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Alors, de quoi payons-nous le prix ? Serait-ce encore et toujours de cette défaite inaugurale et pour ainsi dire fatale que fut la Conquête ? L’affirmer reviendrait ni plus ni moins à entériner la thèse qu’ont soutenue, à une certaine époque, les historiens de l’École de Montréal, les Frégault, Séguin et Brunet, qui firent de la Conquête « une catastrophe irréparable » et de l’indépendance un objectif aussi légitime qu’irréalisable. Certes, on ne peut nier que la Conquête fut un événement politiquement, économiquement et culturellement déterminant. Aussi est-il faux de prétendre, comme l’ont fait les historiens de l’École de Québec, que (et je cite l’un d’eux, Marcel Trudel) la Conquête fut « un simple changement d’allégeance qui n’a pratiquement rien modifié à notre évolution culturelle[4] ». Comme si la Conquête n’avait été qu’une affaire entre deux grandes puissances coloniales. Comme si la cession à l’Angleterre du Canada n’avait pas eu d’effet sur le destin de ceux qui y étaient installés depuis plus d’un siècle. Cela dit, à trop fixer l’attention sur la Conquête, les historiens de l’École de Montréal ont peut-être un peu perdu de vue la portée d’autres événements sur notre mémoire collective ; je pense par-dessus tout, bien sûr, à la défaite des Patriotes et à l’Acte d’Union de 1840, événements à la suite desquels s’échafaudera l’idéologie de la survivance canadienne-française. Car celle-ci ne s’est pas décidée en 1760, tant s’en faut. Revenons un peu sur les conditions qui l’ont rendue possible.
Après la Conquête, compte tenu de leur très petit nombre et de la volonté assimilatrice du vainqueur, les Canadiens (français) étaient voués à devenir à terme, grâce notamment à l’immigration anglaise, des sujets britanniques de plein droit, c’est-à-dire des anglo-protestants. Si ce plan d’assimilation s’était réalisé comme prévu, non seulement n’aurions-nous pas gardé assez de souvenirs de notre passé français pour chanter Mommy, mais le mot Conquête lui-même n’eût probablement jamais figuré dans nos livres d’histoire – où il tend du reste à disparaître au nom d’une certaine rectitude politique. Quoi qu’il en soit, l’histoire étant souvent imprévisible, le plan d’assimilation du conquérant ne s’est pas réalisé. Pourquoi ? Eh bien d’abord parce que très tôt, comme vous le savez, l’Angleterre s’est trouvée forcée de faire d’importantes concessions aux vaincus. Les concessions contenues dans l’Acte de Québec, en 1774, n’étaient pas dictées par la générosité, mais par la conjoncture. Les colonies du Sud avaient commencé à lutter pour leur indépendance, qu’ils réaliseront deux ans plus tard, en 1776. Aussi, en accordant des droits aux Canadiens (principalement celui pour les catholiques de participer au gouvernement civil), l’Angleterre comptait obtenir en échange la loyauté de la population conquise, notamment de l’Église catholique, laquelle devait en effet par la suite multiplier les serments de loyauté envers le monarque anglais. En outre, en gardant les Canadiens différents de leurs voisins, en les maintenant à la fois dans l’ignorance de la langue anglaise et dans le catholicisme, les Britanniques réduisaient d’autant les dangers que les Canadiens se fassent contaminés par les idéologies révolutionnaires des Américains, qui parlaient anglais et étaient protestants. Il s’agissait, autrement dit, d’enfermer les Canadiens dans leur réserve francophone et catholique, jusqu’à ce qu’adviennent des conditions plus favorables qui permettent leur assimilation pure et simple. Car, dans l’esprit du conquérant, l’assimilation n’était qu’une question de temps, de délai. Comme l’écrira Lord Durham dans son célèbre rapport, les Canadiens français finiront bien par s’assimiler « by the working of natural causes », et par s’assimiler pour leur bienfait même, étant donné l’infériorité économique et culturelle de ce « peuple sans histoire et sans littérature ».
En vérité, écrit encore Durham en 1839, je serais étonné si, dans les circonstances, les plus réfléchis des Canadiens français entretenaient à présent l’espoir de continuer à préserver leur nationalité. Quels que soient leurs efforts, il est évident que le processus d’assimilation aux usages anglais est déjà commencé[5].
Durham s’est trompé : le processus d’assimilation, qui était en effet déjà amorcé à son époque, ne s’est pas réalisé tel qu’il l’avait prédit, du moins pas encore. Reste que Durham avait raison sur au moins un point : après la défaite des patriotes et l’Acte d’union, plusieurs parmi « les plus réfléchis » de Canadiens français avaient effectivement perdu espoir de préserver la nationalité canadienne-française. Je pense en particulier à Étienne Parent, le directeur du journal Le Canadien, qui reprendra cependant espoir pour devenir l’un des chefs de file de la « génération » réformiste qui jouera un rôle politique de premier plan au cours des deux décennies qui suivront l’Acte d’union. À ce propos, je vous recommande la lecture du livre qu’Éric Bédard a publié récemment sur les Réformistes[6].
