Le numéro Octobre-Novembre 2022 paraîtra le 11 novembre
En 1962, parlant des Canadiens français au moment de la résurgence des idées d’indépendance, Hubert Aquin en décrivait ainsi l’ambivalence typique : « ils veulent simultanément céder à la fatigue culturelle et en triompher, ils prêchent dans un même sermon le renoncement et l’ambition […] La culture canadienne-française offre tous les symptômes d’une fatigue extrême : elle aspire à la fois à la force et au repos, à l’intensité existentielle et au suicide, à l’indépendance et à la dépendance1 ». Sa tragique lucidité nous donne la mesure de la régression politique dans laquelle est aspiré le Québec comme dans un vortex toxique. Qui pourrait prétendre sans faire semblant d’y croire que cela ne résume ni n’illustre parfaitement le projet, le style et la conduite de la CAQ, d’hier à aujourd’hui où son triomphe électoral achèvera d’enivrer les producteurs de simulacres ?
Mais une chimère qui répond bien à la douleur sourde qu’inflige la déportation des espérances devant les coups de boutoir d’un régime qui n’a de cesse de distiller l’humiliation, de faire sentir son impuissance à un Québec affamé de vertu environnementale, de sécurité culturelle et tout disposé à se laisser séduire par les perspectives d’une quiétude existentielle. Malléable comme une bonne pâte, disponible « Comme des millions de gens fragiles/À des promesses d’élections » comme le chantait Claude Gauthier2, l’électorat du Québec s’est de lui-même enlisé dans le marécage rhétorique où l’a conduit cette campagne électorale déconnectée du champ de forces réel qui l’enserre dans un régime et un ordre constitutionnel qui le dépouillent de sa capacité d’orienter son destin.
C’est le triomphe du déni qui caractérise le mieux le résultat de cette élection. Le mandat qu’il inaugure ne manquera pas d’en révéler les limites. Cela ne durera pas toujours et les valeureux ninistes ne manqueront pas de se faire bardasser de tous bords et tous côtés : par Ottawa d’abord, bien déterminé à finir la besogne de la minorisation, par de plus en plus d’électeurs ensuite qui découvriront au fil des crises que la province est devenue ingouvernable avec les moyens que le Canada lui laisse. Les arguties sur la péréquation ne tiendront pas longtemps. Les limitations de compétences, les choix imposés unilatéralement et le choc des visions de développement vont finir par porter ombrage aux savants calculs du comptable en chef pour faire endurer le fédéralisme payant. Le Québec ne pourra pas longtemps prendre congé de lui-même devant les enjeux qui se pointent et devant les réponses inadéquates et bancales auxquelles le condamnera le régime. Du point de vue de l’action indépendantiste, cela peut définir le champ des possibles de mobilisation, mais cela ne garantit rien. Quoi qu’en disent les bonimenteurs et les partisans du régime, notre Histoire est tragique. Il se pourrait que le Canada nous broie. Notre fragilité ontologique va resurgir tôt ou tard. Et c’est en renouant avec ce qu’elle a d’exigence qu’il faut analyser les résultats de cette élection.
Certes, il est n’est pas inutile d’analyser les distorsions du mode de scrutin, de calculer les écarts de résultats et les mouvements de clientèles, de passer en revue la quincaillerie et la joute partisanes, mais là n’est pas l’essentiel de ce qui s’est joué avec la réélection de ce gouvernement d’attentistes et d’indolents. Il faut dépasser ces préoccupations pour réaliser une analyse indépendantiste de l’élection provinciale.
Dans cette perspective force est d’abord de constater que le trait principal de la conjoncture qui s’ouvre est bel et bien celui de la régression historique. Non seulement le projet de la CAQ a-t-il été confirmé largement comme retour à l’ambivalence atavique du Canada français minoritaire, mais encore l’a-t-il été dans le refus de l’avenir : Continuons quoi ? De vivre sans trop d’ambition, en fuyant les risques et les efforts du combat national et en tentant de nous convaincre collectivement de notre volonté de vivre en espérant que nos dirigeants vont faire, de temps en temps, quelques fanfaronnades. Ce qui se cachait derrière ce slogan c’est la clé du projet caquiste : le refus de miser sur le caractère instituant de la nation. C’est la dynamique profonde de la folklorisation, pas tellement la fétichisation des symboles que leur utilisation comme alibi.
