Comment chanter un pays qu’on ne reconnaît plus?

Au tournant de la Révolution tranquille, en rupture avec leurs anciens repères culturels et identitaires, les Canadiens français du Québec deviennent Québécois. Dans leur empressement à faire la transition, ils jettent bien des choses par-dessus bord, ne prenant surtout pas soin d’emporter avec eux, en même temps que leur drapeau, reflet de leur parcours séculaire […]

Au tournant de la Révolution tranquille, en rupture avec leurs anciens repères culturels et identitaires, les Canadiens français du Québec deviennent Québécois. Dans leur empressement à faire la transition, ils jettent bien des choses par-dessus bord, ne prenant surtout pas soin d’emporter avec eux, en même temps que leur drapeau, reflet de leur parcours séculaire en terre d’Amérique, un chant patriotique qui leur tenait lieu d’hymne national. Les turbulences qui, à cette époque, commencent à défier les fondements de l’État canadien, vont placer ce dernier devant une obligation de « realpolitik », une urgence de se délester d’un symbole devenu gênant, le God Save the Queen. Il faut laisser croire aux Québécois que le Canada est réellement leur pays. L’occasion se présente donc en même temps de faire main basse sur un autre symbole national canadien-français. Mais on aurait tort de croire que pour les Canadians, cette acquisition s’avère aussi naturelle qu’il a semblé au départ. L’attachement monarchique demeure en effet une valeur profonde dans la fibre identitaire du « Upper Canada » qui, depuis 1840, domine la machine politique canadienne à Ottawa.

Quarante ans et deux échecs référendaires plus tard, sentant la menace derrière lui et constatant un laisser-aller du côté de l’affirmation de l’identité québécoise, il n’est pas étonnant qu’Ottawa se croie maintenant prêt pour un retour affectif en faveur de l’héritage colonial d’antan. A contrario, chez tous ceux qui croient au ciment identitaire comme condition de survie politique du Québec et seule étoile pouvant véritablement guider sa marche vers la liberté, l’absence d’un hymne national québécois demeure toujours assez symptomatique de la difficulté de rallier émotivement les citoyens autour du projet d’émancipation nationale.

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Désuets les hymnes nationaux ?

Pour les postmodernistes, l’idée nationale vit une telle crise qu’elle en serait actuellement rendue à son crépuscule. Certains phénomènes politiques, économiques et sociaux contribueraient désormais à modifier le rapport des citoyens à la nation. La construction d’ensembles supra nationaux aurait considérablement participé à l’effritement du sentiment identitaire national des pays membres en élargissant considérablement les valeurs que les citoyens ont ensemble à partager. On fait aussi valoir la force de repères identitaires complètement nouveaux, notamment les repères commerciaux et sportifs. Ces derniers exerceraient quotidiennement sur les citoyens une force suffisamment puissante pour graduellement évacuer ceux qui ont jadis façonné leurs appartenances nationales. Les nouveaux repères religieux qui apparaissent avec l’immigration et qui sont de plus en plus affirmés dans l’espace public y contribueraient certainement aussi. Ce que l’on appelle le communautarisme en Europe et le multiculturalisme chez nous participerait alors à l’effritement du sentiment d’appartenance à une même communauté nationale et serait un obstacle à la construction d’une identité commune.

Il est incontestable que le multiculturalisme encourage la formation de plusieurs univers ethniques plus ou moins fermés plutôt qu’il ne favorise un partage de valeurs communes. Au Québec, il en est résulté à n’en pas douter une aggravation du processus de fragmentation de l’identité, considérant la faible allégeance des nouveaux arrivants à la nation et à l’État québécois lui-même fragilisé par son incapacité à définir une citoyenneté nationale. Du côté canadien, on a vu là une justification suffisante pour cultiver, au moyen de politiques spécifiques de commémoration et de dénomination, le vouloir-vivre ensemble canadian. C’est dans cette voie que s’est engagé le gouvernement Harper majoritaire avec son retour aux valeurs monarchistes.

