De quoi payons-nous le prix?

Mention au prix André-Laurendeau 2010. Texte d’une conférence prononcée le 12 mars 2010 dans le cadre du colloque « Vainqueurs ou vaincus ? L’influence des idéologies sur la mémoire et l’histoire », organisé sous les auspices de l’Association des étudiants en histoire de l’Université du Québec à Trois-Rivières. Son titre complet est: De quoi payons-nous le prix, de la défaite ou d’y avoir survécu ?

Or je vois nos êtres en détresse dans le siècle
je vois notre infériorité et j’ai mal en chacun de nous
— Gaston Miron
 
Pour moi, ce qui fait la raison d’appartenir à ce peuple-ci, de se solidariser avec lui, c’est le caractère extraordinairement tragique de son histoire, cette recherche pénible de soi.
— Fernand Dumont

Le titre de cette conférence se veut délibérément provocant. Car mon intention n’est pas tant ici de discourir savamment sur notre histoire que de vous transmettre une part de mon inquiétude touchant l’avenir de ce que le chanoine Groulx appelait « notre petit peuple ». Vous voyez qu’en évoquant d’entrée de jeu l’auteur de Notre maître, le passé, je ne crains ni l’anachronisme ni le procès d’intention.

Mention au prix André-Laurendeau 2010. Texte d’une conférence prononcée le 12 mars 2010 dans le cadre du colloque « Vainqueurs ou vaincus ? L’influence des idéologies sur la mémoire et l’histoire », organisé sous les auspices de l’Association des étudiants en histoire de l’Université du Québec à Trois-Rivières. Son titre complet est: De quoi payons-nous le prix, de la défaite ou d’y avoir survécu ?

Or je vois nos êtres en détresse dans le siècle
je vois notre infériorité et j’ai mal en chacun de nous
— Gaston Miron
 
Pour moi, ce qui fait la raison d’appartenir à ce peuple-ci, de se solidariser avec lui, c’est le caractère extraordinairement tragique de son histoire, cette recherche pénible de soi.
— Fernand Dumont

Le titre de cette conférence se veut délibérément provocant. Car mon intention n’est pas tant ici de discourir savamment sur notre histoire que de vous transmettre une part de mon inquiétude touchant l’avenir de ce que le chanoine Groulx appelait « notre petit peuple ». Vous voyez qu’en évoquant d’entrée de jeu l’auteur de Notre maître, le passé, je ne crains ni l’anachronisme ni le procès d’intention.

J’aurai bientôt soixante ans. J’ai grandi à la fin d’une époque et au commencement d’une autre, à cheval entre deux cultures, dans ce clair-obscur entre la grande noirceur et les lumières de la Révolution tranquille. Et j’ai suffisamment connu ladite noirceur pour ne point la regretter, bien que je n’entretienne ni rancœur ni mépris pour ce que Fernand Dumont qualifia de « modeste, mais troublante tragédie[1] », ce que fut en effet la survivance canadienne-française. Quant à la Révolution tranquille, j’avoue qu’il m’arrive de plus en plus fréquemment d’en éprouver la nostalgie, peut-être parce que je vieillis et que la Révolution tranquille évoque le temps de ma jeunesse, cette période de la vie où tout est encore possible, où l’avenir est vertigineusement ouvert. En quoi j’aurai vécu ma jeunesse en phase avec l’époque où elle s’est déroulée, car le Québec de la Révolution tranquille fut celui de toutes les promesses, celui où, après une longue hibernation, la société québécoise paraissait renaître à elle-même, en revendiquant haut et fort son droit à l’existence, et non plus seulement à la survivance. Comme si l’horizon s’éclaircissait soudain, dévoilant un espace illimité de liberté que ceux de ma « génération lyrique », les baby-boomers, explorèrent tous azimuts, au risque parfois de s’y perdre.