En effet, le refus de soi n’est pas tenable comme horizon politique. Une société – et à plus forte raison une société fragilisée dans ses fondements – a besoin d’une matrice de dispersion idéologique pour mettre en tension les intérêts et ambitions des groupes qui la composent. Dans la politique de folklorisation, cette matrice sert à produire du simulacre. Les alibis et les faux combats nourrissent les débats, fixent les paramètres des affrontements idéologiques tout en leur donnant semblant de réalité. L’ambivalence se nourrit dans cette matrice, faisant de l’aspiration à l’être et du consentement à la dépendance les deux pôles qui donnent à sa rhétorique les tensions qui la mettent en mouvement. D’un côté la crainte de la louisianisation et la loi 96 comme demi-mesure pour se donner l’air d’être raisonnable et pragmatique, de l’autre l’éloge de la péréquation comme horizon politique. Un alibi pour la langue et la culture, un simulacre pour consentir à se laisser mener par d’autres.
Il faut dire à la décharge des caquistes qu’ils ne sont pas les seuls responsables de la régression politique folklorisante. Le point de bascule peut être placé au lendemain du référendum volé de 1995. La rapidité avec laquelle le résultat a été accepté malgré les signes évidents d’irrégularités, l’empressement d’un Lucien Bouchard à revenir dans les cases de la politique provinciale pour renoncer à conserver l’initiative, sa peur atavique de faire face à la situation linguistique et aux enjeux identitaires (songeons au discours du Centaur et au congrès du miroir) et son refus de poser le conflit de légitimité ont laissé le champ libre à une riposte fédérale déterminée à ce que la menace séparatiste disparaisse à jamais. La régression politique était bel et bien enclenchée. Du point de vue indépendantiste, c’est là que se trouve la clé de l’énigme. En quelques mois à peine tous les efforts des trois décennies précédentes ont été pulvérisés : le Parti québécois a refusé obstinément de faire son retour critique, les bonimenteurs à gages ou simplement candides se sont empressés de réduire un processus historique en un événement ponctuel, voire en point final. Il fallait passer à autre chose. Et avec la CAQ, le Québec et les Québécois seraient censés être ailleurs. Où ? Nulle part c’est-à-dire dans le Canada.
Le retour à la politique provinciale du consentement à l’impuissance, au refus de « l’agir par soi » pour le dire comme Maurice Séguin, pointe le plus grand défi pour (re)penser l’ouverture de l’espace politique. Il faudra de nombreux efforts pour inscrire cette tâche dans l’espace public. Ce sera un exercice très exigeant, car les forces qui se donnent pour celles du statu quo dominent avec un répertoire infini de faux-fuyants. La vision du Québec de lui-même ne se joue pas seulement, pas même d’abord, dans le champ politique, mais bien dans la culture et ses courants de fond. Consentir à la minorisation et parvenir à se persuader des bienfaits de sa dépendance n’est pas une mince affaire, mais cela renvoie à un choix fondamental : se considérer comme nation avec un pouvoir instituant ou se laisser définir de l’extérieur comme un agent d’influence sur la vie du Québec…
À cet égard, il y a un piège à penser que le nationalisme de la CAQ et celui des deux partis qui se réclament de l’indépendance s’additionnent dans un Québec bleu, axé sur la majorité francophone. C’est un bel exemple de l’effet pervers de la politique du simulacre : une telle addition ne procède que du renouvellement de l’ambivalence. Servir à la fois une vision de soi comme nation en droit et devoir de se conduire comme force légitime et comme minorité (fut-elle qualifiée comme « nation ») qui s’accommode ne fait pas que nourrir d’insolubles contradictions, c’est se berner sur son propre espace politique. C’est une telle distorsion qui nourrit les fantasmes de la transmutation de la CAQ en parti qui fera l’indépendance alors que tout confirme que son chef, loin d’avoir été grandi par sa fonction, s’est affalé – comme Lucien Bouchard, diront ceux qui l’ont vu à l’œuvre.
