Éducation à la citoyenneté et défense civile

En cette période propice à la réflexion sur les risques collectifs, abordons un sujet qui serait jugé tabou en d’autres circonstances. Le ministère de l’Éducation du Québec s’apprête à remplacer le cours Éthique et culture religieuse par un cours où l’éducation à la citoyenneté côtoiera d’autres matières comme l’éducation au numérique, au droit et à la sexualité (Marco Fortier, Le Devoir, 10 janvier 2020). À l’éducation à la citoyenneté, j’aimerais proposer un complément nécessaire : une formation pratique à la défense civile.

L’idée d’instaurer un enseignement pratique de la défense civile à l’école secondaire n’est pas nouvelle. Elle a été avancée en 1988 dans La défense du Québec et la famille Tremblay, livre publié aux Éditions Fides sous le nom de Jeanne d’Arc Tremblay, pseudonyme des pédagogues Roger Cadotte, Michel Desjardins, Richard Gendron, Colette Noël et Diane Savard. Ces auteurs sont présentés au début du livre comme des collaborateurs spéciaux. Voici le contenu du cours proposé : 1) premiers soins permettant de réagir aux effets d’une guerre classique ; 2) connaître les effets des radiations nucléaires et les premiers soins à donner en ce cas ; 3) psychosociologie des foules permettant de comprendre les réactions d’une foule en panique et les façons d’y réagir ; 4) analyse des causes des guerres modernes et les solutions politiques à ces conflits.

Pourquoi l’enseignement pratique de la défense civile est-il le complément nécessaire d’une éducation théorique à la citoyenneté ? Pour deux raisons. D’abord, parce que la force de défense civile vient épauler la force de défense militaire lors d’un conflit armé entre deux pays indépendants. Ensuite, et surtout, parce que c’est sur elle que repose la résistance après l’effondrement de la force de défense militaire.

Quelles sont les méthodes d’action des membres de la force de défense civile ? Par contraste avec l’action des militaires, celle des civils est fondée sur le principe de la résistance sans armes, auquel il faut associer celui de la non-collaboration. Ces deux principes d’action ont fait l’objet de plusieurs études, notamment celle de Gene Sharp, La force sans la violence (2009), et celle de Christian Mellon, JeanMarie Muller et Jacques Semelin, La dissuasion civile. Principes et méthodes de la résistance non violente dans la Stratégie française (1985). Il faut distinguer le principe de la non-collaboration et celui de la résistance sans armes au sein de ce qu’on entend par le principe de l’action non violente. La non-collaboration consiste à ne fournir aucune aide aux occupants et aux partisans locaux de la collaboration avec ceux-ci : par exemple, refus de travailler ou d’investir dans leurs entreprises commerciales ou manufacturières, refus de commercer, refus de participer à des activités culturelles (cinéma, littérature, musique, etc.), refus de parler, refus de recevoir des honneurs. Alors que la non-collaboration oppose une force d’inertie aux occupants et aux collaborationnistes, la résistance sans armes leur oppose une force active. Elle crée des obstacles qui visent à arrêter le mouvement des occupants et des collaborationnistes ou à les dissuader d’avancer ou de réaliser leurs projets. Gene Sharp a recensé 198 méthodes d’action fondées sur les principes de la non-collaboration et de la résistance sans armes.

Comment créer une force de défense civile au sein de la population d’un État ? En créant les cadres de cette force chez les jeunes. Imaginons un corps de cadets de la défense civile dont les unités sont réparties dans toutes les classes des deux dernières années des écoles secondaires publiques et privées du Québec. La plupart des membres des unités ont donc 16 ou 17 ans. Chaque unité comprend cinq membres et agit sous la direction de l’un d’eux. La formation des cinq membres est donnée par un ou plusieurs instructeurs adultes compétents dans les matières d’un programme que j’appelle OSCADE : Orientation, Survie, Communications, Autodéfense sans armes, connaissance des principes et méthodes d’action de la Défense civile en pays libre ou occupé, connaissance des méthodes d’Enseignement. Après cette formation commune au cours de laquelle ils ont pu fraterniser, les cadets de la défense civile prononcent un serment de loyauté envers le Québec. Ainsi devient possible l’intégration des jeunes de toute origine ethnique ou classe sociale.

L’instructeur peut être un enseignant de l’école, un parent d’élève ou tout autre citoyen. Durant les activités réalisées aussi bien en ville qu’à la campagne ou en forêt, il saisit chaque occasion de développer la débrouillardise, le courage, l’esprit de corps et l’esprit civique. Aucun uniforme : seul un bout de tissu de couleur vive noué au bras ou au cou permet d’identifier les membres d’une unité au cours d’une activité. Les unités de cadets ont beaucoup de caractères communs avec les unités de scouts (Daniel Gauvreau, Cibles : esprit et techniques des scouts et guides, 1982 ; Michel R. Denis, La Cordée. Une fierté pour le scoutisme et le Québec, 2015). Elles s’en distinguent par les traits suivants : autodéfense sans armes, connaissance des principes et méthodes d’action de la défense civile.