Un demi-siècle plus tard, cet horizon s’est effacé, nous laissant comme orphelins d’un avenir que nous avions cru nôtre. Le train de l’histoire est passé et nous n’avons pas su le prendre. Il est passé à deux reprises, en 1980 et en 1995. Il ne roulait pourtant pas très vite, le train de la souveraineté-association. Celui de 1995 était d’ailleurs traîné par une vieille locomotive recyclée du Canadien Pacifique : la locomotive Bouchard, plus conforme que la locomotive Parizeau aux normes de sécurité canadiennes, et donc plus susceptible de rassurer les voyageurs timorés. Nos ingénieurs référendaires s’étaient dit qu’avec une locomotive comme celle-là les Québécois hésiteraient moins à prendre le grand train de l’histoire. Apparemment, le calcul n’était pas mauvais, puisque, comme vous le savez, il s’en est fallu de très peu pour qu’ils fussent une majorité à y monter. Sauf qu’avec une locomotive aussi incertaine que la Bouchard, je doute fort que le train nous eût conduits dans un nouveau pays. (Soit dit en passant, je vous invite à lire l’article que Pierre Dubuc a consacré à Lucien Bouchard dans la dernière livraison de L’aut’journal, article qui a pour titre « Le capitulard ».)

Quoi qu’il en soit, deux défaites référendaires plus tard, le projet d’indépendance du Québec, qui fut l’un des moteurs, sinon le principal moteur de la Révolution tranquille, se trouve aujourd’hui dans une impasse qui me paraît de plus en plus insurmontable. On dira que j’exagère et que je capitule à mon tour. Capitulard, non, mais pessimiste, assurément. Car comment ne pas l’être devant les « sombres temps » qui s’en viennent, et d’autant plus inexorablement que l’on se refuse à les voir venir, telles ces autruches qui, pour échapper à la menace et à la peur, se plongent la tête dans le sable. À la fin de sa vie, quelques semaines avant le référendum de 1995, Fernand Dumont – dont nos jovialistes ont maintes fois fustigé le pessimisme – déclarait ceci dans une entrevue : « Je crois que nous sommes devant le désarroi. Personne ne le dit trop officiellement, personne n’ose l’avouer parce que, évidemment, comme discours, ça n’a pas beaucoup d’avenir et surtout ça ne peut pas être beaucoup détaillé ». Et il ajoutait, à propos du discours de nos élites, celles qui justement ont fait la Révolution tranquille, que leur discours ne représente plus « les inquiétudes, les désarrois de notre société, qui est confrontée au vide et à la menace – qu’on n’ose pas envisager en face – de sa disparition[2] ».

Disparition : le mot est fort. Mais je crois qu’il ne l’est pas trop. Dans Raisons communes, le même Dumont écrivait ces lignes terribles que d’aucuns ne lui ont d’ailleurs jamais pardonnées :

Qui n’a songé, plus ou moins secrètement, à la vanité de perpétuer une telle culture [québécoise] ? Cet aveu devrait commencer toute réflexion sur l’avenir. Nous avons à répondre de la légitimité de notre culture, et plus ouvertement que nos devanciers. La plupart d’entre eux n’avaient d’autres ressources que de suivre la voie de la fatalité ; beaucoup d’entre nous, plus instruits, davantage pourvus de moyens financiers, disposent des moyens de quitter ce modeste enclos sans bruit ou avec fracas, exilés de l’intérieur ou de l’extérieur. Oui, les privilégiés ont le loisir de se réfugier dans l’ironie ou la fuite. Mais, grandes ou petites, les cultures ne meurent pas d’une subite défection ou d’une brusque décision. Une lente déchéance, où des éléments hérités se mélangent à ceux de l’assimilation : ainsi se poursuit, pendant des générations, l’agonie des cultures qui n’épargne que les nantis[3].