Face à une telle menace d’affaiblissement d’identité, le Québec n’a pas le choix d’agir à sa façon. Il lui faut proposer à l’ensemble des citoyens, quelles que soient leurs origines et leurs visions sociales, un projet commun apte à susciter le désir de s’associer dans un dessin politique. Avec le territoire, la communauté sociologique et les institutions, le « vouloir-vivre collectif » représente un élément constitutif essentiel de la nation. L’éducation nationale, les projets de société communs, les sports nationaux et les symboles identitaires sont justement là pour réaffirmer les valeurs qui sont à la base de cette volonté de vivre ensemble. Aucun État soucieux de sa survie et le moindrement lucide ne pourrait se permettre de s’en délester. Encore bien moins une collectivité fragilisée comme le Québec.

Qu’on les aime ou pas, les symboles communs ont un rôle essentiel à jouer dans la reconquête contemporaine des identités nationales. En décembre 2000, la Fédération de Russie revient à l’hymne soviétique sachant que sa mélodie, assez extraordinaire faut-il le souligner, est restée fermement accrochée au cœur des citoyens. Le 6 octobre 2001, lors d’un match de football France-Algérie au Stade de France, La Marseillaise est vertement sifflée par une partie du public. Une vive réaction se manifeste alors à travers toute la France, pourtant réputée championne de l’identité européenne. Au printemps 2002, des partisans corses sifflent à nouveau l’hymne national à l’occasion de la finale de la Coupe de France. L’incident provoque à ce point l’ire du président de la République qu’il refuse de participer à la remise du trophée au vainqueur. Le 11 mars 2012, au milieu d’une campagne électorale qui bat de l’aile, Nicolas Sarkozy tente de renverser la vapeur par une assemblée monstre invitée à agiter de façon tout à fait démesurée les couleurs nationales françaises.

Quiconque pense encore qu’un hymne national ne suscite plus, ici même au Québec, quelque intérêt, doit évaluer à quel point l’Ô Canada est devenu, pour les stratèges canadiens, l’outil privilégié de l’appartenance canadienne des Québécois, bien davantage d’ailleurs que l’unifolié déjà trop « brûlé » à leur goût par le scandale des commandites. Cet hymne n’est pas seulement celui des « Canadiens de Montréal », il est entonné à chacun des matchs de la Ligue de hockey junior majeur du Québec. L’organisation des Remparts de Québec, dont la famille Desmarais détient d’importants titres de propriété, va jusqu’à organiser des concours dans les écoles primaires en vue de sélectionner les petits élus qui, un jour leur promet-on, seront appelés à en faire la prestation au Colisée Pepsi. L’opération « chantons le Canada » est maintenant descendue dans l’univers du petit pee-wee.

La force du « sacré » dans le ralliement citoyen

Pour le sociologue Durkheim, les croyances, les valeurs et les représentations collectives se manifestent à travers des symboles, des images, des slogans et des chants. Des éléments qui, pour certains d’entre eux, vont relever du domaine « sacré » chez une collectivité. Ces représentations collectives ont pour fonction d’unir les individus, les citoyens, en une même communauté morale. Et elles auront, à l’occasion, la capacité de créer l’« électricité » et l’« effervescence » nécessaires à la réalisation de projets rassembleurs. Après avoir étudié le phénomène du sacré dans différentes sociétés, Durkheim en arrive à la conclusion que, pour assurer sa propre existence, actualiser ses aspirations et se prémunir contre le risque individualiste, tout groupement humain a besoin d’entretenir, et de partager avec ses membres, une certaine forme de « sacré ». Dans son plus récent livre (Jeunesse du sacré, Gallimard), Régis Debray, qu’on ne saurait qualifier de fumeux conservateur de droite, affirme que le « sacré », c’est à la fois tout ce qui nous précède et ce qui nous succède. Il nous invite à « nous débarrasser des fausses idées reçues » en cette matière. Le sacré a cette mission bien particulière, selon lui, de « nous faire aller plus loin, plus haut, d’assurer notre continuité dans le temps ». Le sacré, c’est finalement « ce qui nous fait nous tenir debout et vaincre la mort ».

