David Carpentier
La métropole contre la nation ? La politique montréalaise d’intégration des personnes immigrantes
Québec, Presses de l’Université du Québec, Collection Politeia, 2022, 232 pages
En dépit de son sous-titre, le livre de Carpentier n’est pas principalement axé sur l’intégration mesurable des personnes immigrantes nouvellement arrivées. Il aborde surtout la place du discours interculturel dans les politiques du gouvernement du Québec et de l’administration de la Ville de Montréal. C’est une distorsion qui marque tout le livre1.
L’ouvrage, un mémoire de maîtrise, comporte des éléments traditionnels d’une telle œuvre – introduction, explication de la méthodologie, recension de la littérature, résultats de la recherche, conclusions. Il propose de poursuivre deux objectifs fondamentaux (p. 7) :
- identifier les principaux acteurs de la politique montréalaise d’intégration et analyser leurs fonctions et les idées qu’ils défendent ;
- évaluer empiriquement la valeur des modèles d’intégration québécois et canadien pour comprendre la politique montréalaise d’intégration.
Le premier chapitre présente les contours de l’objet de l’étude, l’approche et la méthodologie. L’auteur y reconnaît l’embrouillement. « Il existe une certaine confusion entre les domaines de l’immigration, de l’intégration des nouveaux arrivants, de l’aménagement de la diversité ethnoculturelle, raciale et religieuse, etc. Il est important de comprendre que ces objectifs sont foncièrement différents et ne ciblent pas les mêmes populations. » (p. 17)
La recension de la littérature dans le deuxième chapitre est impressionnante, présentant multiples théories liées surtout à « l’aménagement de la diversité ethnoculturelle » que l’auteur nomme des modèles ou politiques d’intégration. Il y est reconnu par ailleurs que les gouvernements locaux « partageraient une logique particulière de résolution des problèmes » et seraient « plus enclins à répondre de manière pragmatique aux besoins exprimés par les personnes immigrantes » (p. 40) et que « les politiques municipales répondent à une logique plus instrumentale et pragmatique » (p. 412). La confusion entre intégration et aménagement de la diversité traverse tout son cadre d’analyse qui fait référence à des écrits sociologiques ou autres qui parlent de groupes ethnoculturels plutôt de personnes immigrantes. On plonge dans les discours sur les « conditions de l’appartenance à la communauté nationale » (p. 29), sur l’enjeu des « nations minoritaires », sur les « modèles assimilationnistes et pluralistes libéraux » (p. 33).
Carpentier regroupe ces politiques en trois thèses – les modèles nationaux d’intégration, la thèse de la dimension locale et la thèse contextualiste – tout en défendant « l’idée que les explications quelles proposent sur l’élaboration des politiques municipales d’intégration sont somme toute insuffisantes et méritent d’être revues » (p. 28).
Nous nous trouvons effectivement toujours dans le flou. Carpentier laisse entendre dès l’introduction que la concurrence entre le multiculturalisme et l’interculturalisme crée des obstacles à l’intégration. Mais comment a-t-on déterminé que les personnes immigrantes ne s’intègrent pas ?
Le troisième chapitre reprend l’historique de ce que l’auteur caractérise comme la politique québécoise d’intégration, mais touche surtout la question du vivre-ensemble. En général, l’auteur couvre bien la plupart des grandes étapes. Il y a quand même deux gestes faits par le gouvernement du Québec qui ne sont pas mentionnés et qui, à mon avis, complètent une compréhension du cheminement du dossier.
En 1993, la ministre de l’Immigration d’alors, Monique Gagnon-Tremblay, a publié un texte dans La Presse et dans The Gazette en réaction à un avis qu’elle avait reçu du Conseil de l’Immigration et des Communautés culturelles sur comment résoudre des conflits de valeurs et de cultures en négociant des accommodements raisonnables. (Bien avant la commission Bouchard-Taylor.)