Les signes de cette « lente déchéance », de notre disparition tranquille, vous les soupçonnez sans doute, encore que vous soyez probablement (et cela se comprend) réticents à les reconnaître comme tels, préférant y voir les signes d’autre chose de beaucoup moins dramatique, ceux par exemple d’une crise passagère de notre conscience collective. Ainsi, on entend souvent dire que, si le projet souverainiste ne soulève plus grand enthousiasme dans la population, il n’y aurait pas lieu de trop s’en inquiéter puisque ce n’est pas la première fois dans notre histoire nationale que nous connaissons ce genre de torpeur. Il suffirait au fond d’attendre quelques années avant que ne se ravive la flamme nationaliste. Mais de quel nationalisme parle-t-on ici ? Je ne doute pas que la plupart des Québécois francophones soient encore et toujours nationalistes au sens où ils demeurent attachés à leur nation, à laquelle ils sentent bien, sans toujours pouvoir l’exprimer, qu’ils doivent une part essentielle de leur être. En ce sens là, les Québécois d’aujourd’hui ne sont pas moins nationalistes que ne l’étaient leurs ancêtres et que ne le seront sans doute leurs enfants et leurs petits-enfants. Je parierais même que les Québécois demeureront nationalistes jusqu’à leur dernier souffle, voire au-delà, je veux dire lorsqu’ils n’auront même plus de mots français pour exprimer leur attachement à leur défunte patrie, comme dans la chanson Mommy qu’interprétait naguère Pauline Julien et qu’a reprise l’incomparable Fred Pellerin (un diplômé de littérature de l’UQTR), une chanson dont je me permets de vous citer la dernière strophe :

Mommy, daddy, how come we lost the game ?
Oh mommy, daddy, are you the ones to blame ?
Oh mommy, tell me why it’s too late, too late, much too late ?

Toujours est-il que si les Québécois d’aujourd’hui sont restés nationalistes, leur nationalisme commence à ressembler dangereusement à celui de leurs ancêtres, au nationalisme canadien-français, dont ceux de ma génération et de la génération immédiatement antérieure ont fait le procès dans les années cinquante et soixante, le rejetant au nom du néonationalisme, c’est-à-dire d’un nationalisme non plus strictement culturel et conservateur, mais politique et axé sur l’indépendance du Québec. Or il semble bien qu’après les deux défaites référendaires, et surtout depuis la seconde, nous soyons revenus à la survivance, mais à une survivance exsangue en ceci qu’elle ne participe plus d’une idéologie globale, comme c’était le cas avec la survivance canadienne-française. J’entends par idéologie globale un ensemble de représentations collectives, de symboles et de valeurs partagées qui fondent et justifient l’existence d’une communauté humaine, le plus souvent en l’idéalisant. Telle était l’idéologie de la survivance, dont l’Église catholique fut la matrice et la gardienne pendant plus d’un siècle. Quels qu’aient été ses inconvénients, ses défauts et ses excès, quels que fussent les mythes et les illusions dont elle se nourrissait, il n’en demeure pas moins que c’est grâce à cette idéologie dite clérico-nationaliste, et à la fonction identitaire qu’elle remplissait, que nous avons survécu comme nation distincte en Amérique, que nous avons pu persévérer dans notre être canadien-français. Louis Hémon, dans son fameux roman Maria Chapdelaine, écrit en 1912, a bien dégagé le sens de cette idéologie essentiellement conservatrice. Je cite, presque de mémoire :

Nous sommes venus il y a trois cents ans, et nous sommes restés […] Ceux qui nous ont menés ici pourraient revenir parmi nous sans amertume et sans chagrin, car s’il est vrai que nous n’avons guère appris, assurément nous n’avons rien oublié […] De nous-mêmes et de nos destinées, nous n’avons compris clairement que ce devoir-là : persister… nous maintenir… Et nous nous sommes maintenus, peut-être afin que dans plusieurs siècles encore le monde se tourne vers nous et dise : Ces gens sont d’une race qui ne sait pas mourir… Nous sommes un témoignage.