La lecture indépendantiste du résultat de cette élection ne pointe pas du côté de la constitution d’un bloc, alors qu’il s’agit d’un amalgame fragile incapable de se saisir dans son champ de force réel. La dispersion du vote entre les cinq partis est bien davantage le signe que le Québec est divisé contre lui-même, alors que le seul bloc réel résultant de l’élection n’a rien pour nourrir l’ambivalence de la culture politique québécoise et tout pour renforcer l’emprise canadian. La vérité de cette élection c’est que le Québec est dualisé. Pas seulement divisé sur le plan électoral entre Montréal et les régions, mais désormais marqué par une dynamique inédite : le Parti libéral du Québec est non seulement devenu un parti ethnique, mais encore et surtout une tête de pont. C’est clairement, franchement, le parti du Canada, une force politique qui donnera à Ottawa de puissants leviers pour combattre la politique provinciale caquiste (loi 96 et loi 21 d’abord).
Et c’est bien là l’ironie de la situation, la politique du simulacre ce n’est que pour consommation locale. Même fadasses, les demi-mesures lui sont intolérables ; Ottawa veut canadianiser le Québec, le Parti libéral du Québec s’en fait désormais une politique qui sera déclinée sur tous les plans. Ce qui est en jeu c’est la réalité de l’existence nationale, sa légitimité existentielle elle-même. Le Québec français est de plus en plus ouvertement contesté, non seulement sa législation linguistique, mais sa réalité nationale, comme le disait ouvertement un candidat libéral de l’Ouest de l’île qui a été élu sans même avoir été désavoué par sa chef en cours de campagne. C’est sans parler du Bloc Montréal et des déclarations qui se multiplient et qui sont toujours accueillies comme des anecdotes… La fonction politique du PLQ dans la présente conjoncture sera de brouiller les repères, de tenter d’imposer le lexique et les catégories conceptuelles de la politique d’Ottawa pour dresser des écrans opaques devant la réalité toute nue : la minorisation en acte.
Cela posé, la médiocrité de cette campagne électorale ne renvoie pas seulement aux erreurs de calcul, à l’incompétence des Legault et autres Boulet pour traiter de l’immigration ou de Nadeau-Dubois pour définir les ultra-riches. Elle a d’abord révélé l’extrême indigence de l’analyse politique servie par les bonimenteurs qui font vendre dans les médias. À quelques exceptions près, ils auront été les principaux relais de la politique du simulacre, des ouvriers de l’insignifiance payés pour « faire semblant que c’est intéressant » comme le chante Richard Desjardins. Les exemples sont trop nombreux pour en faire ici l’inventaire exhaustif, quelques thématiques suffiront néanmoins à illustrer la profondeur de l’abîme d’ignorance qu’ils ont contribué à creuser.
La critique du régime fédéral a été aussi absente des analyses que de la campagne des partis – sauf peut-être un peu, mais cela a paru tellement rafraichissant de la part du PQ. Les promesses ont virevolté sans trop de considération pour les moyens de la province dans le Canada réel. Le sujet a vite été refermé avec la joie de Legault à l’idée de recevoir 10 milliards en péréquation. Quelques voix ont néanmoins fait remarquer que cela ruinait sa position de négociation pour réclamer le rehaussement du financement fédéral en santé. Mais on est vite passé à autre chose puisque les Québécois sont ailleurs… Quand quelques éclairs de lucidité perçaient l’opacité du voile d’aveuglement, c’était généralement pour reconnaître qu’Ottawa devra faire sa part, c’est-à-dire pour concéder que les promesses québécoises ne sont réalisables qu’avec les moyens que le Canada lui laisse. Et prolonger le cycle du quémandage qui transforme l’Assemblée nationale en groupe de pression.
C’est évidemment dans les délirants débats sur le troisième lien que la politique du simulacre a le mieux fonctionné. Ottawa ne bougera pas sur un projet irréalisable sans sa participation financière et ses analyses d’impacts, mais qu’à cela ne tienne, les débats ont emprunté tous les chemins de travers pour contourner la difficulté : GES, auto-solo, démographie. Tout pour faire semblant que le Québec pourrait décider de lui-même en cette affaire, même en supposant qu’elle aurait de l’allure.
Les débats sur la situation linguistique ont été aussi courts que tordus. Les échauffourées sur le cégep français ont nourri de faux arguments, transformé en faux combat cette composante partielle d’une politique adaptée à la situation réelle. Il s’en est trouvé pour penser que cela contribuerait à renverser l’anglicisation en ignorant que c’est d’abord, comme l’a montré Charles Castonguay l’assimilation des natifs francophones qui explique le déclin du français. C’est un phénomène qui ne se résume pas à la question du cégep : il faut faire semblant de ne pas voir le rôle clé de la socialisation et du système d’éducation où l’anglais est enseigné dès le primaire et promu, avec les fonds publics, comme une voie royale pour se faire un avenir. C’est faire l’impasse sur la dynamique réelle de l’immigration que de faire croire que la sélection de l’immigration permanente constitue une clé. Le débat sur les seuils n’aura représenté qu’un exemple de plus d’un faux combat délirant. Surenchère à la hausse ou à la baisse, procès de xénophobie, de frilosité ou d’indifférence à la rareté de main-d’œuvre, tout y a passé sauf une chose déterminante : la région montréalaise est submergée par les travailleurs étrangers temporaires et les étudiants qui l’anglicisent massivement.
C’est moins le contingent d’immigrants permanents qui est en cause que la structure institutionnelle dualisée et tenue en place grâce à ces anglicisants de passage qui est en cause. Les chiffres varient, mais on estime à près de 200 000 personnes qui vivent en anglais grâce à du soutien public aux institutions qu’elles fréquentent sans avoir à tenir compte du Québec. Là encore les débats et le savant babillage des commentateurs sont partis sur des fausses pistes ou des chemins de travers. La dualisation institutionnelle rend possible et encourage cette pression sur le français dans la région métropolitaine. Le réseau anglophone des institutions scolaires, de santé et d’enseignement supérieur, largement surfinancé et faussement présenté comme au service de la minorité anglaise est au cœur du problème. Le Québec s’efface lui-même : dans la région métropolitaine, c’est le gouvernement du Québec qui est le plus gros employeur exigeant le bilinguisme. Par le même retournement de sens, les faits sont évités et évidés pour ne pas avoir à reconfigurer les institutions au service d’une cohérence nationale dans un Québec français.
Anne-Michèle Meggs a montré dans une série d’articles parus dans l’Aut’journal que le Québec, en vertu de l’entente avec Ottawa, a les pouvoirs d’agir sur la sélection des étudiants étrangers. Il ne le fait pas. L’explication n’a pas été abordée clairement, mais il est évident que s’il faisait primer la sélection et la filtrait en vue de servir le Québec français, il serait contraint de remettre à leur place les McGill, Concordia et autres Dawson. La question des étudiants temporaires recouvre donc une démission (en plus de tolérer le racisme systémique que pratique Ottawa pour écarter les étudiants de l’Afrique francophone). Il est plus simple de se lamenter. Et force est de reconnaître que là-dessus le cinglant Trudeau a raison. Évidemment, il serait le premier à combattre les mesures nécessaires pour que le Québec occupe pleinement cette compétence, car les lobbys de l’anglosphère ne tolèreraient pas de se faire recentrer sur une dynamique institutionnelle dont le français (et la majorité francophone) serait le centre de gravité.
Cette oblitération d’un enjeu démographique majeur n’aura pas été la seule à faire dévoyer la réflexion collective. Trudeau a eu beau répéter sur tous les tons et toute la superbe dont il est capable que Legault n’aura pas plus de pouvoir en immigration, les palabres sont restées centrées sur les enjeux secondaires. Le comble de l’affaire, Legault lui-même a multiplié les génuflexions en ouvrant la porte à des ententes de moindre portée : il est pragmatique et recule avant même de négocier quoi que ce soit. Mais il ne ménage aucun superlatif pour exprimer son inquiétude. C’est un exemple parfait de fausse polémique et de politique du simulacre jouant sur une ambivalence qui rend possible la politique détachée du réel.
Que dire de l’absurdité complète de ces discussions de campagne au cours de laquelle à peu près rien n’a été dit des conséquences de la politique fédérale d’accroissement phénoménal de l’immigration. Quelques fois, la chose a été évoquée, mais il n’y a pas eu de réel examen, ni par les partis ni par les commentateurs, de la conjoncture réelle dans laquelle cela place d’ores et déjà le Québec. Ottawa a fait des annonces pour rendre plus confortable et facile le recours à la passoire du chemin Roxham et l’on a continué de parler de la crise du logement sans cadrer les enjeux démographiques d’une immigration incontrôlée et des effets déstabilisant sur des pans entiers de la vie collective, à commencer par la crise des écoles montréalaises.
Même si elle a été brandie comme une panacée, la régionalisation ne sera pas un moyen de riposte : c’est un alibi. Partout dans le monde l’immigration est un phénomène de grands centres urbains. La structure de notre peuplement chancelle, les immigrants n’auront pas davantage d’intérêt à se cramponner dans les régions que les natifs qui les quittent. C’est par une politique de population globale – et que le régime lui interdit – qu’il faut traiter de ces appariements. Cela renvoie certes à une vision claire des enjeux territoriaux, mais cela inclut également un examen sérieux des enjeux de la natalité, tabou tenace s’il en est. La volonté de vivre et de se projeter dans l’Histoire ne peut s’exprimer longtemps dans l’ambivalence dont parle Aquin. C’est la vie agonique dont parlait Miron avec ses mensonges à soi-même ou l’élan vital. Le sort du Québec reste entre ses mains, quoi qu’en pensent ceux-là qui voudraient s’en décharger sur les immigrants. Le fétichisme immigrationniste n’est rien d’autre que la survivance par procuration.
La politique du simulacre nourrit une pratique politique reposant sur la rhétorique d’évitement, la restriction mentale et l’éternelle minimisation des pertes. Elle produit aussi des mythes compensatoires, certes, mais ils deviendront de plus en plus difficiles à rendre efficaces. Ce sera la tâche des indépendantistes que de les débusquer au nom d’une lucidité qu’il faudra réapprendre à pratiquer comme vertu politique. Heureusement les faits sont têtus et les années qui viennent vont susciter de graves rappels à la réalité.
À peine la campagne terminée que les inquiétudes ont monté devant les résultats d’une étude du Cégep de Jonquière sur la consommation et la connaissance des œuvres de la culture québécoise. Les enjeux sur les failles de socialisation qui rendent possibles en plein complexe institutionnel de tels comportements d’apatrides ne pourront guère être minimisés longtemps. Et cela n’est pas qu’une affaire de programme et de ministère, c’est la réalité brutale de la domination culturelle sur l’ensemble de notre société. C’est le procès de la culture québécoise et de son pouvoir instituant qui est en cause. La transmission est enrayée, les mécanismes de socialisation se grippent. Il y aura un examen de conscience à faire, comme on disait jadis.
Ce déni de la gravité et de l’ampleur de la démission qui se dessine aura été d’autant plus occulté que la campagne est restée pusillanime sur les capacités du Québec à harnacher les GAFAM pour qui Ottawa est si complaisant. La CAQ n’a même pas osé ressusciter le concept de souveraineté culturelle. Fidèle à sa vision du monde, ses efforts en culture ont été mesurés en termes comptables. C’est pourtant le rôle instituant de la culture qui est en cause. La reconnaissance de ce caractère imposerait une approche globale et globalisante exprimant le projet culturel québécois (peu importe comment on le définit) comme fondateur, plaçant l’ensemble des institutions dans un univers de référence et de partage, faisant de la langue française et de nos héritages le socle de la sociabilité et de la citoyenneté. Cela exigera une force qui n’a pas grand-chose à voir avec les désirs de reconnaissance et la nostalgie des maisons de la fierté, et encore moins avec le divertissement et les industries de la culture. Une telle force ne se peut construire qu’en maintenant une tension entre la volonté de s’affirmer majoritaire et le refus intransigeant de tout compromis reposant sur la représentation de soi comme minoritaire. Le Québec doit redevenir le centre de son propre monde, c’est la seule direction à prendre pour s’affranchir des clichés de « l’ouverture au monde », cet alibi pour mieux se dissoudre dans l’anglomédiocrité marchande.
Cela suppose de triompher de l’insécurité, de construire sa confiance en prenant des risques. À commencer par celui de s’assumer dans les controverses et procès de légitimité mâtinées de procès en xénophobie et repli sur soi. Cela dépasse largement le champ politique et pose dans tous les lieux et les occasions de socialisation un impératif de construction et de convergence des pratiques et des valeurs qui neutraliseront les effets toxiques du multiculturalisme, mais, surtout, rendront incontournables et indispensables les mots, les œuvres et les récits de l’aventure québécoise. Le peuple qui ne s’impose pas périra, a déjà écrit Pierre Vadeboncoeur.
Pour les indépendantistes le mandat de la CAQ avant d’être celui de la convergence des partis, des pactes électoraux et des convergences de programmes, devra d’abord être celui du recentrage de la référence québécoise et de la critique du régime. Cela veut dire d’abord de raccorder le Québec avec la perception claire de ses intérêts. C’est le consensus sur une doctrine de l’intérêt national qui doit fournir le socle pour l’élaboration des moyens de se donner une unité d’action. Il ne faut pas, à ce stade-ci de la lutte, se laisser distraire par les ratiocinations sur les conditions de la convergence des forces. Il est stérile de peser la vertu et la pureté des convictions de QS ou de revenir sur la tradition velléitaire du PQ. Certes, il faut faire le retour critique, mais sur l’ensemble du mouvement, pas seulement sur les parcours des partis. La concurrence entre eux ne disparaîtra pas. L’enjeu est plutôt de savoir sur quoi faire porter les sujets sur lesquels est possible une mobilisation globale des partis comme de la société civile.
Avant de s’exprimer dans les considérations électorales et la lutte partisane – nécessaire et incontournable –, la convergence politique requise pour donner au Québec l’élan nécessaire pour faire l’indépendance passe d’abord par l’expression et le partage d’une doctrine de l’intérêt national qui permettra de faire une critique acérée du régime et d’en tirer les conclusions pour faire voir des avenues incontournables pour toutes les formations politiques indépendantistes. Ce ne sont pas les professions de foi indépendantistes qui feront la différence, mais bien la capacité de tenir des analyses et des pratiques politiques compatibles avec l’intérêt national. Ce n’est pas d’abord une affaire d’argumentaires – il s’en est produit des dizaines au fil des ans – mais bien plutôt une compétence à décoder les distorsions et les limites du régime. Il faut débusquer les sédiments de la servitude partout où le Québec les confond avec des fondements solides.
C’est une vaste tâche qui s’amorce. Mais il faut se redire que l’indépendance ne se fera pas par le bricolage des plomberies partisanes, mais bien par une forme (à inventer) d’union sacrée. Est-elle possible ? Une société vieillissante en peut-elle avoir la force ? Cela nous renvoie à la dimension tragique de notre combat.
Acheminer un commentaire à l’auteur