Dans ce texte, la ministre décrit la « culture publique commune » du Québec – « une société déjà constituée qui a une histoire, une langue commune, un ensemble de valeurs, des lois, des institutions, bref un patrimoine que chaque génération reprend, enrichit et transmet à son tour » (La Presse, le 13 octobre 1993). « […] l’intégration à une société démocratique fait une place à la différence au sein d’un cadre commun auquel adhère tout citoyen. »
Le texte identifie des valeurs « non négociables » du Québec3 et indique des principes à considérer dans toute réflexion ou négociation d’un accommodement raisonnable. Sans référence spécifique à un cadre théorique comme l’interculturalisme, le texte a en quelque sorte consommé l’approche québécoise du vivre-ensemble du gouvernement Bourassa, ce même Bourassa qui a rejeté en 1971 la nouvelle politique de multiculturalisme annoncé par Trudeau père, disant que l’État du Québec a un devoir de protection de la langue et la culture françaises.
Le Forum sur la citoyenneté et l’intégration, organisé par le gouvernement péquiste en 2000 est aussi digne de mention. Le ministre Robert Perreault voulait que la réalité interculturelle soit bien reflétée dans une perspective de citoyenneté. En mettant l’accent sur l’idée que chaque personne participe à la société québécoise comme citoyenne à part entière, le Forum a attiré beaucoup de critiques suggérant que le gouvernement essayait d’effacer les différences. La fracture entre un discours de citoyen et un discours de groupe, plus communautariste, s’est révélée et l’effort n’a pas réussi.
Le chapitre conclut en rappelant que la politique de multiculturalisme canadien intègre la politique de bilinguisme officiel sans faire référence à une culture canadienne. Le modèle de l’interculturalisme, par ailleurs, « se structure autour de l’idée de l’unilinguisme français dans l’espace public et reconnaît le rôle de la culture de tradition française en tant que foyer de l’intégration des nouveaux arrivants » (p. 82). L’auteur ne mentionne pas que la Loi sur le multiculturalisme ne relève plus du ministère fédéral responsable de l’immigration depuis 2008.
Le chapitre suivant se présente surtout comme un historique axé sur des positions prises en matière du vivre-ensemble par la métropole et plus précisément celles des partis au pouvoir à la Ville de Montréal et des liens avec le gouvernement provincial. Il décrit également les diverses instances administratives responsables de l’application de ces positions et, dans le chapitre 5, détaille la place de ces unités dans la hiérarchie de l’organigramme de la Ville. Il est intéressant pour la technocrate que je suis de lire une analyse expliquant comment comprendre la priorité politique d’un dossier par sa place dans l’organigramme.
Le discours politique de la Ville de Montréal sur l’aménagement de la diversité met « l’accent sur l’harmonie dans les relations intercommunautaires et la cohésion sociale » (p. 97) sans référence à un cadre civique commun ou une culture commune. Il semble également soigneusement éviter toute référence à la langue, sauf pour un mémoire cité de 1991 à la commission Bélanger-Campeau. Les politiques et interventions ne sont généralement pas spécifiques aux personnes récemment arrivées, mais concentrent sur le rapprochement, la concertation, l’équité, la lutte contre les discriminations, l’ouverture.
C’est au cinquième chapitre que Carpentier aborde plus précisément le premier objectif du livre. Identifiant les acteurs du positionnement de la Ville dans le domaine, leurs fonctions et leurs idées, il y présente le fruit de ses entretiens avec certains acteurs municipaux et locaux.
Deux domaines que la Ville juge prioritaires retiennent son attention « soit l’intégration économique et la lutte contre le racisme et la discrimination ». (p. 118) L’auteur met en relief des différences d’approche entre trois groupes d’acteurs – des acteurs politiques, des fonctionnaires et des partenaires externes (essentiellement des organismes communautaires). Le milieu des affaires apparait très peu dans le portrait peint par l’auteur. Il établit que tous les acteurs s’entendent sur le fait que l’intégration économique des personnes immigrantes, c’est-à-dire, l’insertion et la réussite dans le marché du travail est manifestement le nerf de la guerre. L’analyse révèle toutefois qu’il ne semble pas exister de consensus sur l’approche la plus efficace pour la Ville. Une politique contre la discrimination ou une politique contre la pauvreté ? On cite un fonctionnaire qui explique le dilemme : « À Montréal, un pauvre sur deux est né à l’étranger. Donc les programmes de lutte à la pauvreté, ce sont aussi des programmes [pour] soutenir les nouveaux immigrants. » (p. 132) C’est le paradoxe de plusieurs politiques publiques que décrit alors Carpentier prenant le cas particulier des enjeux d’employabilité. Les services d’employabilité relèvent du ministère de l’Emploi et non des municipalités. Carpentier précise en effet que « les principaux leviers dont dispose la métropole pour faciliter l’intégration sont étroitement associés, pour des raisons financières, aux questions de lutte à la pauvreté. En d’autres mots, si la municipalité détient des ressources pour agir sur ces enjeux sociaux, ce n’est pas le cas concernant l’intégration en emploi. La Ville devrait miser en priorité sur des domaines dans lesquels elle peut véritablement intervenir » et ne pas « se fixer des objectifs en matière d’emploi » (p. 132).
