Daniel Sibony
Islam, phobie, culpabilité. Odile Jacob, Paris, 2013, 220 pages
Le Coran, Al-Maidah 60 : « Puis-je vous informer de ce qu’il y a de pire, en fait de rétribution auprès d’Allah ? Celui qu’Allah a maudit (le Juif), celui qui a encouru Sa colère, et ceux dont Il a fait des singes, des porcs (les juifs), et de même, celui qui a adoré le Tagut, ceux-là ont la pire des places et sont les plus égarés du chemin droit ».
Le Coran, Al-Maidah 64 : « Nous avons jeté parmi eux (les Juifs) l’inimitié et la haine jusqu’au Jour de la Résurrection… ‘2.191. Tuez-les partout où vous les trouvez et chassez-les d’où ils vous ont chassés, car la subversion est pire que le meurtre. Ne les combattez pas, cependant, auprès de la Mosquée sacrée, à moins qu’ils ne vous y attaquent les premiers. Dans ce cas, n’hésitez pas à les tuer. Ce sera la juste récompense des infidèles ».
En lisant l’essai de Daniel Sibony je me suis souvenu d’une rencontre organisée il n’y a pas si longtemps par la revue Relation dont le thème central était l’Islam. L’assistance baignait dans un « bonententisme » bienfaisant et il semblait y dominer un consensus sur l’Islam comme religion de paix. Jusqu’à ce que je prenne la parole… J’ai eu alors l’outrecuidance d’avancer l’idée selon laquelle les discours et les pratiques de Jésus et de Mahomet connaissaient quand même des divergences fondamentales. Le premier me paraissait nettement plus pacifiste que le second. Il ne prônait pas, par exemple, la pratique du Jihad pour convaincre ou asservir les « infidèles ». À ma connaissance, il ne parlait pas de lapidation des femmes infidèles ou d’amputation des criminels. Il ne voulait pas non plus asservir les non-croyants, etc. Il fallait donc peut-être interroger plus en profondeur les livres saints pour se forger une opinion sur la nature plus ou moins pacifiste d’un ou de l’autre des grands monothéismes de la planète.
J’espérais ainsi naïvement soulever un débat intéressant. Bien mal m’en prit, j’avais grossièrement sous-estimé la rectitude politique profonde dans laquelle baignait l’assemblée, sa culpabilité narcissique selon le vocabulaire de Sibony. J’ai vivement ressenti l’opprobre d’une grande partie de la salle et absolument personne n’a embarqué dans mon wagon ; au contraire, j’ai eu droit à quelques huées et j’ai entendu des qualifications de semeurs de discordes ou de haine. On ne voulait même pas parler du thème que j’avais soulevé ; thème qui avait d’ailleurs déjà été évoqué un jour par Jean Allaire, fondateur de l’ADQ. Imaginez-vous, il osa dire que le Coran était un texte violent ! Lui aussi se fit dire promptement de « fermer sa gueule ».
C’est pourquoi j’ai été agréablement surpris par le livre du psychanalyste Daniel Sibony : Islam, phobie, culpabilité, livre dans lequel l’auteur s’est « ouvert la gueule ». Cet essai traite en effet du silence entourant la violence contenue dans beaucoup de versets du Coran, particulièrement envers les non-croyants. Il faut savoir que près du tiers du Coran parle des juifs et des chrétiens (les gens du livre). Cette violence originelle, l’auteur la justifie par la nécessité qu’avait la religion musulmane de se tailler une place dans l’espace religieux déjà occupé par la chrétienté et le judaïsme. L’Islam devait en quelque sorte se positionner contre les autres monothéismes, se tailler une part de marché, pourrions-nous dire. Sibony qualifie cette violence non dite de « secret », secret partagé entre les Occidentaux et les musulmans. C’est la thématique centrale de l’essai à très forte teneur psychanalytique collective.
Le psychanalyste juif, dont la langue maternelle est l’arabe, soutient que les Occidentaux ne veulent pas parler de cette partie controversée du Coran, car ils sont frappés d’un complexe de « culpabilité narcissique ». C’est l’idée centrale de son essai. La culpabilité on l’a comprend aisément, ça tient un peu des sanglots de l’homme blanc, du colonialisme, de l’exploitation, etc. Les Occidentaux se sentent tellement coupables de leur passé et du sort des pays arabes qu’ils n’osent émettre la moindre réflexion en ce qui concerne le caractère parfois extrêmement violent de certains passages du livre saint des musulmans.
