Au tout début du tome 1 de Mes Mémoires (1878-1920), Lionel Groulx évoque l’enfance, qui fut la sienne, de façon merveilleuse. Élevé sur une petite ferme de la région de la Montérégie, celui qui deviendrait un jour l’intellectuel québécois le plus influent de la première moitié du XXe siècle se disait, dès son plus jeune âge, « prisonnier joyeux de son petit horizon ».
Jusqu’à tout récemment, la formule empruntait à l’oxymore ses lettres de noblesse. Si elle prenait tout son sens au fil de la découverte de l’œuvre du chanoine, elle avait tout de même de quoi perturber le jeune lecteur de cette vaste composition.
Puis, les temps ont changé.
En cette période ponctuée par de nombreuses incertitudes, cette métaphore – qui n’a rien à envier au proverbe – semble se marier au réel. Depuis le début du printemps 2020 ont circulé de nombreuses analyses – certaines plus sérieuses que d’autres – de la situation ô combien renversante que nous sommes à traverser. Le droit de parole a bien évidemment été respecté selon l’ordre des choses.
Les premiers intervenants se sont réclamés des sciences naturelles. Médecins, scientifiques et experts de la « Santé publique » ont circulé, pour éventuellement se relayer au travers d’un concert de communications plus contradictoires les unes que les autres. Il fallait à la fois informer, rassurer et prévenir une population divisée. Force est de constater aujourd’hui que ces trois batailles furent difficiles à concilier.
Après les prioritaires du discours public se sont imposés les porte-paroles – outrés par ailleurs de passer deuxièmes – de la finance. Grands capitalistes, économistes et travailleurs non bénéficiaires des mesures d’aide d’urgence du gouvernement fédéral ont tenté de ramener un peu d’ordre dans la chaîne de commandes. Nous avons alors eu droit à un plaidoyer en faveur du retour au modèle – déjà ancestral – économique que nous avions pourtant l’occasion d’observer encore une fois dans sa plus grande précarité. Contrairement à ce que les dieux de la « santé publique » se sont efforcés de répéter, les entremetteurs du modèle économique mondialiste ont appelé à une sorte de non-intervention. Au moment où ces mots se couchent sur cette page, on peut encore entendre ces agents fragilisés de la finance sacralisée exiger que l’on priorise enfin « les vraies affaires ».
Puis, est venu depuis quelques semaines le tour des artisans de l’idée d’exprimer quelques réflexions en lien avec ce qui nous arrive. Si nous n’étions pas sans savoir que penser nécessitait plus de temps que tergiverser, il n’en demeure pas moins que certaines voix se faisaient attendre. Des philosophes, comme Alain Finkielkraut, ont salué « le retour inespéré du silence » et n’ont pas hésité à qualifier le confinement en ce sens de « moment de grâce ». Les historiens, eux, ont annoncé qu’ils livreraient une bataille plutôt habituelle. D’un côté, on reconnaitrait d’emblée le caractère unique de la crise du coronavirus tandis que de l’autre, une classe de travailleurs du temps se réfugierait derrière une posture moins bruyante. On s’adonnerait plutôt à des exercices de comparaison que nous connaissons bien, ceux-ci tendraient à relativiser les impacts anticipés d’une crise pourtant sans précédent chez plusieurs générations. Dans l’ensemble, l’introduction des intellectuels se ferait au moins dans le calme, un luxe qui tend à disparaître depuis quelques semaines – n’en déplaise à Finkielkraut.
Le Québec n’a pas échappé à cette distribution de la parole publique. Lorsque nous avons commencé à « sortir de la crise » et que les commentateurs du présent ont accepté de céder un peu de terrain, bien peu d’intellectuels en ont profité pour tisser un lien absolument nécessaire entre le confinement et l’indépendance du Québec. Certains ont parlé de l’âge de la démondialisation, d’autres des vertus oubliées du nationalisme, mais peu nombreux sont ceux qui ont osé ramener la question de l’indépendance, pourtant intimement analogue à la notion de « crise ».
Un semblant d’exercice d’étymologie s’impose.
À une époque, « confiner » signifiait « toucher aux confins d’un pays ». Si le mot sera rénové dans les prochaines années, l’énoncé ci-haut – bien que désuet – ne devrait pas pour autant perdre de son autorité. Il serait même intéressant de l’appliquer au contexte québécois.