Comment cette stratégie essentiellement administrative affecte-t-elle le discours ou la politique sur l’aménagement de la diversité ? Cela s’exprime par des tensions autour de ce que certains voient comme une association négative entre les personnes immigrantes et la précarité socio-économique qui « relève d’un “discours misérabiliste” » (p. 133).
Le lecteur comprend qu’on se trouve devant un cul-de-sac existentiel comme il s’en présente souvent dans ces débats. S’il y a un problème d’insertion au marché du travail pour des personnes immigrantes, comment peut-on l’avouer sans les stigmatiser et peut-être attiser des sentiments anti-immigration ? Le problème est-il dû à leur statut d’immigration ou à la couleur de leur peau ou à leur religion ou à une autre cause qui n’est pas liée à ces caractéristiques ? Et surtout, sur le plan électoral pour les partis concernés, quel est le discours qui s’arrime le mieux avec le programme du parti, un discours d’ouverture et d’inclusion ou un discours socio-économique, que ce soit de droite ou de gauche ?
Carpentier insiste sur le fait que l’action globale des municipalités, que ce soit sur l’intégration économique ou la lutte contre le racisme et les discriminations « est grandement conditionné par les transferts qu’elles obtiennent des ministères sectoriels québécois ». (p. 136)
Le sixième chapitre sort des discussions sur les interventions directes de la Ville en matière d’intégration des personnes immigrantes, de luttes contre la pauvreté ou de racisme et présente comment les témoignages recueillis de l’auteur dessinent une sorte de schisme entre le modèle de l’interculturalisme et celui du multiculturalisme dans la vie politique et administrative de la Ville.
D’un bord, il découvre des fonctionnaires responsables du dossier et des intellectuels experts dans le domaine qui font tout pour essayer d’ancrer le discours interculturel dans la politique de la Ville, avec plus ou moins de succès. De l’autre se trouvent les élues et élus municipaux qui évitent les deux termes, mais, selon l’auteur, par leurs actions et leurs mots, tendent vers le modèle multiculturel.
Carpentier observe les pratiques de recours par la Ville au bilinguisme anglais-français, mais ne fait pas ressortir le rôle crucial de la dichotomie entre les deux langues dans les modèles qu’il examine. Or c’est par rapport à la langue que les deux approches se distinguent fondamentalement. La langue française incarne la culture publique commune à laquelle on aimerait que toutes les personnes du Québec et de Montréal participent et adhèrent.
Je souligne que le Plan d’action en matière de la valorisation de la langue française 2021-2024 de la Ville de Montréal, publié en mars 2021, révèle cette contradiction quand il « réaffirme l’importance [que la Ville] accorde au français comme langue officielle et commune, tout en préservant des droits culturels et linguistiques de la communauté anglophone » (p. 6 du Plan d’action).
C’est peut-être la nature même d’un mémoire de maîtrise qui fait que l’auteur ne verse pas explicitement dans le commentaire politique. Il est néanmoins dommage qu’il ne nomme pas l’éléphant dans la pièce, c’est-à-dire la fameuse « communauté anglophone ». Aucun gouvernement provincial ou municipal ne le reconnaît non plus dans ce débat. Pourtant, voilà l’autre « société d’accueil », surtout à Montréal. Cette « communauté » n’est ni homogène ni hermétique. Sa diversité même témoigne de plusieurs vagues d’immigration des quatre coins du monde qui s’y sont intégrées au cours des deux derniers siècles4. Consolider un modèle de vivre-ensemble basé sur le français langue commune n’est pas évident dans un tel contexte.