Ce témoignage que nous étions avait pour support une idéologie globale, une idéologie ancrée dans une culture traditionnelle et dont la religion catholique formait le cœur. Inutile de vous dire que ce cœur ne bat plus très fort. D’où la question qui se pose à nous depuis la Révolution tranquille, et avec toujours plus d’acuité : comment parviendrons-nous à justifier notre existence collective sans la religion catholique ; autrement dit, sur quoi reposera désormais notre identité collective ? Ce n’est sans doute pas un hasard si, depuis plus de quarante ans, notre débat national se focalise sur la langue française, car celle-ci demeure à coup sûr notre caractère le plus distinct. Serait-ce le seul qu’il nous reste ? Cette langue, que nous prétendons aimer, mais que nous parlons et écrivons si mal, suffira-t-elle à elle seule à justifier la poursuite de notre aventure collective sur un continent où le français ne compte pratiquement pour rien ? Cette langue qui se folklorise depuis longtemps et dont la loi 101, malgré tous ses effets combien salutaires, ne parvient pas néanmoins à enrayer le déclin, en particulier à Montréal ; cette langue française que nous ont léguée nos mères et nos pères (nos mommies et nos daddies…), pourrons-nous continuer encore longtemps à la parler de préférence à l’anglais, sans que nous nous donnions des raisons plus solides de la pratiquer que celle de la simple commodité de l’échange, des raisons qui tiennent à la continuité de notre histoire et à la valeur de notre culture commune ?

Mais je laisse de côté cette troublante question pour revenir à celle qui lui est en quelque sorte préalable et qui donne son titre à ma conférence : « De quoi payons-nous le prix, de la défaite ou d’y avoir survécu ? ». Cette question découle du constat que je viens d’esquisser ; elle procède de la prise de conscience de l’impasse actuelle et du risque de dissolution identitaire auquel nous expose aujourd’hui notre incapacité collective d’accomplir la grande promesse politique de la Révolution tranquille. Comment expliquer cette incapacité ? Comment expliquer notre impuissance ? C’est la question à laquelle je voudrais maintenant tenter de répondre plus directement, en délaissant les symptômes pour porter mon attention sur les causes que ces symptômes révèlent et cachent en même temps. Mon diagnostic, je vous en préviens, ne sera pas très original, puisqu’il s’inspirera largement de celui que pose Fernand Dumont dans Genèse de la société québécoise, un ouvrage magistral dont je ne saurais trop vous recommander la lecture.

Alors, de quoi payons-nous le prix ? Serait-ce encore et toujours de cette défaite inaugurale et pour ainsi dire fatale que fut la Conquête ? L’affirmer reviendrait ni plus ni moins à entériner la thèse qu’ont soutenue, à une certaine époque, les historiens de l’École de Montréal, les Frégault, Séguin et Brunet, qui firent de la Conquête « une catastrophe irréparable » et de l’indépendance un objectif aussi légitime qu’irréalisable. Certes, on ne peut nier que la Conquête fut un événement politiquement, économiquement et culturellement déterminant. Aussi est-il faux de prétendre, comme l’ont fait les historiens de l’École de Québec, que (et je cite l’un d’eux, Marcel Trudel) la Conquête fut « un simple changement d’allégeance qui n’a pratiquement rien modifié à notre évolution culturelle[4] ». Comme si la Conquête n’avait été qu’une affaire entre deux grandes puissances coloniales. Comme si la cession à l’Angleterre du Canada n’avait pas eu d’effet sur le destin de ceux qui y étaient installés depuis plus d’un siècle. Cela dit, à trop fixer l’attention sur la Conquête, les historiens de l’École de Montréal ont peut-être un peu perdu de vue la portée d’autres événements sur notre mémoire collective ; je pense par-dessus tout, bien sûr, à la défaite des Patriotes et à l’Acte d’Union de 1840, événements à la suite desquels s’échafaudera l’idéologie de la survivance canadienne-française. Car celle-ci ne s’est pas décidée en 1760, tant s’en faut. Revenons un peu sur les conditions qui l’ont rendue possible.

