Le taux d’insatisfaction à l’égard du gouvernement Charest amènerait tout naturellement les électeurs à voter pour le Parti québécois.
Tout joueur d’échecs peut comprendre qu’on ne sacrifie pas sa Reine contre un cavalier quand c’est tout ce qui nous reste alors que l’adversaire dispose, non seulement d’un cavalier, mais aussi de tours, de fous et de pions.
Tout s’est donc joué selon un rapport de force. C’est le propre de la politique, établir des rapports de forces pour gagner. Et aux yeux du PQ, le rapport de force de QS et de ON n’était pas menaçant.
Et c’est ainsi que la nécessité pour les partis souverainistes de faire une alliance pour défaire le gouvernement a été transposée sur la conscience de chaque électeur à qui on demandait de trancher ce dilemme cornélien, voter de façon stratégique ou voter selon ses convictions. « Battre Charest ou voter avec son cœur » selon la formule populaire adoptée.
Lorsque dans la deuxième moitié de la campagne, le PQ a lancé un appel aux électeurs et à leur sens des responsabilités pour le salut de la nation, on se rendait compte que la stratégie adoptée risquait d’échouer.
Voter avec son cœur
Les camps se sont alors vite formés. Dans une lettre au Devoir, le cinéaste Bernard Émond a rappelé que notre système électoral ne nous permet pas de deuxième tour et que les votes de Québec solidaire pourraient bien permettre la réélection de Jean Charest. « […] dans l’hypothèse d’une victoire libérale, la déconstruction de l’État québécois se sera poursuivie et des dommages irréparables auront été faits au système de santé, au système d’éducation et à l’environnement. »
Combien de gens dans nos entourages n’ont pas été secoués par cette lettre et qui les a fait hésiter à « voter avec leur cœur » ?
Quelques jours plus tard, un lecteur lui répond :
[…] à chaque élection, même dilemme. J’ai l’impression que sur mon lit de mort, on me demandera encore de voter stratégique. […] Et pendant tout ce temps, des gens auront dit des choses que je trouvais vraies, et je ne les aurai jamais appuyés. Chaque fois, j’aurai espéré que le Parti québécois soit « moins pire » que les libéraux. […] Vous avez terminé votre lettre en parlant d’un affaissement général de la moralité publique, et de la responsabilité de chacun. Pourtant, ce que vous proposez, il me semble, c’est précisément de participer à cet affaiblissement général de la moralité publique.
D’autres, plus malins ont proposé de déjouer ce dilemme en votant selon la conjoncture de chaque circonscription. Dans celles où le député libéral ou caquiste était pratiquement assuré d’être élu, il fallait voter, selon ses convictions alors que, là où le PLQ ou la CAQ pouvait l’emporter, il fallait voter pour le parti qui avait le plus de chance de les battre.
Finalement, il s’est produit exactement ce que Pierre Curzi annonçait dans son appel du 5 juin. Le PQ a réussi de peine et de misère à former un gouvernement minoritaire avec 31,9 % des suffrages et faire élire 54 députés avec des libéraux collés aux talons qui recueillaient 31,2 % d’appuis et 50 députés, à l’étonnement général.
Plus troublant, l’addition des résultats des trois partis indépendantistes, PQ, QS et ON aurait donné une confortable majorité de députés aux souverainistes. Bien sûr, les péquistes rendent responsable l’entêtement de Françoise David à se présenter dans Gouin pour ce gâchis. Mais qui, a le mieux déplacé ses pièces ? Le Parti québécois qui a perdu plus de vingt pièces de son jeu, cavaliers, tours, fous et pions confondus avec sa stratégie de ne faire aucun compromis ou, Québec solidaire qui, en ne cédant pas sa Reine, a réussi à la faire élire députée et presque doubler son vote comparé aux élections de 2008 ?
En fait, les stratèges du PQ n’ont pas vu que l’adversaire qu’ils avaient devant eux était beaucoup plus inquiétant qu’ils ne croyaient. En apparence faible, un adversaire qui n’a rien à perdre est toujours redoutable.
Au lendemain de l’élection, Josée Legault écrit sur son blogue :
Pour le PQ, ces deux députés de QS constituent un défi de taille. En fait, le PQ devra revoir sa propre stratégie de confrontation avec QS. La sortie virulente contre Amir Khadir d’un Gilles Duceppe en début de campagne – et l’an dernier, du président du PQ, Raymond Archambault – atteste de la profonde rancune qui s’est installée au PQ contre un QS qui ne cesse, de lui tendre la main…
Or, à 32 % des voix, le PQ ne pourra pas continuer très longtemps à traiter un autre parti souverainiste en adversaire forcené. Ayant toujours refusé dans les faits une alliance stratégique avec QS, Pauline Marois serait sage de revoir ici son cadre d’analyse.
Revoir le cadre d’analyse
Cette élection nous a appris un certain nombre de choses sur le Parti libéral du Québec. Avec un taux d’insatisfaction record, des cas prouvés de corruptions, des allégations suffisamment sérieuses pour conduire à la mise sur pied d’une commission d’enquête publique, des accointances troublantes avec la mafia, un financement provenant de sources douteuses, ce parti a malgré tout obtenu 31,2 % d’appuis des électeurs et réussi à faire élire 50 députés. De ce nombre, il faut noter la présence de 18 % de francophones aux côtés d’une communauté anglophone et des communautés allophones qui accordent leur appui indéfectible à ce parti, élection après élection.
Il s’agit d’un bloc monolithique redoutable. C’est l’éléphant au milieu de notre démocratie.
Cette élection nous a également appris que le courant ADQ/CAQ s’éloigne de plus en plus du projet de la souveraineté et est même en train d’y devenir allergique. Même une fois qu’on ajoute les pourcentages des votes de QS et ON aux résultats du PQ, on est encore très minoritaire pour gagner un référendum sur la souveraineté.
Pendant que le PQ traite QS comme un adversaire forcené, la droite fédéraliste est en train de tisser sa toile. La faible différence que plusieurs ont constatée entre les approches libérale et caquiste pourrait bien disparaître à la faveur d’un nouveau chef au Parti libéral.
Dans ce cas, il faudra bien aborder les questions de fond. Lors du débat des chefs à Radio-Canada, la journaliste Emmanuelle Latraverse a semblé venir d’une autre planète avec sa question sur l’austérité, mais était tout à fait pertinente. Elle rappelait que présentement, dans presque tous les pays développés, les gouvernements adoptent des mesures d’austérité et leur a demandé précisément ce qu’ils pensaient faire une fois élu comme premier ministre ?
Ce fut le seul consensus de la soirée. Ils ont tous répondu à côté de la question. Pendant que Jean Charest se félicitait d’avoir réduit les impôts, ce qui incidemment, a eu pour conséquence de réduire les revenus de l’État et accru le déficit, François Legault retournerait des fonds aux familles, probablement par l’allègement fiscal de 1 000 $ et la réduction de l’impôt des particuliers promis dans son programme, rien pour augmenter les recettes de l’État non plus. Quant à Pauline Marois, elle a répondu qu’elle éliminerait la taxe santé et réaliserait l’indépendance énergétique. Elle n’avait peut-être pas compris la question. Enfin, Françoise David a répondu qu’elle créerait de l’emploi pour les femmes et développerait l’électrification. Si cela avait été un jeu-questionnaire télé, il aurait bien fallu une question complémentaire pour déterminer un gagnant !
La chef de QS a peut-être choisi de ne pas engager le combat sur ce terrain, mais les deux porte-parole de ce parti avaient déjà clairement abordé cette question dans leur réponse à l’appel de Pierre Curzi. Ils accusaient le Parti québécois d’avoir joué un rôle actif dans le virage néolibéral que le Québec a connu, comme partout ailleurs, depuis les années 80. Une accusation qui n’est pas étrangère à cette profonde rancune qui s’est installée au PQ contre QS.
Alors qu’en plusieurs endroits, on est à remettre en question l’approche néolibérale, qui a accru les inégalités, dilapidé le bien commun et rendu les citoyens cyniques et désabusés de la classe politique, au Québec, le fait de dénoncer cette approche est considéré comme faire de l’idéologie hautement incandescente. À la CAQ on est tellement convaincu que l’État doit être géré comme une entreprise que ces critiques n’apparaissent même pas sur leur écran radar. Au Parti libéral, elles sont considérées comme malveillantes et comme un sous-produit de la violence-de-la-rue.
Quant au PQ, en fin de campagne, la cheffe se disait encore fière d’avoir contribué à l’atteinte du déficit zéro des années 90. On se rappelle aussi des baisses d’impôts successives des années 1998 à 2000 qui ont entraîné une perte de revenus pour l’État de 3,5 milliards par année. Fidèle à l’approche néolibérale, on avait pensé que les baisses d’impôt stimuleraient l’économie. Or, on constate qu’elles ont plutôt contribué à creuser les écarts de richesse, augmenter les dépenses de biens de luxe et à réduire les services à la population. Bref, les reproches d’avoir contribué au virage néolibéral semblent bien mérités. Le malaise est évident et l’irritation vient vite lorsque le sujet est abordé.
Mais, il ne semble pas que les frasques néolibérales passées soient en cause. Il y a encore des centaines de militants et des milliers d’électeurs qui croient que les politiques néolibérales sont tout à fait acceptables. Les sondages révélaient que 25 % des électeurs appuyant le PQ étaient en désaccord avec la lutte étudiante contre les frais de scolarité. Si on ajoute les 31 % d’électeurs qui ont voté libéral et les 27 % qui ont voté caquiste, cela fait beaucoup de monde pour faire encore confiance à l’approche néolibérale.
Dans le mouvement souverainiste élargi, il est de bon ton de dire qu’il faut d’abord régler la question nationale une fois pour toutes et après, on décidera bien du meilleur type de société pour le Québec.
Dans une entrevue avec Jean-Martin Aussant, Marie-France Bazzo lui demande : « Qu’est-ce qui est le plus important, parler d’économie ou parler d’identité ? » Et lui de répondre :
La raison fondamentale de vouloir faire un pays c’est d’abord identitaire, culturel, linguistique, etc. Mais cette partie du débat, on l’a bien couverte. Les gens qu’on voulait convaincre sur ce plan-là l’ont été. Le 49,4 % de ’95 était composé de gens que j’appelle les romantiques. Sauf que l’autre frange de la population qui est plus pragmatique, l’homo œconomicus, et qui se demande combien ça va nous rapporter, combien ça va nous coûter de faire la souveraineté, c’est eux qu’il faut convaincre.
Pour l’instant, les pragmatiques adhèrent au discours néolibéral de la CAQ et du parti libéral et forment une véritable majorité.
Et pourtant, alors que le mouvement souverainiste peine à articuler la question nationale et la question sociale, des milliers de jeunes et de citoyens ont exprimé, tout le printemps leur ras-le-bol du néolibéralisme, de son hyperindividualisme, de ses politiques d’austérité, de la résignation qui en découle, de la démobilisation citoyenne… avec comme seuls étendards, un carré rouge et… le drapeau du Québec !
Il faudra bien en venir à considérer que le néolibéralisme, ce n’est pas qu’une affaire de droite-gauche, mais d’abord une approche qui ne marche pas et qui a démontré sa faillite. De plus, elle est à l’origine d’un affaiblissement majeur de la confiance des Québécois en leur souveraineté politique. L’assurance en leur capacité collective, qu’ils avaient acquise à la faveur de la Révolution tranquille, les avait amenés à envisager lucidement leur indépendance nationale. Mais, l’affaiblissement de leur État, prôné par l’approche néolibérale qui leur répète depuis trente ans qu’ils sont les plus taxés et les plus endettés du continent, les a convaincus que leur État qu’il croyait moderne était plutôt lourd et inefficace. Ainsi, ils en sont venus à douter de leurs chances de succès et de la légitimité même de leurs aspirations à l’indépendance nationale. Les politiques d’austérité qui en ont découlé les ont incités à la résignation et à la démobilisation citoyenne.
Pourtant, des sorties de secours apparaissent d’horizons les plus inattendus. En France, les économistes de la démondialisation, les Christophe Ramaux, Frédéric Lordon, Jacques Sapir, soutiennent que nous devons revenir à l’État-nation pour redonner au politique sa suprématie sur l’économique et par ricochet, redonner aux citoyens le pouvoir de décision démocratique. Une occasion en or pour renouveler le discours souverainiste qui réconcilierait les romantiques et les pragmatiques.
Si les indépendantistes qui veulent reprendre le combat pour notre indépendance nationale sont des caribous, comment alors doit-on appeler ceux qui persistent à nous convaincre que nous devons nous soumettre aux politiques néolibérales ? Des Lucien Lucide ?