Née glorieusement dans le froid, la neige et les moustiques, avec devant elle d’immenses espaces continentaux à découvrir et à conquérir, notre culture québécoise, du moins dans sa première vie, a été largement nourrie de ce caractère sacré des hymnes et des marches, souvent rythmées aux pas des anciens régiments français. L’histoire a fait qu’au cours de sa seconde vie ce sont les hymnes religieux qui ont pris place. Il s’est chanté dans le Québec de la liturgie chrétienne quantité de ces hymnes (ou marches de procession), souvent sur des musiques de très haut calibre. Pensons aux grands cantiques de Noël encore profondément imprimés dans notre mémoire collective.

La fonction des chants et des hymnes est de créer une émotion, ainsi que de raffermir les liens d’appartenance des individus à un groupe, à une collectivité. Ils concrétisent l’esprit d’équipe et de corps, ils favorisent la cohésion. Bien que tirant principalement leurs origines de l’époque de l’émergence des États-nations aux XVIIIe et XIXe siècles, les hymnes nationaux sont, encore de nos jours, étroitement associés aux activités protocolaires et aux compétitions sportives nationales et internationales. Représentations historiques ou personnifications de l’âme du peuple, les mots qu’ils utilisent doivent pouvoir transcender le temps et les courants politiques.

Au cours du XIXe siècle, les Canadiens français ont assez régulièrement puisé dans les chants de rassemblement, le plus connu étant À la claire fontaine, relique de l’ancienne France et chant de ralliement des Patriotes. On ne dénombre pas moins de 13 autres chants patriotiques ayant eu à un moment ou l’autre, chacun avec ses mots, une mission de rassemblement ou d’appartenance. Rappelons Le drapeau de Carillon (1858, Octave Crémazie/Charles W. Sabatier), Le chant du vieux soldat canadien (Antoine Dessane), puis la « Marseillaise rielliste » de 1885, message de résistance sur l’air de l’hymne républicain français et véritable cri d’adversité au pouvoir canado-britannique.

Au tournant des années 1960, cet univers du sacré québécois est évacué en bloc et dans un laps de temps relativement court. Dans un tel empressement, il était ainsi presque inévitable que l’Ô Canada, pourtant facilement adaptable à la nouvelle identité nationale, soit lui aussi emporté avec d’autres reliques canadiennes et britanniques. Par bonheur, le fleurdelisé, porteur des empreintes de notre implantation de plus de quatre siècles en Amérique, demeure pour rappeler qui nous sommes. Ne pas avoir saisi, à cette époque, l’importance de l’hymne national comme outil de représentation collective constitue toutefois une erreur qu’on n’a pas été capable de corriger en plus de quatre décennies.

Le pouvoir mobilisateur de la musique et des mots

De tout temps, la musique est associée aux activités humaines : fêtes publiques, mariages, activités sportives et culturelles, commémorations. En ayant le pouvoir de communiquer et d’imprimer des émotions dans la mémoire et l’âme des individus et des collectivités, la musique exerce indubitablement une influence sur les comportements sociaux et politiques. C’est ainsi que, pendant près d’un demi-siècle, la vertueuse Bonne Chanson de l’abbé Gadbois a participé au modelage de la gentille et pacifique nature du Canadien français. La musique peut aussi être expression de pouvoir. On raconte qu’elle fut pour le Roi-Soleil un moyen de se fabriquer une image devant servir à affirmer son autorité sur le royaume. Elle peut aussi être source de grande mobilisation. Les échos de La Marseillaise (1792) ont su créer la synergie apte à faire émerger une réaction populaire contre les envahisseurs. Ce chant patriotique, le plus célèbre d’entre tous, aura accompagné jusqu’à nos jours les plus importants moments de l’histoire du peuple français. Utilisé par nombre de révolutionnaires de tous les continents, il rayonna pour un temps en dehors du territoire français. Quant à l’Hatikvah, hymne national d’Israël, composé en Ukraine en 1878 (mis en musique en 1888 par Samuel Cohen sur un air populaire de Moldavie), il a d’abord été utilisé par la diaspora juive lors de tous ses congrès à partir de 1901 jusqu’à son adoption officielle en 1948.