Sibony va assez loin dans son hypothèse puisqu’il parle de sujet « tabou » auquel il ne faut pas toucher. En se culpabilisant à outrance l’Occidental déculpabilise du même coup l’autre, dans ce cas le musulman. Il l’infantilise en quelque sorte puisqu’il lui enlève tout jugement, toute capacité de se questionner et d’agir sur sa destinée. Plus grave, il paralyse les initiatives de musulmans qui voudraient actualiser et mettre en contexte les écrits coraniques ; réformer l’Islam en fait. Paradoxalement, il garde ainsi intacte la supériorité occidentale, car ce narcissisme est teinté de paternalisme. Ce déni de la violence originelle envers les Juifs et les non-croyants, contenus dans des versets du Coran, conforte ainsi les croyants en Allah dans la certitude que leur religion est supérieure aux autres et brouille du même coup la capacité des différentes communautés culturelles de vivre ensemble. À quoi bon se remettre en question puisque l’autre nous dit qu’il n’y a pas de problème ? Tout devient alors très compliqué. Par exemple en ce qui concerne la chronologie de l’apparition des trois grands monothéismes et leurs influences les uns sur les autres : les musulmans accusent « les gens du livre », chrétiens et surtout juifs, d’avoir copié le Coran en le dénaturant. À ceux qui rétorquent que chronologiquement les monothéismes juifs et chrétiens sont arrivés avant le monothéisme musulman, les élites islamiques répondront que contrairement à la Bible et aux Évangiles, rédigés par des humains, le Coran lui a été écrit par Dieu, qu’il attendait sa révélation depuis l’origine du monde et qu’Abraham lui-même était musulman (sourate 3, v. 65-67). Cela fait évidemment fi des explications historiques qui situent l’origine de l’Islam au VIIe siècle après J.-C., et ça donne également une bonne idée de la complexité d’un dialogue interreligieux. En fait, ça tient du dialogue de sourds.
L’auteur développe également un point de vue original et très polémique sur l’islamophobie. Il soutient que la culpabilité narcissique des élites occidentales a pour effet de faire passer pour islamophobes tous ceux qui n’aiment pas les musulmans ou qui critiquent le Coran. Pire encore, en diabolisant ainsi la critique du livre sacré et en limitant en quelque sorte la liberté d’expression, ces élites laissent l’exclusivité de la critique du Coran à l’extrême droite. Ce courant politique devient ainsi le seul qui ose « révéler » le fameux secret, mais du même coup il en devient le plus sûr protecteur, puisque parler de la violence du Coran c’est automatiquement être associé à la droite radicale, ce qui crispe beaucoup de gens. Cela expliquerait le malaise parfois ressenti à critiquer l’Islam. Et Sibony continue ainsi à nuancer fortement la notion d’islamophobie. Pour lui, des milliers de gens n’aiment pas les musulmans, leurs mœurs et leurs modes de vie, mais ne sont pas des islamophobes pour autant ; tout cela tient plus du conflit identitaire que de la phobie. Selon l’auteur, les conflits en apparence religieux sont dans les faits des conflits culturels. Je ne peux m’empêcher là de penser à l’épisode rocambolesque « hérouxvilienne » qu’a connu le Québec il y a déjà quelques années. Les habitants de ce village de la Mauricie étaient-ils islamophobes ou exprimaient-ils simplement une crainte d’invasion culturelle ?
Le livre de Sibony ne laisse pas indifférent. Pour certains il permet enfin une vraie critique de la religion islamique ; pour d’autres il ouvre des portes déjà ouvertes, d’autres enfin le diabolisent et l’accusent d’être antimusulman. En ce qui me concerne, je situerai cet ouvrage dans une mouvance anti-rectitude politique. Cette rectitude affecte l’Occident en général, et les milieux dits « progressistes » intellectuels en particulier. Elle a, je crois, des effets ravageurs sur la pensée critique, en plus de nuire à une réforme souhaitable de l’Islam. Ainsi, nous dit Daniel Sibony, dans des écoles coraniques ou devant des adeptes de l’Islam, on peut citer des passages du Coran qui accusent les juifs de perversion. Mais si d’autre part, dans un autre contexte, on dit que les juifs sont des pervers, on risque la prison. On peut, comme le psychanalyste, se demander s’il devrait être permis de propager dans les écoles des textes appelant à la haine des autres. C’est une question que ne se posent pas les élites, affectées par leur culpabilité narcissique selon Sibony, ou leur rectitude politique selon moi. En faisant dominer un totalitarisme affable, débonnaire et souriant, elles limitent très efficacement la liberté d’expression nécessaire à une réforme de l’Islam.