Dans les derniers mois, les Québécois ont été confinés au Québec. Cette conjoncture a alors marqué le retour imprévu de l’Autre. Rappelons-nous les premiers balbutiements, remontons pour ce faire à la mi-mars. Certains États à travers le monde se distinguaient alors par leur façon bien particulière de gérer la crise, d’autres faisaient piètre figure. Les Québécois ont été nombreux à se comparer à chacun de ces États étrangers – y compris les autres provinces du Canada – à se retourner ensuite contre eux-mêmes – c’était inévitable – et à constater alors qu’eux aussi, Québécois, géraient cette affaire de façon tout à fait particulière. Après tout, ils se débrouillaient de façon propre à eux.
Dès le départ, les chiffres ont envahi l’espace public. Du « nombre de cas » au « nombre de tests effectués » en passant par le « nombre de masques » au « nombre de lits d’hôpitaux », nous nous sommes lancés dans une excursion pour laquelle nous étions pour la plupart disqualifiés. Le chiffre avait une propriété spectaculaire, incompréhensible parfois, mais le principe était toujours le même : les Québécois regardaient ici et ailleurs, ils concevaient l’Autre.
Jamais depuis au moins vingt ans n’avaient-ils considéré l’Ontarien comme un être aussi étranger. Il leur apparaissait si loin, semblait logé sur une toute petite planète lointaine. Il habitait – et habite toujours – à quelques kilomètres pourtant, à l’ouest plus précisément. Fédéralistes, indépendantistes comme indécis, n’ont pas eu besoin de se faire imposer le confinement pour dessiner l’Ici et l’Ailleurs. Le merveilleux réflexe de la distinction nationale est revenu au galop : les Québécois ont d’abord pensé à leurs familles, à leurs amis, en d’autres mots : à ceux qui leur ressemblaient. Ils ont composé l’avenir au « Nous ». Le geste n’avait rien d’égoïste, il répondait à un besoin que certains appellent encore aujourd’hui caprice, mais que d’autres s’acharnent heureusement à présenter comme la nécessaire étape qui devra venir. Les Québécois sont différents et l’avaient oublié.
La différence est parfois une chose que l’on évoque sans pouvoir la nommer. La pandémie est venue corriger cette situation. De nombreux sondages sont venus démontrer que les Québécois étaient toujours plus optimistes, moins stressés (Léger et l’Association d’études canadiennes, 2020) et satisfaits en plus grand nombre de leurs décideurs que les Canadiens en général (Léger, mars 2020). Un autre phénomène a été très peu soulevé – puisqu’il relevait aussi davantage de la science sociale – et il concerne le caractère latin des Québécois. Celui-ci les distingue depuis toujours du reste du Canada et cela a été illustré de façon très soutenue cette fois. Benoît Mâsse, de l’École de santé publique de l’Université de Montréal, observait vers la fin du mois d’avril que la propension des Québécois à sortir, à se toucher et à se prendre dans leurs bras, représentait une explication non négligeable des résultats du Québec par rapport au reste du Canada.
Le plus étonnant dans cette affaire, c’est que même en considérant que les Québécois forment un peuple amoureux de la chair et friand d’accolades, cela ne les a pas empêchés de présenter tout de même le bilan le plus impressionnant parmi tous les États d’Amérique du Nord en matière de respect des consignes de distanciation sociale (Données de géolocalisation de Google).
Il est ainsi tout à fait autorisé de conclure qu’en ces temps si particuliers, le peuple québécois s’est uni, qu’il s’est dressé comme aucun État n’a été capable de le faire de ce côté de l’océan. La réponse des Québécois a été si solidaire que le premier ministre François Legault – officiellement favorable au fédéralisme canadien – n’a pu s’empêcher de prononcer un lapsus des plus savoureux quelque part en avril : « On est avec l’Allemagne, un des pays, un des États qui a le plus testé à présent ». Quelques instants plus tard, il rajoutait que « bientôt, les beaux jours s’en viennent […] tranquillement, le Québec va renaître. On ne sera pas tout à fait pareil à avant la crise. Bien honnêtement, on va sortir grandis de cette épreuve, plus unis, plus forts et construire un Québec encore plus fier […] ».
Le professeur Raymond Barbeau écrivait en 1959 dans un texte intitulé Libération que l’« évolution historique du Canada s’accomplit contre nous ». Il est permis d’espérer que les Québécois profiteront éventuellement de l’évolution historique mondiale pour entreprendre la route qui hurle depuis si longtemps.
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