Si la mélodie est fort importante dans le message identitaire, les mots sont loin d’être accessoires. Dans des conditions d’exception, ils énoncent des intentions, portent des émotions. La Révolution tranquille s’est accomplie sous l’inspiration de trois mots, « Maîtres chez nous », la révolution cubaine avec Hasta la victoria siempre. A contrario, une campagne appuyée sur un slogan aussi insipide que « Parlons Qc » ne peut que récolter le néant et c’est effectivement ce qu’a récolté le Bloc québécois en 2011.

Du God Save the Queen à l’Ô Canada

Pour l’essentiel, les emblèmes du « Canada postdominion » ont été puisés dans le patrimoine emblématique du Québec, riche d’une longue histoire. L’Ô [Bas-]Canada choisi pour remplacer le God Save the Queen demeure la pièce la plus importante de ces emprunts. Mais il y a ailleurs des précédents à ce chapitre : le Deutschlandlied, hymne national de l’Allemagne, n’était-il pas à l’origine l’hymne de l’Autriche avant que cette dernière ne soit réunie à l’Allemagne ?

On oublie toutefois que la feuille d’érable, qui compose le drapeau canadien de 1965 et qui sera décrétée emblème arboricole du Canada en 1996, est déjà largement utilisée en Nouvelle-France. Elle préside en 1834 à la naissance du mouvement patriote du Bas-Canada puisqu’elle est l’emblème officiel de la première Société Saint-Jean Baptiste. Sur une base plus institutionnelle, elle est la pièce distinctive des armoiries du Québec de 1868. Le castor, confirmé emblème officiel du Canada en mars 1975, figurait sur les armoiries du gouverneur Frontenac et sur une multitude de pièces et de cartes officielles. En dépit du Statut de Westminster de 1930 qui lui accordait une indépendance de facto, le Canada n’a jamais ressenti une envie particulière d’affirmer son identité nationale propre, se satisfaisant amplement du « britishme » dans lequel il baigne depuis ses débuts. À la tour du Parlement canadien, le Red Ensing a bien succédé à l’Union Jack britannique, mais il n’en était qu’un produit dérivé.

C’est finalement le réveil québécois de la Révolution tranquille et la menace qu’il fait planer sur l’intégrité politique et territoriale du Canada qui aura raison des principaux emblèmes monarchistes canadiens. Tout a réellement basculé en cette matinée du 23 juillet 1967. Au terme d’une symbolique traversée de l’Atlantique à bord du Colbert, le président Charles de Gaulle débarque à l’Anse-au-Foulon. Après avoir exécuté La Marseillaise, la fanfare du 22e Régiment entame vers 7 h 30 le God Save the Queen. Une clameur tout aussi spontanée qu’inattendue surgit de la petite foule présente. Le Président prend évidemment bonne note et les officiers fédéraux aussi. La tournée du Québec, qui se met en branle le jour même, sera dans la même veine, il s’y dégagera une véritable « odeur de marche de libération », selon l’impression même du général. Ce 23 juillet 1967 est apparemment la dernière fois que le God Save the Queen sera entonné devant un public québécois. Pour les stratèges fédéraux, un tournant s’impose. Un hymne canadien de remplacement est dorénavant incontournable.

L’entrée officielle de l’Ô Canada de Routhier/Lavallée dans l’arsenal des symboles nationaux canadiens est d’origine assez circonstancielle et relève donc essentiellement de la « realpolitik ». L’inspiration idéologique a cédé le pas à toute autre considération. Selon l’historien Serge Gauthier, rien au départ ne destinait ce chant patriotique à devenir l’hymne national du Canada. Au contraire, l’œuvre commandée en prévision de la tenue à Québec, en juin 1880, du Congrès national des Canadiens français, avait en elle beaucoup pour rebuter la culture british du Canada. D’abord, elle est essentiellement de racine et d’inspiration canadienne-française, ses références se limitent au seul territoire du Québec et à la seule réalité canadienne-française. De surcroît, l’auteur des paroles est un ultramontain, ce que les gens du « Upper Canada » abhorrent par-dessus tout.

Malgré l’arrivée du « French Power » à Ottawa, la décision de se délester de l’hymne monarchiste britannique n’a pas été une affaire aussi évidente que certains l’imaginent aujourd’hui. À de multiples reprises, à compter de 1964 et ce pendant une décennie, le Parlement canadien va être saisi puis dé-saisi de moult motions et dépôts de projets de loi pour adopter l’Ô Canada. Beaucoup de discussions, jamais de consensus. Pour le « Upper Canada », l’attachement monarchiste est profond et le God Save the Queen demeure indissociable de l’idée qu’on doit se faire du Canada. Ce difficile accouchement illustre à quel point le sentiment d’attachement au monarchisme britannique n’est pas l’apanage des seuls conservateurs de Stephen Harper. Il faudra attendre le 1er juillet 1980 pour qu’on s’y résigne officiellement.

Le site officiel du gouvernement du Canada se garde bien d’en faire état, mais, encore à cette époque, le chant patriotique que les gens du « Upper Canada » chérissent et que leur cœur destinait, le cas échéant, à un statut d’hymne national, était le Maple Leaf for Ever composé par Alexander Muir en 1867. Le texte du premier couplet incarne bien l’idée qu’on se fait alors du Canada :

In days of yore, from Britain’s shore,
Wolfe the dauntless hero came,
And planted firm Britannia’s flag,
On Canada’s fair domain.

Sa musique plutôt bien réussie aura sans doute aussi contribué à cet attachement du côté du Canada anglais. Sitôt créé, ce chant patriotique sera utilisé lors de rassemblements, de cérémonies officielles et dans les écoles. À partir de Toronto, de nombreuses campagnes seront menées pour le promouvoir au rang d’hymne national. On procédera même ultérieurement à une modification du texte d’origine afin de le rendre davantage acceptable. Aujourd’hui encore, on se plaît à jouer l’oeuvre avec une certaine nostalgie. Plusieurs interprétations sont disponibles sur le Web. Il faut entendre la frénésie que suscite celle d’Ann Murray au Maple Leaf Garden de Toronto et il faut voir comment on « rehausse » certaines autres interprétations d’images à caractère monarchiste et véritablement militant en faveur de la nouvelle identité britannique promue par Stephen Harper.

La difficile émergence d’un hymne national québécois

Je rêve que le Québec, libre enfin, devienne le premier pays du monde à n’avoir ni drapeau ni hymne national.
– Pierre Bourgault

Toujours un peu déconcertante que cette idée de Pierre Bourgault lancée dans l’effervescence d’un discours-fleuve. Communicateur aguerri, le célèbre chantre indépendantiste pouvait-il ignorer que partout sur la planète, les symboles sont porteurs d’un grand pouvoir de mobilisation dans le processus de construction, de consolidation et de maintien des identités nationales ? Ou faut-il y voir un signe annonciateur parmi tant d’autres de la nouvelle mode de rectitude politique dans laquelle aimera baigner la nouvelle génération d’intellectuels québécois ? Déclaration également illustrative de la grande candeur qui imprégnera l’action politique des souverainistes une fois arrivés au pouvoir à Québec ? Dès 1969, sous la conduite de Pierre-Elliot Trudeau, l’État fédéral amorce le déploiement d’un « war room » entièrement dédié à assurer la suprématie de l’identité canadienne dans le but de faire échec au nouveau sentiment national québécois. Du côté de la capitale québécoise, aucun plan stratégique vraiment structuré à ce chapitre. Une nation « sans drapeau ni hymne national », n’est-ce pas essentiellement le dessein qu’entrevoit tout pouvoir dominant à l’égard de ce qu’il entend dominer ?

Quel est l’intérêt du public pour un hymne québécois ? Il varie fort probablement au gré des circonvolutions de la question nationale. L’unique sondage connu à ce sujet demeure celui de L’Actualité de janvier 2000. C’est loin déjà. On y apprend, entre autres, que 63 % des répondants croient que le Québec devrait se doter d’un hymne national bien à lui. Quant au genre musical qui convient, « le classique » arrive en premier (45 %), tous les autres genres occupant des positions assez marginales.