Après la Conquête, compte tenu de leur très petit nombre et de la volonté assimilatrice du vainqueur, les Canadiens (français) étaient voués à devenir à terme, grâce notamment à l’immigration anglaise, des sujets britanniques de plein droit, c’est-à-dire des anglo-protestants. Si ce plan d’assimilation s’était réalisé comme prévu, non seulement n’aurions-nous pas gardé assez de souvenirs de notre passé français pour chanter Mommy, mais le mot Conquête lui-même n’eût probablement jamais figuré dans nos livres d’histoire – où il tend du reste à disparaître au nom d’une certaine rectitude politique. Quoi qu’il en soit, l’histoire étant souvent imprévisible, le plan d’assimilation du conquérant ne s’est pas réalisé. Pourquoi ? Eh bien d’abord parce que très tôt, comme vous le savez, l’Angleterre s’est trouvée forcée de faire d’importantes concessions aux vaincus. Les concessions contenues dans l’Acte de Québec, en 1774, n’étaient pas dictées par la générosité, mais par la conjoncture. Les colonies du Sud avaient commencé à lutter pour leur indépendance, qu’ils réaliseront deux ans plus tard, en 1776. Aussi, en accordant des droits aux Canadiens (principalement celui pour les catholiques de participer au gouvernement civil), l’Angleterre comptait obtenir en échange la loyauté de la population conquise, notamment de l’Église catholique, laquelle devait en effet par la suite multiplier les serments de loyauté envers le monarque anglais. En outre, en gardant les Canadiens différents de leurs voisins, en les maintenant à la fois dans l’ignorance de la langue anglaise et dans le catholicisme, les Britanniques réduisaient d’autant les dangers que les Canadiens se fassent contaminés par les idéologies révolutionnaires des Américains, qui parlaient anglais et étaient protestants. Il s’agissait, autrement dit, d’enfermer les Canadiens dans leur réserve francophone et catholique, jusqu’à ce qu’adviennent des conditions plus favorables qui permettent leur assimilation pure et simple. Car, dans l’esprit du conquérant, l’assimilation n’était qu’une question de temps, de délai. Comme l’écrira Lord Durham dans son célèbre rapport, les Canadiens français finiront bien par s’assimiler « by the working of natural causes », et par s’assimiler pour leur bienfait même, étant donné l’infériorité économique et culturelle de ce « peuple sans histoire et sans littérature ».

En vérité, écrit encore Durham en 1839, je serais étonné si, dans les circonstances, les plus réfléchis des Canadiens français entretenaient à présent l’espoir de continuer à préserver leur nationalité. Quels que soient leurs efforts, il est évident que le processus d’assimilation aux usages anglais est déjà commencé[5].

Durham s’est trompé : le processus d’assimilation, qui était en effet déjà amorcé à son époque, ne s’est pas réalisé tel qu’il l’avait prédit, du moins pas encore. Reste que Durham avait raison sur au moins un point : après la défaite des patriotes et l’Acte d’union, plusieurs parmi « les plus réfléchis » de Canadiens français avaient effectivement perdu espoir de préserver la nationalité canadienne-française. Je pense en particulier à Étienne Parent, le directeur du journal Le Canadien, qui reprendra cependant espoir pour devenir l’un des chefs de file de la « génération » réformiste qui jouera un rôle politique de premier plan au cours des deux décennies qui suivront l’Acte d’union. À ce propos, je vous recommande la lecture du livre qu’Éric Bédard a publié récemment sur les Réformistes[6].

Quoi qu’il en soit, ce ne sont pas les réformistes ni quelque autre groupe de politiciens qui prendront en charge les destinées de la société canadienne-française, c’est l’Église catholique. Encore une fois, sans elle, nous ne serions plus là aujourd’hui pour témoigner du fait français en Amérique. Imaginons un instant que, grâce au soutien des États-Unis – soutien qu’ils ont attendu en vain – imaginons que les Patriotes soient sortis victorieux des rébellions de 1837-1838. Eh bien, je doute fort qu’on parlerait encore français au Québec, lequel serait sans doute devenu assez rapidement un État américain, d’autant que bon nombre de Patriotes étaient plutôt républicains et annexionnistes, partisans de l’annexion aux États-Unis. Toujours est-il que c’est l’Église catholique qui, pendant plus d’un siècle, va jouer un rôle que l’on a qualifié de suppléance ; c’est l’Église qui fera office d’État et de porte-parole de la collectivité ; c’est elle qui, de l’éducation à l’assistance sociale en passant par la colonisation, l’organisation professionnelle, la presse et les loisirs, formera les assises de cette société. Bref, c’est l’Église catholique qui va définir la société canadienne-française. Et c’est peut-être ce rôle identitaire aussi décisif que démesuré que l’Église a joué ici qui explique les sentiments ambigus que les Québécois continuent d’entretenir aujourd’hui à l’égard du catholicisme, ce mélange de ressentiment et d’attachement envers une religion dont nous sommes, que nous le voulions ou non, les héritiers[7], envers une religion dont nous demeurons tributaires, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur, c’est la survivance. Et le pire, eh bien, c’est aussi la survivance. Le meilleur, parce que ce n’est pas rien d’avoir survécu face à une telle adversité, parce qu’il y a quelque grandeur à avoir résisté à l’assimilation pendant deux siècles et demi, jusqu’à cet extraordinaire sursaut de la conscience collective que fut la Révolution tranquille, où les Québécois ont prouvé au reste du monde la valeur de leur culture. De tout cela, nous pouvons tirer une légitime fierté. Mais le pire aussi, parce que la survivance a eu un prix, et un prix que nous n’avons pas fini de payer, que nous ne finirons sans doute jamais de payer.