S’il ne le précise pas directement dans le texte, les élues et élus de leur part ont nettement besoin des votes de cette communauté « anglophone » diverse pour se faire élire. Dans les circonstances, il est plus facile pour les partis municipaux d’entretenir une identité montréalaise que de trancher entre les sentiments d’appartenance canadien et québécois qui impliquent des différences sur le plan linguistique. L’auteur souligne d’ailleurs la grande variété de vocabulaire qui sert à éviter l’utilisation de la notion de l’interculturalisme et à définir la clientèle ciblée. On y trouve notamment le vivre-ensemble, l’inclusion, l’intégration, les relations interculturelles, les communautés d’origines diverses, la diversité montréalaise (p. 144-145).
Le dernier chapitre aborde les plus récents développements dans le domaine, notamment l’évolution du vocabulaire. L’auteur note que le modèle de l’interculturalisme commence à être attaqué tant par la « gauche » prônant un discours décolonial et antiraciste que par la « droite » proposant un modèle de « convergence culturelle » qui met la responsabilité d’intégration plus sur les épaules des personnes immigrantes que sur la société d’accueil. Il plaide néanmoins pour la nécessité de « la formalisation du modèle de l’interculturalisme par l’État provincial. »
David Carpentier s’est donné un grand défi en embarquant dans ce débat. Le sujet est vaste. Je ne suis toujours pas convaincue que les questions existentielles exposées sur les identités québécoises (bilingue, française, anglaise, canadienne, québécoise, montréalaise) constituent la base d’une politique d’intégration des personnes récemment arrivées au Québec de l’étranger. Il y a tant d’autres enjeux plus terre à terre qui menacent nos efforts d’intégration de cette clientèle particulière.
Il ne m’a pas non plus vraiment éclairé sur la « valeur » des deux modèles qu’il aborde en ce qui concerne l’intégration des personnes immigrantes. La mesure des résultats continue à nous échapper.
Encadrer juridiquement et politiquement un modèle d’aménagement de la diversité exigerait un consensus social pour réussir. Ce n’est pas le portrait que ce livre brosse, mais l’auteur par sa démarche donne à penser qu’un tel consensus est toujours possible.
1 Dans une note en bas de page, on trouve un indice de ce qui va éventuellement brouiller l’exercice. L’auteur y affirme que le « sous-système de la politique montréalaise d’intégration » se définit par « les pratiques et les discours des décideurs montréalais à l’égard des personnes immigrantes. » Il continue pour préciser que « ce public cible renvoie, selon la Ville de Montréal, aux “personnes immigrantes et personnes nées au Canada et dont au moins un des deux parents est né à l’étranger (1re et 2e générations)” ». (p. 4) (italiques de l’auteure)
Dans le milieu d’immigration, la définition de personne immigrante est, même pour Statistique Canada, une personne résidant sur le territoire, née à l’étranger avec un statut légal permanent, c’est-à-dire la résidence permanente ou la citoyenneté. Dès la deuxième génération, on ne parle plus de personnes immigrantes. Ce sont les citoyennes et citoyens à part entière. On n’est plus dans un processus d’intégration d’une personne étrangère, on tombe dans l’aménagement de la diversité.
2 Je tiens à préciser ici les rôles et responsabilités des diverses instances de l’État au Québec en ce qui concerne des services aux personnes immigrantes nouvellement arrivées d’accueil, d’établissement et d’accompagnement. Le MIFI finance directement des organismes communautaires à offrir ces services. Son financement des municipalités concerne surtout l’aménagement de la diversité, la cohésion sociale en général. Les services d’employabilité relèvent du ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MESS), tout comme l’assistance sociale. Les conditions d’admissibilité aux services d’employabilité s’appliquent à l’ensemble de la population du Québec, peu importe le statut du bénéficiaire, à l’exception des personnes avec un permis d’étude et les demandeurs d’asile.
3 « […] les libertés publiques, la souveraineté du Parlement, la règle de droit, la neutralité de l’État à l’endroit des religions, la primauté du français, la résolution pacifique des conflits, l’égalité des citoyens et en conséquence celle des hommes et des femmes ».
4 La description sommaire du peuplement de l’île à travers des siècles permet de comprendre, si ce n’est pas dit explicitement, comment le groupe économiquement dominant de la région est demeuré de langue anglaise et tournée vers le gouvernement central à Ottawa jusqu’à la Révolution tranquille.
* Ancienne directrice de la planification et de la reddition de comptes au ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration.