Éditorial – Détournement, dépendance et dépossession

Le débat sur le dossier de l’énergie commence à émerger. Avec le dépôt du projet de loi 69, il est désormais possible de mieux saisir ce qui se dessine derrière les superlatifs dans lesquels le gouvernement Legault tente de l’emballer. La rhétorique des « gros projets » et son inscription dans le jargon vert ne cachent plus grand-chose. […]

Le débat sur le dossier de l’énergie commence à émerger. Avec le dépôt du projet de loi 69, il est désormais possible de mieux saisir ce qui se dessine derrière les superlatifs dans lesquels le gouvernement Legault tente de l’emballer. La rhétorique des « gros projets » et son inscription dans le jargon vert ne cachent plus grand-chose. Les intentions de la CAQ n’ont rien de nouveau : elles s’inscrivent en droite ligne des politiques libérales des Charest et Couillard pour casser le modèle québécois, pour faire primer le positionnement dans le marché sur l’intérêt national.

Ce que laisse voir l’examen du projet de loi c’est une intention et des moyens d’encarcaner Hydro-Québec et de réduire le rôle de l’État, ce qui aura pour effet de réduire la capacité du Québec de frayer son chemin propre dans la crise climatique. Par la part qu’il fait au secteur privé, ce projet propose et planifie un détournement de richesse qui nous appauvrira collectivement en plus de nous enferrer dans une logique de dépendance que d’aucuns pensaient révolue. Le projet de loi ne fait plus d’Hydro-Québec le centre de gravité du modèle québécois. Il met la société d’État au service d’un modèle de développement qui aura pour effet de diminuer la capacité du Québec à rester en contrôle de ses ressources névralgiques et en possession des richesses qu’elles peuvent générer.

Cela dit, il ne fallait tout de même pas bouder notre plaisir en voyant Michael Sabia administrer un magistral coup de pied de l’âne à l’affairiste en chef ! Mais il ne s’agissait que d’une savoureuse distraction. Les orientations de ce gouvernement et d’Hydro-Québec en matière de gestion de l’énergie n’en demeurent pas moins fort inquiétantes. Comme l’est la précipitation avec laquelle le gouvernement a expédié les consultations en commission parlementaire. Le projet de loi 69 repose sur des choix et des modèles qui engageront le Québec pour au moins deux générations. Cela mérite plus qu’un traitement bâclé devant l’Assemblée nationale. Cela nécessite un examen mobilisant l’ensemble des forces vives du Québec.

Ce projet de loi mériterait que se tienne un grand forum et que soient bien soupesées les conséquences de ce qui s’y trouve concernant le modèle de développement pour le Québec du 21e siècle. Pour l’instant, le débat hors commission parlementaire est resté échevelé et, surtout, dominé par des thèmes secondaires. Non pas que la question de la tarification soit sans importance, non pas que la question des nuisances éoliennes soit négligeable, loin de là, mais il faut d’abord comprendre dans quel modèle de développement ces questions sont inscrites pour en saisir la portée. Jusqu’à présent, le gouvernement Legault s’est servi de ces enjeux secondaires comme de véritables thématiques de diversion. Michael Sabia a fait de même avec encore plus d’habileté en lui reprochant d’avoir privilégié les grandes entreprises étrangères au détriment de l’industrie québécoise sans pour autant aborder le nœud du modèle : l’augmentation de la capacité de production par un recours essentiel au secteur privé. La rupture avec le Pacte de l’électricité que les Québécois ont scellé avec l’élection de 1962.

Il faut en finir avec les évidences martelées par les apôtres du marché : Hydro-Québec a toute la capacité – technique, opérationnelle et financière – pour relever seule les défis de l’électrification et la transition énergétique. Le projet de loi 69 modifie son rôle et l’éloigne de sa fonction de service public pour la mettre au service de la croissance, une croissance qui carbure d’abord à la demande extérieure. Il formalise un renoncement à la richesse collective au profit du secteur privé : les revenus à tirer des ressources hydrauliques et éoliennes seront en partie détournés et ils le seront dans des modèles d’affaires qui viennent saper les fondements du modèle que les Québécois ont choisi de privilégier en nationalisant le secteur et en créant Hydro-Québec. Les choix qu’il entraînera subordonneront nos politiques industrielles et placeront notre développement économique à la remorque d’intérêts étrangers qui n’auront de cesse de phagocyter et satelliser les institutions et que nous avons mis en place pour sortir des griffes des « trusts » qui ont trop longtemps saigné notre avenir en érigeant la dépossession en horizon politique de consentement.

Le projet de loi autorisera la cession d’actifs de production à des intérêts privés, autorisant autant de brèches dans le monopole de production que doit pourtant conserver Hydro-Québec. Il ouvre la porte à de dangereux précédents concernant les infrastructures de transport, érodant le monopole d’Hydro sur le transport et la distribution. Au nom d’une pseudo-urgence verte, le gouvernement présente la réduction et l’aliénation du patrimoine collectif comme une voie de prospérité. C’est une ruse idéologique et un assaut sur ce qui constitue encore le socle du modèle québécois, une richesse sacrifiée qui réduira d’autant la capacité de placer l’intérêt national au cœur de la stratégie de transition énergétique. La classe d’affaires que cela encouragera sera celle des parvenus qui s’enrichiront à gérer la dépendance.

L’héritage de Fitzgibbon se trouve intégralement protégé dans le PL-69. On y reconnait la même ingéniosité à créer des interstices dans lesquels les puissances marchandes pourront enfoncer des coins. Quel formidable paravent que de brandir les partenariats avec les nations autochtones et les MRC ! Le gouvernement va instrumentaliser les difficultés et le mal développement qui les affligent. Il leur fait miroiter des revenus qui ne seront jamais qu’une fraction de la richesse produite. Pour financer et faire fonctionner les équipements de production, ces acteurs n’auront d’autres choix que de s’allier avec des acteurs privés dont ils resteront dépendants. Ce ne sera plus qu’une question de temps pour que ces ententes asymétriques soient exploitées pour élargir et « adapter » les partenariats et laisser les forces marchandes grignoter lentement le périmètre de l’intérêt public. Le modèle profite de l’indigence des uns et des moyens faméliques des autres pour faire avaler une immense couleuvre. Il ne leur réserve d’ores et déjà que des miettes, mais les affamés n’y verront que festin.

Un partage des revenus des richesses produites pourrait très bien se faire avec des redevances ou diverses formules de partage qui resteraient étanches, qui éviteraient tout détournement de la richesse collective au profit d’actionnaires cupides pour qui le rendement primera toujours sur l’intérêt national. Ce partage devrait reposer sur une politique nationale visant à viabiliser les institutions locales et à mettre en place les dispositifs institutionnels requis pour gestion décentralisée qu’exige une véritable logique d’autonomie énergétique solidement ancrée dans les particularités des milieux.

Il en va de même de la partition du territoire formalisée dans le PL-69 et qui donnera également au Plan d’Hydro-Québec un espace de privatisation sans précédent. Le projet de loi divise le territoire du Québec en deux grands domaines : les projets de grands ouvrages resteront l’apanage d’Hydro alors que le développement des projets privés se fera sur le domaine privé. On commence déjà à voir ce que cela va donner : tout le territoire habité est désormais convoité et les projets vont se multiplier qui vont créer des enclaves qui vont constituer autant de fiefs énergétiques. Le modèle va induire une régression historique qui ramènera des régions entières aux heures sombres de la Southern Canada Power et autres nouveaux seigneurs du féodalisme vert.

Le morcellement du territoire va réduire dramatiquement la capacité d’aménagement et de planification des mêmes MRC qui salivent devant la menue monnaie qu’on leur laisse espérer. Le zonage agricole, la destruction des paysages (des centaines d’éoliennes de plus de cinq cents pieds de hauteur plantées un peu partout dans tout le territoire habité) et les nuisances de tous ordres engendrées par l’installation, le fonctionnement et l’entretien de ces machines sont aussi des considérations qui vont peser lourd sur « l’acceptabilité sociale » présumée plus facile à obtenir par les promesses d’accroissement des ressources municipales.

Ce ne sont là que deux éléments majeurs de la charpente du modèle que le projet de loi laisse voir. Il y en a d’autres et d’aussi cruciaux, en particulier en ce qui concerne les impacts des orientations et la latitude que le PL-69 accorde pour le déploiement du Plan d’action d’Hydro-Québec. Les gros chiffres qui sont brandis et qui, aux yeux de plusieurs, font l’effet de feux d’artifice cachent des arbitrages qui détermineront la capacité non seulement d’Hydro-Québec, mais encore et surtout de l’État du Québec de poursuivre des politiques centrées sur l’intérêt national. Les ressources financières à mobiliser doivent faire l’objet d’un débat large, car elles pèseront lourd sur les missions de l’État et sur les conditions de prospérité. Ces conditions ne peuvent être laissées comme inhérentes aux projets que le gouvernement et le projet de loi reportent au PGIRE, le Plan de gestion intégré des ressources énergétiques.

« L’avenir c’est pour plus tard », nous dit le gouvernement faisant du surf sur ces vers d’une chanson de Richard Desjardins. Ce plan, on nous le promet pour 2026, à la toute veille des élections ! Tout franchement, c’est prendre les Québécois pour d’indécrottables naïfs. Il y a fort à craindre que s’y terrent les pièges susceptibles de jeter notre État dans les griffes des puissances financières qui lui dicteront ses choix dans les logiques feutrées du marché mondialisé. La mobilisation des immenses volumes de capitaux évoqués dans le Plan d’action d’Hydro-Québec et dans les orientations gouvernementales exigera une rigueur exceptionnelle. Une rigueur d’analyse qui devra faire primer l’évolution des besoins du Québec sur la demande extérieure, le développement autocentré sur le développement exogène. Une rigueur d’exécution qui devra assurer le plus grand contrôle sur les réservoirs de capitaux à solliciter, une rigueur qui assurera que ce contrôle sera exercé au nom de l’intérêt national et non pas enferré dans les paramètres de la finance mondialisée.

La décarbonation, la lutte aux changements climatiques, les mesures d’adaptation et les objectifs de politique industrielle, tout cela ne sert qu’à garnir l’arsenal idéologique des partisans de la croissance économique à tout prix. Dans les faits, rien de tout cela ne se trouve dans le projet de loi, ni objectifs, ni mesures. Il ne s’en trouve pas davantage ailleurs, sinon qu’entre les lignes du Plan d’Hydro-Québec et de ce qui est éparpillé dans les annonces où les demi-mesures sont gonflées à la rhétorique verte. L’embardée Northvolt est d’ores et déjà emblématique. Affairisme et candeur auront donné un mélange toxique et coûteux : ce ne sera pas la première fois que les gérants provinciaux se font rouler dans la farine. C’est le principal risque auquel s’exposent les faiseux qui incarnent les travers modernes de la fable de Lafontaine La grenouille et le bœuf. Les mirages compensatoires sont au cœur de la politique provinciale : les velléitaires qui refusent de s’assumer ne voient grandeur qu’à s’imaginer grandis par la condescendance des puissants.

François Legault se fait un mantra de sa volonté de voir pousser « les jobs payantes à 50 $ de l’heure » quitte à reléguer les entreprises locales dans le quémandage, avouant plus ou moins explicitement que le statut de subalterne ne lui fait pas problème. Les « gros projets » attirés, tout autant que ceux qui restent espérés autour des parcs éoliens et des barrages privatisés, restent tout entiers encastrés dans un modèle de développement exogène, un développement dépendant. Cette dépendance pourrait peut-être créer de la croissance, mais elle ne servira pas la prospérité du Québec. Le PL-69 est à l’exact opposé du « Maitres chez nous » de la nationalisation de l’électricité. La ministre Fréchette peut bien faire des phrases et parler de la recherche de l’équilibre, mais elle défend un modèle qui ne pourra être que temporairement hybride, le temps que les loups de la bergerie s’engraissent et se fassent de meilleures pistes pour traquer les proies.

La mutation exigée pour faire face aux transformations radicales qu’imposent d’ores déjà la crise climatique et aux défis pour la surmonter se révèle d’ores et d’une ampleur aussi immense qu’inédite. Elle tient, en fait, de la complexité et de la mobilisation qu’on ne peut associer qu’à un immense projet de société. Et le Québec n’y trouvera son modèle de développement qu’en misant sur son intérêt national, pas sur les occasions d’affaires ouvertes par le marché de l’énergie et l’appétit des puissances d’argent. Un tel projet ne s’élabore pas par effraction, en tentant de composer avec les non-dits, les raccourcis et les omissions d’un projet de loi affairiste comme l’est le PL-69. Il faut tout mettre en œuvre pour le mettre en échec. Il faut également s’assurer que si le gouvernement abuse de sa majorité pour se donner l’occasion de traduire ses partis-pris idéologiques dans un éventuel PGIRE, un ensemble de contre-propositions soient d’ici là mises au jeu et débattues. Et il faudra bien que les partis indépendantistes s’en fassent les relais et les porteurs. Hydro-Québec est un joyau qui ne doit pas sortir du patrimoine national et qui ne doit pas être instrumentalisé comme le fait ce projet de loi et qui la met au service d’un modèle économique contraire aux exigences d’un modèle de développement autocentré.

Le Québec possède un portefeuille d’énergies renouvelables parmi les plus riches du monde. Nous avons les ressources humaines, matérielles et institutionnelles pour le faire servir au mieux des exigences de l’environnement et d’un développement centré sur le plus grand contrôle possible de notre destin national. À la vitesse à laquelle ce gouvernement s’effondre et devant l’urgence que lui fait le cumul des échecs pour trouver des simulacres pour camoufler son impuissance et les renoncements qu’elle lui impose, il n’y a rien d’autre à lire dans ce projet de loi qu’un chapitre supplémentaire d’un véritable Précis de décomposition que François Legault rédige au fil de ce mandat. Aux chapitres de la démission linguistique, du consentement à la noyade démographique et à ceux du sacrifice des systèmes publics de la santé et de l’éducation sur l’autel du marché, s’ajoute désormais celui de la régression planifiée et de la dépossession.

François Legault se montre toujours ulcéré devant les remises en question de son nationalisme de simagrées. Il se trouvera apaisé avec ce projet de loi : sa place dans l’histoire est assurée. Il est d’ores déjà élevé au rang des farauds qui ne sont jamais aussi audacieux que lorsqu’ils tombent dans du bien d’héritage.

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