Pour sa défense, un pays doit élaborer une stratégie globale, c’est-à-dire un ensemble de propositions visant à créer et à coordonner toutes les ressources humaines, matérielles et financières nécessaires à l’atteinte de l’objectif fixé. Parmi toutes ces ressources, il en est une qu’il serait imprudent de négliger : la mobilisation du peuple au sein d’une force de défense civile.

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Réponses aux questions anticipées

Vous proposez de créer un corps de cadets de la défense civile, vivier de cadres d’un futur service de défense civile du Québec. Cette proposition prête le flanc à plusieurs critiques. D’abord, pourquoi limiter cette fonction de défense civile au Québec ? Ne sommes-nous pas citoyens du Canada ?

Le gouvernement du Canada reconnaît de nombreuses nations autochtones sur son territoire. De plus, par une motion spéciale adoptée en 2006, il reconnaît aussi que les Québécois forment une nation. Faut-il en déduire que tous les résidents de la province de Québec appartiennent à la nation québécoise ? Non, car le gouvernement du Québec reconnaît depuis 1985 que 11 nations autochtones coexistent avec la nation québécoise, c’est-dire les descendants de Français et leurs alliés accueillis au cours de quatre siècles sur le territoire de la vallée du Saint-Laurent et de ses régions périphériques. Je propose que chacun accorde sa loyauté à la nation qui l’a vu naître ou qui l’a accueilli en son sein et que chaque nation organise sa propre défense civile. Cette loyauté primordiale n’autorise pas à enfreindre les lois de l’État multinational auquel une nation est soumise. Si ces lois sont injustes, chacun se retrouve devant sa conscience.

Estil nécessaire que le gouvernement d’un État reconnaisse l’existence d’une nation pour que celle-ci puisse créer une force de défense civile du genre que vous proposez ?

L’existence d’une nation ne dépend pas de sa reconnaissance par une autre. Par exemple, un grand nombre de francophones sont regroupés au nord et à l’est de la province canadienne du Nouveau-Brunswick. Si ces francophones affirment appartenir à la nation acadienne, ils n’ont pas besoin d’une autre reconnaissance que celle-là pour exister en tant que nation. Cependant, la reconnaissance d’une nation par une autre est toujours un élément positif.

Vous parlez d’un sujet tabou. Soyez plus précis.

Laissez-moi vous raconter une anecdote. Dans un wagon de métro bondé à Montréal, je tenais d’une main le poteau du centre et de l’autre un livre ouvert. Pour mieux comprendre la notion de stratégie, d’usage courant non seulement dans l’armée, mais aussi dans les milieux du commerce, de la politique et même de l’éducation, je lisais De la guerre, de Clausewitz. Une personne plus petite que moi a levé les yeux vers la page couverture. Le regard effaré, elle m’a lancé : « Comment pouvez-vous lire des choses pareilles ? »

Vous vous souvenez du moment de gêne qu’avait provoqué Pauline Marois en 2005. Elle avait parlé des « turbulences » qui suivraient probablement un vote pour la sécession du Québec. Depuis l’attentat du Métropolis contre la même femme sept ans plus tard, en 2012, on sait qu’au Québec, les turbulences peuvent survenir même lors d’une simple élection générale.

Une collectivité prudente envisage de façon lucide et sereine les risques qu’elle court. Elle prévoit les dangers pour se préparer à les affronter. Il faut appeler un chat un chat. Cependant, il est nécessaire de choisir ses mots en fonction du destinataire visé.

Quelle est l’utilité d’une force de défense civile en temps de paix ?

Lors de la crise du verglas au Québec en 1998, les autorités municipales et gouvernementales ont été prises de court. Il semble que les mesures prises par la suite ont été d’une efficacité toute relative. En effet, 13 ans plus tard, en 2011, lors des inondations en Estrie, des sinistrés ont dû créer de toutes pièces un « Comité SOS Richelieu ». Faut-il attendre d’autres SOS ? Même si ce n’est pas son objectif premier, une force de défense civile organisée avec soin sera d’un grand secours en cas de catastrophe d’origine humaine ou naturelle. Cette force organisée mobilise tous les citoyens dans la mesure de leurs moyens ou capacités. Elle ne laisse personne oisif ou démuni devant l’adversité qui frappe une région ou l’ensemble du Québec.