Quoi qu’il en soit, ce ne sont pas les réformistes ni quelque autre groupe de politiciens qui prendront en charge les destinées de la société canadienne-française, c’est l’Église catholique. Encore une fois, sans elle, nous ne serions plus là aujourd’hui pour témoigner du fait français en Amérique. Imaginons un instant que, grâce au soutien des États-Unis – soutien qu’ils ont attendu en vain – imaginons que les Patriotes soient sortis victorieux des rébellions de 1837-1838. Eh bien, je doute fort qu’on parlerait encore français au Québec, lequel serait sans doute devenu assez rapidement un État américain, d’autant que bon nombre de Patriotes étaient plutôt républicains et annexionnistes, partisans de l’annexion aux États-Unis. Toujours est-il que c’est l’Église catholique qui, pendant plus d’un siècle, va jouer un rôle que l’on a qualifié de suppléance ; c’est l’Église qui fera office d’État et de porte-parole de la collectivité ; c’est elle qui, de l’éducation à l’assistance sociale en passant par la colonisation, l’organisation professionnelle, la presse et les loisirs, formera les assises de cette société. Bref, c’est l’Église catholique qui va définir la société canadienne-française. Et c’est peut-être ce rôle identitaire aussi décisif que démesuré que l’Église a joué ici qui explique les sentiments ambigus que les Québécois continuent d’entretenir aujourd’hui à l’égard du catholicisme, ce mélange de ressentiment et d’attachement envers une religion dont nous sommes, que nous le voulions ou non, les héritiers[7], envers une religion dont nous demeurons tributaires, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur, c’est la survivance. Et le pire, eh bien, c’est aussi la survivance. Le meilleur, parce que ce n’est pas rien d’avoir survécu face à une telle adversité, parce qu’il y a quelque grandeur à avoir résisté à l’assimilation pendant deux siècles et demi, jusqu’à cet extraordinaire sursaut de la conscience collective que fut la Révolution tranquille, où les Québécois ont prouvé au reste du monde la valeur de leur culture. De tout cela, nous pouvons tirer une légitime fierté. Mais le pire aussi, parce que la survivance a eu un prix, et un prix que nous n’avons pas fini de payer, que nous ne finirons sans doute jamais de payer.
Quel est au juste ce prix, le prix de la survivance canadienne-française ?
Voici ce que Colette Moreux (qui fut mon professeur de sociologie dans les années soixante-dix à l’Université de Montréal) écrivait, en 1969, aux toutes dernières lignes de son ouvrage Fin d’une religion ? Monographie d’une paroisse canadienne-française (la paroisse en question étant Louiseville) :
Par la création d’un climat d’ensemble [c’est-à-dire d’une culture, S. C.] plus que par la formulation de mesures de répression précises, l’Église au Québec est responsable du retard de la maturation psychologique et morale qui, au lieu de se faire progressivement au cours des siècles passés, se réalise actuellement sous forme d’explosion, de cataclysme en l’espace de quelques lustres : l’équilibre intérieur des individus en est le prix.
Mais ce n’est pas seulement « l’équilibre intérieur des individus » qui se trouve ici en cause, ou plutôt ce déséquilibre intérieur que pointait à bon droit Colette Moreux, et qui n’a fait depuis lors que s’accentuer, est le symptôme d’une maladie collective qui s’enracine dans une couche profonde de notre histoire. Et c’est précisément là que la lecture d’un livre comme Genèse de la société québécoise s’avère à mon avis nécessaire, sinon indispensable, pour comprendre l’hypothèque que la survivance continue de faire peser sur le destin de notre « petit peuple ».