Quel est au juste ce prix, le prix de la survivance canadienne-française ?

Voici ce que Colette Moreux (qui fut mon professeur de sociologie dans les années soixante-dix à l’Université de Montréal) écrivait, en 1969, aux toutes dernières lignes de son ouvrage Fin d’une religion ? Monographie d’une paroisse canadienne-française (la paroisse en question étant Louiseville) :

Par la création d’un climat d’ensemble [c’est-à-dire d’une culture, S. C.] plus que par la formulation de mesures de répression précises, l’Église au Québec est responsable du retard de la maturation psychologique et morale qui, au lieu de se faire progressivement au cours des siècles passés, se réalise actuellement sous forme d’explosion, de cataclysme en l’espace de quelques lustres : l’équilibre intérieur des individus en est le prix.

Mais ce n’est pas seulement « l’équilibre intérieur des individus » qui se trouve ici en cause, ou plutôt ce déséquilibre intérieur que pointait à bon droit Colette Moreux, et qui n’a fait depuis lors que s’accentuer, est le symptôme d’une maladie collective qui s’enracine dans une couche profonde de notre histoire. Et c’est précisément là que la lecture d’un livre comme Genèse de la société québécoise s’avère à mon avis nécessaire, sinon indispensable, pour comprendre l’hypothèque que la survivance continue de faire peser sur le destin de notre « petit peuple ».

Fernand Dumont ne fut certes pas le seul ni le premier à souligner cette hypothèque ; d’autres avant lui l’ont fait, je pense notamment à Gaston Miron dans L’Homme rapaillé, à Hubert Aquin dans « La fatigue culturelle du Canada français », à Jean Bouthillette dans Le Canadien français et son double, ou encore à Pierre Vadeboncoeur, qui vient de nous quitter. Mais nul, je crois, n’a mieux que Dumont mis en lumière les racines historiques de ce que lui-même a appelé « la conscience négative de soi » des Québécois. En gros, ce que montre Dumont, c’est que l’idéologie de la survivance canadienne-française fut profondément marquée par le regard et le discours de l’Autre, du conquérant. Quel discours ? Celui de la réserve francophone. Parce qu’il menaçait de les assimiler, les Canadiens français ont dû convaincre le conquérant qu’il y avait avantage pour lui à maintenir une réserve française, c’est-à-dire des institutions de base (la langue, la religion, les lois civiles françaises) indispensables au bon fonctionnement de la société colonisée. Mais, comme le fait remarquer Dumont, « à force de répéter les mêmes arguments pour persuader le conquérant de la pertinence pour lui de l’existence d’une société française, on finit par en faire ses propres raisons d’être[8] ». Ainsi, sans trop s’en rendre compte, les Canadiens français se sont lentement approprié, ont peu à peu intériorisé l’image que le conquérant projetait sur eux, celle d’un peuple bon enfant, mais arriéré, d’un peuple « sans histoire et sans littérature » et incapable de se gouverner, bref l’image d’une nation faite pour vivre dans une réserve. Si bien que, comme Dumont le dira ailleurs[9], lorsque les Canadiens français défendront leur religion, leur langue, leurs traditions, ils le feront toujours sur un mode défensif, sur le mode de la survivance culturelle ; ils ne défendront pas leur langue, leur religion, leurs traditions en raison de leur valeur propre, mais en tant qu’elles sont des nécessités de la vie quotidienne, d’une vie où l’on mange en silence son petit pain…

