Claude Corbo
Tocqueville chez les perdants, Del Busso Éditeur, 2016, 210 pages
Claude Corbo ne cache pas son admiration pour Alexis de Tocqueville. Dès la fin de ses études collégiales, il lit des extraits de De la démocratie en Amérique et depuis, son intérêt pour l’auteur et son œuvre ne s’est jamais tari.
L’essai qu’il propose aujourd’hui reprend en l’étoffant un texte déjà publié sur Tocqueville et le Canada français ; il y ajoute deux textes relatant le point de vue tocquevillien d’abord sur les Autochtones de l’Amérique et ensuite sur l’Algérie coloniale ; le tout précédé d’une courte biographie de Tocqueville. Claude Corbo s’appuie non seulement sur les principales œuvres de l’auteur, mais également sur ses notes de voyage et sa volumineuse correspondance.
Aristocrate d’origine, Alexis de Tocqueville (1805-1859) comprend assez jeune « qu’un nouvel ordre social » s’installe dans le monde occidental, qu’il appelle la « société démocratique ». Député sous le règne de Louis-Philippe et brièvement ministre pendant la Deuxième République (1848-1851), Tocqueville rejette toute idée de retour à l’Ancien Régime et s’emploie à la création d’institutions nouvelles. Curieux, d’une perspicacité exceptionnelle, il est capable d’analyses pénétrantes et subtiles. Rappelons que, dans La démocratie en Amérique, il avait prévu les dérives possibles de cette démocratie naissante, le totalitarisme et la société de consommation. C’est aussi un être sensible, fidèle dans ses amitiés, notamment pour Gustave de Beaumont, avec qui il entreprend plusieurs longs voyages, et un mari aimant, qui entretient avec sa femme, Marie Mottley, une correspondance ne laissant aucun doute sur la force de son attachement.
Claude Corbo explore dans cet essai des « zones moins fréquentées » de la pensée de Tocqueville, qui s’attachent à ceux qu’il perçoit comme les perdants de l’Histoire. À l’occasion du long séjour qu’il effectue en 1831-1832 aux États-Unis en compagnie de Gustave de Beaumont, il passe une dizaine de jours au Bas-Canada, notamment à Montréal, à Québec et dans les campagnes environnantes. Les deux hommes rencontrent quelques personnalités, de même que des « habitants ». C’est avec ravissement que Tocqueville communique avec ces descendants de Français, gais, accueillants, ingénieux, chez qui il reconnaît des traits des paysans de la vieille France. Il trouve le pays magnifique, les villages attrayants et bien tenus. Fustigeant le règne « ignominieux » de Louis XV, qui a abandonné ces colons à l’Angleterre, il s’inquiète pour leur avenir comme peuple, le pouvoir et la richesse étant entre les mains des Britanniques. L’affichage public, exclusivement en anglais, lui fait craindre le pire pour l’identité pourtant forte des Canadiens.
Quant aux Autochtones des États-Unis, leur sort lui semble particulièrement tragique. Leur dispersion sur le territoire, leurs luttes tribales ont rendu impossible une union qui aurait pu obliger les colons anglais à plus de respect envers eux. Tocqueville note avec effroi la poussée des colons vers l’Ouest, soutenue par les États nouvellement créés et à laquelle le gouvernement central, pourtant sensible au sort des Autochtones, ne s’oppose pas avec assez de vigueur de peur de mettre en péril le sort de l’Union. Le portrait qu’il dresse des Autochtones est troublant de vérité. Leur mépris du travail répétitif et du luxe dont aiment s’entourer les Blancs, leur volonté farouche d’indépendance suscitent une admiration certaine chez Tocqueville. Comme les anciens chevaliers, écrit-il, ils considèrent que seules la guerre et la chasse sont des occupations dignes d’eux. Il ne manque cependant pas de relever la sujétion totale des femmes autochtones, les ravages de l’alcool au sein de la population et une certaine apathie qui facilite en quelque sorte l’essor de la colonisation. Tocqueville envisage l’avenir des nations autochtones avec un pessimisme teinté d’une vive sympathie. N’ayant pu observer la situation des Autochtones du Canada, Tocqueville note cependant que les Français jouissent d’une bonne réputation auprès des Autochtones des États-Unis, confirmant ainsi les observations de plusieurs historiens sur le fait que les Français avaient généralement entretenu de meilleures relations que les Britanniques avec les Autochtones, tant sur le plan public que privé.
Le texte qui porte sur la colonisation algérienne est fondé sur des notes de voyage de même que sur un rapport de mission de Tocqueville en Algérie. Au cours des années 1840, la métropole cherche les meilleurs moyens d’administrer ce territoire. Sans remettre en cause la conquête de l’Algérie par la France, nécessaire selon lui au prestige international de son pays, Tocqueville s’indigne de la brutalité avec laquelle la colonisation a été effectuée. Il déplore le mépris avec lequel les Algériens sont traités, les calomnies dont ils sont victimes. S’il recommande une administration coloniale solide et partout présente, il n’en préconise pas moins l’aménagement d’une large place aux Algériens, le respect de leurs propriétés, de leur religion et de leurs coutumes et une aide de l’État pour la scolarisation de leurs enfants dans leur propre langue.
Les propos de Tocqueville ne manquent pas de laisser voir toutes les analogies qui peuvent exister entre les trois situations décrites. Il est convaincu que « le plus grand et le plus irrémédiable malheur pour un peuple, c’est d’être conquis ». Les textes qui forment cet essai se lisent avec un intérêt qui ne faiblit pas. Ils fourmillent d’informations et de considérations dont cette recension ne peut faire état. Dans un style clair et incisif, Claude Corbo présente et éclaire les propos d’un Tocqueville toujours aussi clairvoyant. On peut seulement regretter qu’il n’ait pas poussé plus loin ses analyses personnelles dont il ne laisse percer que quelques bribes.
Renée Joyal
Professeure honoraire, UQAM