Selon toute vraisemblance, un mélange de trois raisons pourrait expliquer pourquoi le Québec de la Révolution tranquille, pourtant si jaloux du caractère « distinct » de son identité, n’a pas posé le geste qu’il fallait à ce chapitre. Une première tient à la culture politique, une deuxième relève de la peur du geste, la troisième est peut-être tout simplement reliée à la difficulté de composer avec le genre musical.

Une culture politique viscéralement « gentille » et très peu rompue aux réalités de pays

Dans toute analyse de la culture québécoise, outre l’évacuation du sacré qui a marqué la révolution tranquille, on ne peut faire abstraction de deux aspects qui font son américanité : une certaine errance dans le sentiment d’appartenance et une constante recherche de la nouveauté. Dans la culture émergente de la génération CÉGEP de la fin des années 1960, on retrouve également certains ingrédients qui ont caractérisé le mouvement de la contre-culture américaine. Cette culture qu’on dit émergente n’est peut-être pas non plus aussi nouvelle qu’on le prétend. Elle conserve ses affinités avec le vieux fond « coureurs des bois » canadien et de l’infatigable voyageur solitaire qui parcourt librement le continent sans se préoccuper des frontières. Dans l’imaginaire québécois, on retrouve toujours un peu du Survenant et peut-être aussi du Will James, alias Ernest Dufault (1892-1942), lequel demeurera pour toujours le cowboy le plus célèbre des États-Unis. De plus, chez le Québécois d’aujourd’hui, de plus en plus, l’État renvoie à une machine à dispenser des services plutôt qu’à un territoire.

Dans un tel univers de faible préoccupation pour le territoire national, faut-il comprendre que les drapeaux, essentiellement conçus pour les délimiter, et les hymnes nationaux pour les célébrer, ne revêtiraient pas une si grande signification ? Les frontières nationales sont les gardiennes de l’immense potentiel de richesses et de prospérité des ressources naturelles du Québec, mais qui s’en soucie réellement ici au Québec ? Au moment où est lancé le Plan Nord, on apprend que près des deux tiers des frontières du Québec sont floues (Le Québec, territoire incertain, Henri Dorion), résultat de l’insouciance congénitale de nos politiciens à ce chapitre. Encore en 1999, sans broncher, Lucien Bouchard a laissé le fédéral amputer le Québec d’une partie stratégique de son territoire au profit du Nunavut. Cela se produit l’année même où, en réaction à la Loi C20, il fait voter par l’Assemblée nationale sa Loi sur l’exercice des droits fondamentaux et des prérogatives du peuple québécois et de l’État du Québec. Avait-il oublié l’article 9 de cette loi qui stipule que « Le territoire du Québec et ses frontières ne peuvent être modifiés qu’avec le consentement de l’Assemblée nationale » ? Même les infrastructures aéroportuaires propriétés de Transports Québec n’arborent pas le drapeau du Québec au nord du 50e parallèle. Avec son tout nouveau projet hydro-électrique dans le Bas-Churchill (financé en partie par les impôts des Québécois), Terre-Neuve projette d’enfouir des câbles à haute tension pour l’exportation d’électricité aux États-Unis, en ne se souciant aucunement que le point d’ancrage anticipé soit possiblement en territoire « revendiqué » par Québec depuis 1927. Qui s’en soucie réellement au Québec ?

Une sempiternelle peur du « geste de rupture » chez nos élus

À la veille du référendum de mai 1980, alors qu’il apprend qu’on est à parachever le processus d’adoption officielle de l’Ô Canada à Ottawa, René Lévesque, séduit par Gens du pays de Vigneault, aurait évoqué secrètement l’idée de le faire cheminer vers un statut d’hymne national québécois. Le projet demeurera finalement au stade de l’intention. D’autres opportunités se présenteront ultérieurement, mais toutes seront reçues comme des « patates chaudes » par les gouvernements souverainistes. Entre autres, ces trois œuvres sélectionnées à la suite d’un concours organisé en 1998 par la Société nationale des Québécois de la Capitale, auquel plusieurs musiciens professionnels ont participé. En 2001, à Davos, Bernard Landry émet publiquement un vague souhait personnel avec Le plus beau voyage de Claude Gauthier. Enfin, en dehors de ce processus formel, notons les essais de Raymond Lévesque en 2008, à l’occasion du 400e de Québec avec son Je me souviens sur le célèbre air de Calixa Lavallée et plus récemment, l’Ô Kébèk de Raoul Duguay.