Fernand Dumont ne fut certes pas le seul ni le premier à souligner cette hypothèque ; d’autres avant lui l’ont fait, je pense notamment à Gaston Miron dans L’Homme rapaillé, à Hubert Aquin dans « La fatigue culturelle du Canada français », à Jean Bouthillette dans Le Canadien français et son double, ou encore à Pierre Vadeboncoeur, qui vient de nous quitter. Mais nul, je crois, n’a mieux que Dumont mis en lumière les racines historiques de ce que lui-même a appelé « la conscience négative de soi » des Québécois. En gros, ce que montre Dumont, c’est que l’idéologie de la survivance canadienne-française fut profondément marquée par le regard et le discours de l’Autre, du conquérant. Quel discours ? Celui de la réserve francophone. Parce qu’il menaçait de les assimiler, les Canadiens français ont dû convaincre le conquérant qu’il y avait avantage pour lui à maintenir une réserve française, c’est-à-dire des institutions de base (la langue, la religion, les lois civiles françaises) indispensables au bon fonctionnement de la société colonisée. Mais, comme le fait remarquer Dumont, « à force de répéter les mêmes arguments pour persuader le conquérant de la pertinence pour lui de l’existence d’une société française, on finit par en faire ses propres raisons d’être[8] ». Ainsi, sans trop s’en rendre compte, les Canadiens français se sont lentement approprié, ont peu à peu intériorisé l’image que le conquérant projetait sur eux, celle d’un peuple bon enfant, mais arriéré, d’un peuple « sans histoire et sans littérature » et incapable de se gouverner, bref l’image d’une nation faite pour vivre dans une réserve. Si bien que, comme Dumont le dira ailleurs[9], lorsque les Canadiens français défendront leur religion, leur langue, leurs traditions, ils le feront toujours sur un mode défensif, sur le mode de la survivance culturelle ; ils ne défendront pas leur langue, leur religion, leurs traditions en raison de leur valeur propre, mais en tant qu’elles sont des nécessités de la vie quotidienne, d’une vie où l’on mange en silence son petit pain…
Cette conscience de soi négative, ce complexe d’infériorité seraient-ils disparus avec la Révolution tranquille ? Dumont croyait que non. « Sous les revêtements du nouveau », il voyait la « persistance de l’ancien » et des « réflexes qui ressemblent à des répétitions », « des traits durables de mentalité : une difficulté à affronter les autres cultures, un penchant à leur faire des emprunts avec un enthousiasme naïf ou à s’en méfier avec une pointe d’envie[10] ».
Tel est le prix de la survivance. Il se mesure, par exemple, à « l’enthousiasme naïf » avec lequel, après le référendum de 1995, un grand nombre de nos intellectuels pseudosouverainistes ont adhéré sans réserve, et sous prétexte d’ouverture aux autres, au nationalisme civique et au multiculturalisme canadian. Le prix de la survivance, c’est cette culpabilité identitaire intériorisée qui fait que les Québécois demeurent encore et toujours vulnérables aux entreprises de culpabilisation dont ils font régulièrement les frais. Le prix de la survivance, c’est le poids que fait toujours peser sur nous notre héritage canadien-français. Un héritage que Fernand Dumont ne songeait nullement à renier, mais qu’il nous invitait plutôt à poursuivre en en libérant les promesses empêchées, en raccordant ce que nos ancêtres, ces survivants de l’histoire, avaient dû dissocier : « la communauté nationale avec un grand projet politique[11] ». q
[1] Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 1993, p. 331.
[2]Fernand Dumont : Un témoin de l’homme. Entretiens colligés et présentés par Serge Cantin, Montréal, L’Hexagone, 2000, p. 302-303.
[3] Fernand Dumont, Raisons communes, Montréal, Boréal, 1995, p. 94.
[4] Cité par Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, op. cit., p. 362, note 2.
[5] Éric Bédard, Les Réformistes, Montréal, Boréal, 2009. J’ai fait moi-même un compte rendu de cet ouvrage dans L’Action nationale, vol. C, no 2, février 2010, p. 122-133.
[6] Sur cette question du rapport des Québécois d’aujourd’hui au catholicisme, je renvoie le lecteur à l’ouvrage collectif Modernité et religion au Québec. Où en sommes-nous ?, sous la direction de Robert Mager et Serge Cantin, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010. Voir, en particulier, l’importante étude réalisée par E.-Martin Meunier, Jean-François Laniel et Jean-Christophe Demers, « Permanence et recomposition de la “religion culturelle”. Aperçu socio-historique du catholicisme québécois (1970-2006) », p. 79-128.
[7] Sur cette question du rapport des Québécois d’aujourd’hui au catholicisme, je renvoie le lecteur à l’ouvrage collectif Modernité et religion au Québec. Où en sommes-nous ?, sous la direction de Robert Mager et Serge Cantin, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010. Voir, en particulier, l’importante étude réalisée par E.-Martin Meunier, Jean-François Laniel et Jean-Christophe Demers, « Permanence et recomposition de la “religion culturelle”. Aperçu socio-historique du catholicisme québécois (1970-2006) », p. 79-128.
[8]Genèse de la société québécoise, op. cit., p. 138. Plus loin, Dumont s’attachera à montrer que : « L’avènement de la nation dans le discours se produit, en quelque sorte, d’une manière négative, sous la pression de l’autre société et au corps défendant des élites. Tout se passe comme si les Canadiens [français] étaient contraints de se reconnaître comme une nation. Au surplus, je devrai montrer que cette reconnaissance conservera pour longtemps (pour toujours ?) l’ambiguïté de ses difficiles commencements. » (p. 167)
[9]Fernand Dumont : Un témoin de l’homme, op. cit., p. 284.
[10]Genèse de la société québécoise, op. cit., p. 332 et p. 324.
[11]Ibid., p. 335.