Éditorial – Dans la douleur du siècle naissant

2014novembre250

/au nord du monde nous pensions être à l’abri
 /loin des carnages de peuples
 /de ces malheurs de partout qui font la chronique
 /de ces choses d’ailleurs qui n’arrivent qu’aux autres
 /incrédules là même de notre perte
 /et tenant pour une grâce notre condition

 – Gaston Miron, « La route que nous suivons »

Ce n’était pas la première fois que la violence politique faisait irruption dans notre traintrain provincial. Loin de là. Avant l’horreur d’un chauffard utilisant sa ferraille pour faire assaut sur des militaires, il y avait eu l’attentat contre Pauline Marois, pour rester dans ce siècle, et de nombreux autres sur lesquels un travail idéologique malsain s’exerce toujours pour en désamorcer la charge symbolique. La province n’ayant droit qu’à un petit destin, elle n’a droit dans la mémoire qu’à des événements à la signification ratatinée. Les efforts qu’avaient déployés les bonimenteurs de tout acabit pour dépolitiser l’attentat contre la première ministre élue, ont rapidement rebondi comme un écho distordu dans les premiers commentaires entourant l’attentat de Saint-Jean.

Les périphrases et les euphémismes ont vite été éclipsés par la couverture médiatique et la prise en charge étatique du second attentat. Le récit a très rapidement muté, quittant peu à peu les nuances embarrassées pour finir par se mettre en phase après quelques jours avec les interprétations étrangères qui n’affichaient aucune pudeur devant les évidences. On ne saura sans doute jamais avec certitude les liens sous-tendant les motivations et les gestes des tueurs. Une chose est certaine cependant, le gouvernement Harper a réagi avec un opportunisme rare. Un islamisme construit comme figure repoussoir est vite apparu comme matière à nation building et récupération politique.

L’islamisme radical est sans doute présent, sinon comme mouvement organisé, très certainement comme référence idéologique, il est bel et bien installé, encastré d’autant plus discrètement que tout concourait à renforcer l’angélisme multiculturel. Le gouvernement Harper a mis des efforts considérables à faire sauter les verrous de la rectitude politique canadian et il y aura réussi partiellement. La rhétorique sécuritaire va franchir une autre étape. L’État canadian va renforcer ses dispositifs. Et il ne négligera rien pour réduire les périmètres de protection de la vie privée et de préservation des libertés civiles. La prise en charge de l’événement aura vite donné lieu à une campagne forte combinant au moins autant l’offensive idéologique que la menace métaphorique.

Si la mort d’un soldat dans le décor glauque d’un stationnement de centre commercial n’avait donné lieu qu’à de très sobres déploiements, celle du gardien du cénotaphe aura fourni un matériau de spectacularisation exceptionnelle. Les médias l’ont dévoré avec une frénésie de charognard, certes, mais l’État canadian a su rapidement domestiqué les vautours et instrumentalisé la couverture média. Le terrorisme carbure d’abord à la spectacularisation. Les auteurs des attentats le savent bien. Ils auront néanmoins dans ce cas sans doute sous-estimé la capacité de l’État de manipuler au deuxième degré leurs propres stratégies de mise en spectacle. Et Radio-Canada s’est vraiment surpassé, c’est une vraie machine au service de l’unité canadian.

Du coup, la mise en scène de la riposte d’Ottawa a complètement éclipsé l’attentat de Saint-Jean cité comme statistique mais nullement utilisé comme matériau. Il n’y en a eu que pour le meurtre d’Ottawa à tel point qu’a été complètement oblitéré le sort des victimes de l’attentat de Saint-Jean. Le nom même du soldat Patrice Vincent est pour ainsi dire disparu des mentions médiatiques. Sur le plan du respect humain cela a été odieux pour ses proches et une souillure sur sa mémoire. Mais pour la raison d’État le sort de son compagnon de malheur fournissait une meilleure matière. Jusque dans l’horreur, la condition québécoise reste soumise au double standard.

L’oblitération de ce deuil ou plutôt sa scénarisation différée le transformant en réalité subsidiaire n’a fait qu’illustrer cruellement la marginalité dans laquelle le Québec se trouve dès lors qu’il s’agit d’interpréter des événements qui sortent du registre de la bourgade. La montée de la violence politique islamiste nous concerne pourtant au même titre qu’elle s’impose à la vie civique des autres nations. Les événements nous auront démontré que nous ne pouvons avoir prise sur eux ni même sur la manière d’y faire face qu’au travers le filtre déformant d’un État usurpateur et d’une autre nation où les valeurs auxquelles nous tenons ne sont que des accessoires.

Devant les gestes que posera Ottawa pour abuser des événements nous ne resterons que spectateurs impuissants, réduits à la politique des lamentations et soumis à toutes les manœuvres déployées pour nous arracher des consentements. Notre assujettissement provincial nous prive sinon d’un point de vue sur le monde, du moins d’une capacité d’agir de façon conséquente en fonction de la façon nous l’interprétons. Nous n’avons pas de politique étrangère mais nous subirons tous les effets intérieurs de celle du Canada. Pis encore, le monde extérieur nous confondra avec lui, et cela non seulement nous exposera-t-il à des risques que notre peuple ne voudrait pas prendre, mais cela entraînera aussi des amalgames dangereux.

Le Québec n’est pas le Canada. En matière de militarisme nous payons le fort prix et subissons les effets en retour. Nous payons pour des choix que nous ne ferions pas si nous étions indépendants. Et nous subissons les conséquences des choix auxquels nous ne sommes associés que par notre minorisation. C’est déjà trop cher payé. Et pourtant nous allons payer plus cher encore à subir les contraintes de l’ordre sécuritaire que s’active à déployer un Canada dans lequel nos choix de société ne comptent pour rien. Il n’y a rien de réjouissant à voir la GRC et le SCRS en mener plus large encore quand on sait avec soin et de quelle manière ces forces considèrent toujours la démocratie québécoise comme une menace, un possible instrument de déstabilisation de l’unité nationale.

La raison d’État étant ce qu’elle est, les événements nous auront placés dans la nécessité de comprendre que ce qui arrive dans l’ordre des relations internationales charpente aussi la vie nationale et ses évolutions. Il ne faudrait pas quitter une candeur pour une autre. Le Québec n’est pas à l’abri des mouvements qui gangrènent les démocraties du monde en faisant bouger en tandem les assauts irrationnels et les manœuvres de riposte qui permettent aux États d’élargir la logique sombre du pouvoir pour contenir les populations civiles. Dans le continuum des menaces que le Canada définit – celles qui existent et celles qu’il exagère ou invente – l’aspiration nationale du Québec ne disparaît jamais des objectifs stratégiques qu’il poursuit. Notre aspiration à la liberté n’est jamais bien loin des cibles.

 

2014novembre250

/au nord du monde nous pensions être à l’abri
 /loin des carnages de peuples
 /de ces malheurs de partout qui font la chronique
 /de ces choses d’ailleurs qui n’arrivent qu’aux autres
 /incrédules là même de notre perte
 /et tenant pour une grâce notre condition

 – Gaston Miron, « La route que nous suivons »

Ce n’était pas la première fois que la violence politique faisait irruption dans notre traintrain provincial. Loin de là. Avant l’horreur d’un chauffard utilisant sa ferraille pour faire assaut sur des militaires, il y avait eu l’attentat contre Pauline Marois, pour rester dans ce siècle, et de nombreux autres sur lesquels un travail idéologique malsain s’exerce toujours pour en désamorcer la charge symbolique. La province n’ayant droit qu’à un petit destin, elle n’a droit dans la mémoire qu’à des événements à la signification ratatinée. Les efforts qu’avaient déployés les bonimenteurs de tout acabit pour dépolitiser l’attentat contre la première ministre élue, ont rapidement rebondi comme un écho distordu dans les premiers commentaires entourant l’attentat de Saint-Jean.

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