Geste de rupture, l’adoption d’un hymne national québécois ? Oui. Assurément, il y aura levée de boucliers de la part du clan Canada ramifié dans tous les cercles, jusque dans les lieux de la culture et de la communication. Et cette réaction appréhendée tient justement à la force d’évocation et de mobilisation de ce symbole national. Car, une fois adopté, un hymne national, c’est comme un drapeau, il sert à consolider une identité, à marquer un territoire, une juridiction. En décrétant son utilisation officielle, c’est évident qu’on tasse un concurrent. Les fédéralistes canadiens savent que de toute évidence un tel chant n’aura pas la même signification que l’Ave Maris Stella des Acadiens, peuple sans institutions nationales et surtout sans territoire officiel reconnu.

Une difficulté certaine avec le « genre musical »

Si autant de tentatives sont restées sans lendemain sur le plan politique, se pourrait-il également qu’aucun des projets suggérés n’ait été apte à répondre adéquatement, soit aux attentes du public, soit aux exigences bien particulières d’un hymne national ? Parce qu’il s’agit bel et bien d’un genre particulier. Les Jeux olympiques ayant fait connaître les hymnes d’une foule de pays, le public s’est finalement fait une certaine idée de ce qu’est un hymne national. Tenant du sacré et du solennel, le « poème symphonique », constitutif de tout hymne national est tout sauf une chansonnette ou un conte musical et ses paroles ne doivent surtout pas tomber dans le panneau de la novlangue interculturelle si chère aux Québécois d’aujourd’hui. La musique de l’Ô Canada de Calixa Lavallée n’est pas œuvre d’un troubadour à la mode, mais bien celle d’un milicien engagé pendant 12 mois dans l’armée nordiste. Une immersion qui lui procurera de baigner dans cet univers particulier des marches et des chants patriotiques. Le drapeau du Québec n’est pas non plus l’oeuvre d’un designer art déco des années 1940, mais une adaptation d’une bannière historique.

Il faut au surplus prendre acte qu’en matière d’hymnes nationaux, la raison d’État fait loi. Les meilleures œuvres et donc les plus connues résultent presque toujours d’emprunts faits ailleurs, souvent à partir d’airs qui ont su traverser le temps. Notons quelques exemples intéressants à ce chapitre. Le God Save the King [Queen] britannique, dont l’édition définitive apparut en 1744, est tirée d’un chant monarchique français intitulé Grand Dieu sauve le Roi, créé en 1686 par la duchesse de Brinon et popularisé par Jean-Baptiste Lully. Pillée puis réorchestrée par Haendel, l’œuvre aurait été par la suite vendue à la Couronne britannique. Juste retour des choses, la légende veut que Rouget de L’Isle, créateur de La Marseillaise dans la nuit du 25 au 26 avril 1792, se soit inspiré d’un vieux chant protestant datant de 1560. L’hymne national allemand est une mélodie d’origine croate adaptée par Joseph Haydn, en 1797. La musique du Star-Spangled Banner américain est quant à elle puisée dans le vieux répertoire anglais colonial (To Anacreon in Heaven). Enfin, plus près de nous, l’Ô Canada de Calixa Lavallée porte dans son élan d’ouverture l’empreinte de La flûte enchantée (« La marche des prêtres ») de Mozart.