Cette conscience de soi négative, ce complexe d’infériorité seraient-ils disparus avec la Révolution tranquille ? Dumont croyait que non. « Sous les revêtements du nouveau », il voyait la « persistance de l’ancien » et des « réflexes qui ressemblent à des répétitions », « des traits durables de mentalité : une difficulté à affronter les autres cultures, un penchant à leur faire des emprunts avec un enthousiasme naïf ou à s’en méfier avec une pointe d’envie[10] ».

Tel est le prix de la survivance. Il se mesure, par exemple, à « l’enthousiasme naïf » avec lequel, après le référendum de 1995, un grand nombre de nos intellectuels pseudosouverainistes ont adhéré sans réserve, et sous prétexte d’ouverture aux autres, au nationalisme civique et au multiculturalisme canadian. Le prix de la survivance, c’est cette culpabilité identitaire intériorisée qui fait que les Québécois demeurent encore et toujours vulnérables aux entreprises de culpabilisation dont ils font régulièrement les frais. Le prix de la survivance, c’est le poids que fait toujours peser sur nous notre héritage canadien-français. Un héritage que Fernand Dumont ne songeait nullement à renier, mais qu’il nous invitait plutôt à poursuivre en en libérant les promesses empêchées, en raccordant ce que nos ancêtres, ces survivants de l’histoire, avaient dû dissocier : « la communauté nationale avec un grand projet politique[11] ». q

[1] Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 1993, p. 331.

[2]Fernand Dumont : Un témoin de l’homme. Entretiens colligés et présentés par Serge Cantin, Montréal, L’Hexagone, 2000, p. 302-303.

[3] Fernand Dumont, Raisons communes, Montréal, Boréal, 1995, p. 94.

[4] Cité par Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, op. cit., p. 362, note 2.

[5] Éric Bédard, Les Réformistes, Montréal, Boréal, 2009. J’ai fait moi-même un compte rendu de cet ouvrage dans L’Action nationale, vol. C, no 2, février 2010, p. 122-133.

[6] Sur cette question du rapport des Québécois d’aujourd’hui au catholicisme, je renvoie le lecteur à l’ouvrage collectif Modernité et religion au Québec. Où en sommes-nous ?, sous la direction de Robert Mager et Serge Cantin, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010. Voir, en particulier, l’importante étude réalisée par E.-Martin Meunier, Jean-François Laniel et Jean-Christophe Demers, « Permanence et recomposition de la “religion culturelle”. Aperçu socio-historique du catholicisme québécois (1970-2006) », p. 79-128.

[7] Sur cette question du rapport des Québécois d’aujourd’hui au catholicisme, je renvoie le lecteur à l’ouvrage collectif Modernité et religion au Québec. Où en sommes-nous ?, sous la direction de Robert Mager et Serge Cantin, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010. Voir, en particulier, l’importante étude réalisée par E.-Martin Meunier, Jean-François Laniel et Jean-Christophe Demers, « Permanence et recomposition de la “religion culturelle”. Aperçu socio-historique du catholicisme québécois (1970-2006) », p. 79-128.

[8]Genèse de la société québécoise, op. cit., p. 138. Plus loin, Dumont s’attachera à montrer que : « L’avènement de la nation dans le discours se produit, en quelque sorte, d’une manière négative, sous la pression de l’autre société et au corps défendant des élites. Tout se passe comme si les Canadiens [français] étaient contraints de se reconnaître comme une nation. Au surplus, je devrai montrer que cette reconnaissance conservera pour longtemps (pour toujours ?) l’ambiguïté de ses difficiles commencements. » (p. 167)

[9]Fernand Dumont : Un témoin de l’homme, op. cit., p. 284.

[10]Genèse de la société québécoise, op. cit., p. 332 et p. 324.

[11]Ibid., p. 335.

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