Un dossier de gouvernance nationale

S’il semble y avoir confusion des genres au sujet de la nature même d’un hymne national, il y en a tout autant en ce qui concerne son adoption. En 1998, les pièces finalistes que la Société nationale des Québécois de la Capitale soumet à l’exécutif du gouvernement du Québec n’ont pas préalablement subi l’épreuve du public. Comme si, en cette matière, les choses peuvent se dérouler comme par magie. Même phénomène avec l’Ô Kébèk de Raoul Duguay, annoncé en grande pompe le 13 juin 2011 comme n’étant rien de moins que le « futur hymne national du Québec ». S’il est un dossier où la prudence doit primer, c’est bien celui-là. Presque tous les hymnes, parmi les plus beaux et les plus connus du monde, ont pris bien des années avant d’être retenus et officialisés. Par exemple, bien que créé dans le feu de la guerre de 1812 et largement utilisé à des fins protocolaires par la Maison-Blanche à partir de 1916, l’hymne américain ne sera finalement adopté par le Congrès qu’en 1931.

La promotion d’un hymne québécois doit être considérée une pièce maîtresse d’un plan de promotion de l’identité nationale, même si pour le clan fédéraliste il s’agit essentiellement d’un vil outil de propagande et de gouvernance souverainiste. Tout gouvernement qui se voit confier les rênes de l’État québécois est investi d’une obligation morale à ce chapitre. La Catalogne a le sien depuis le XVIIe siècle (Els Segadors), l’Écosse aussi (Flower of Scotland), on les utilise pour toutes les manifestations sportives nationales.

Sans présumer outre mesure, il faut savoir que l’État québécois a pleine maîtrise de ses actions dans une foule de domaines qui se rattachent à son identité nationale. Encore faut-il qu’il soit dirigé par un gouvernement qui ait à cœur de défendre cette dernière. Il possède ses propres institutions politiques et parlementaires et surtout, son action se déploie à travers de vastes réseaux d’organismes et d’établissements sur l’ensemble du territoire. Tout comme il l’a fait en 1967 pour le fleurdelisé, le gouvernement du Québec peut, par simple décret ministériel, assurer la reconnaissance officielle d’un hymne national par les institutions de l’État. Le potentiel d’utilisation est plus étendu qu’on pourrait le soupçonner de prime abord : visites officielles, cérémonies protocolaires, ouvertures et fermetures des Jeux du Québec, début et, pourquoi pas, fin des programmes quotidiens à Télé-Québec.

Conclusion

Il n’y a pas de temps à perdre, il n’y a que du temps perdu 
– Gilles Vigneault

Dans la poursuite de ses objectifs politiques des trente dernières années, le clan fédéraliste n’aura rien ménagé. Aucune hésitation, aucun scrupule n’auront ralenti sa course, allant même jusqu’à attaquer la mémoire historique du Québec, son identité, de même que ses institutions politiques et économiques, dans le but de mettre en échec ses capacités de mobilisation politique. C’est l’âme même du pays qui aura ainsi été mise à mal. Au crépuscule de 2012, sous un gouvernement souverainiste minoritaire, le clan fédéraliste, avec la CAQ comme nouvel allié, s’est ingénié à marginaliser le drapeau national du Québec au profit du drapeau du Canada dans l’enceinte même de l’Assemblée nationale. En matière de basses œuvres, tout peut maintenant se faire, plus besoin de la main d’Ottawa. « Navrant », pour reprendre l’expression laconique de Jacques Parizeau.

Étonnamment, cette mise à mal de l’identité du Québec se réalise sans qu’aucun plan de redressement d’ensemble n’ait jamais été produit ni même imaginé du côté de Québec, même par les gouvernements prônant la souveraineté. Difficile de penser alors que l’hymne national, véritable « lieu de mémoire » d’un peuple, puisse loger quelque part dans une quelconque stratégie. Faut-il attendre enfin quelque chose du cinquième gouvernement du Parti québécois à ce chapitre ? Pour le moment, aucun indice n’y laisse à penser.

Dans ses vœux du début d’année 2012 (Le Devoir, 30 décembre 2011), Lise Payette nous disait « souhaiter que le Québec ait le courage de prendre sa place dans le monde qui se refera sans lui s’il n’agit pas maintenant ». Elle ajoutait surtout qu’il nous faut « trouver notre voix, car le temps nous est compté ». Sans doute sera-t-elle tentée de réutiliser la formule pour cette année 2013 qui commence.

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