Qu’entendez-vous par « jeunes de toute origine ethnique » ?

Les enfants d’immigrants qui vivent au Québec. Chaque année, le Québec accueille une foule de personnes qui proviennent de divers pays. À quelle nation ces immigrants s’intègrent-ils ? Au groupe des descendants de Français et de leurs alliés ou à celui des descendants de Britanniques et de leurs alliés ? Rappelons que toute personne qui immigre au Canada doit prêter un serment de loyauté au chef de l’État canadien, c’est-dire la reine Élizabeth II, qui est aussi la reine du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord. Nous devons trouver un moyen de régler ces conflits d’appartenance.

Comment appelez-vous le groupe des descendants de Britanniques et de leurs alliés ?

La nation canadienne. Les membres de la nation canadienne forment la plus grande partie de la population résidant sur le territoire sis au nord du 49eparallèle et appelé Canada depuis 1867. Tous ces gens parlent anglais. Leurs représentants forment la majorité à la Chambre des Communes à Ottawa, la capitale du pays. Le gouvernement qu’ils contrôlent détient son pouvoir de la reine Élizabeth II, actuelle chef de l’État canadien, comme je le disais plus haut. La reine Élizabeth II détient elle-même son pouvoir au Canada de deux monarques britanniques antérieurs. Par suite du traité signé à Paris le 10 février 1763, le roi George III a acquis la colonie française de la vallée du Saint-Laurent à la fin de la guerre de Sept Ans menée entre la France et la Grande-Bretagne. Environ un siècle plus tard, le 24 mai 1867, la reine Victoria a signé la proclamation royale créant le Dominion of Canada. Du point de vue des membres de la nation québécoise, le gouvernement du Canada est un gouvernement illégitime. Il peut faire la loi à toutes les nations, condescendre à reconnaître une nation québécoise ou telle nation autochtone, mais il ne peut revendiquer aucune légitimité.

Que faites-vous des francophones hors Québec ?

Ce n’est ni une nation française au Canada ni une nation française en Amérique que le gouvernement du Canada a reconnue en 2006, mais une nation québécoise. Des gens ont une certaine liberté de parler français dans certaines parties du Canada en dehors du Québec. Ils peuvent devenir membres de la nation québécoise à condition d’émigrer au Québec et de souhaiter appartenir à cette nation.

Que vont devenir les anglophones du Québec ?

Je vous répondrai par une question. Souhaitent-ils continuer de parler anglais et rester membres de la nation canadienne ou commencer à parler français et devenir membres de la nation québécoise ?

Vous dites « cadets ». Est-ce encore un truc pour gars seulement ?

C’est un raccourci pour « membres cadets » de la force défense civile. Les « membres aînés » sont les adultes qui encadrent les jeunes de 16 ou 17 ans. Sans distinction de sexe !

De jeunes membres d’associations sportives ou de mouvements de jeunesse ont été victimes d’agressions sexuelles dans le passé. Comment comptez-vous convaincre les gens d’embarquer dans un projet de ce genre ?

Les membres du comité de direction local de la troupe de cadets ont toute autorité pour faire respecter les règles de conduite applicables aux cadets et à leurs chefs en tant que membres de la force de défense civile. Ils s’efforcent aussi de prévenir les cas d’inconduite en prenant toutes les mesures nécessaires, notamment la vérification des antécédents professionnels et judiciaires des responsables et la surveillance adéquate des activités. Si certains actes sont passibles de sanctions légales, les membres du comité s’adressent aux tribunaux compétents.

Pourquoi ne pas laisser libre la formation à la défense civile ?

Il faut être cohérent. L’éducation à la citoyenneté est obligatoire. Si l’objectif que nous voulons atteindre est d’intégrer tous les jeunes, nous devons rendre aussi obligatoire la formation à la défense civile, y compris le serment de loyauté au Québec. Toutefois, pendant la phase expérimentale, il ne faudra que des volontaires sélectionnés selon divers critères.

Pourquoi l’unité de base comprend-elle cinq membres ? Pourquoi pas six ou huit, ou une autre quantité ?

Selon Henri van Effenterre, dans son Histoire du scoutisme, l’unité de base appelée « patrouille » comprend de cinq à huit membres, y compris le chef de patrouille. Je propose de limiter à cinq le nombre de membres de l’unité de base, y compris le chef de l’unité. Cette unité sera appelée « commando », nom porté à une certaine époque par les scouts du groupe d’âge visé. Deux commandos de cinq membres forment une section, et trois sections forment une troupe. Le comité de direction local nomme un adulte à la tête des sections et de la troupe. Il sélectionne aussi les instructeurs et leur accorde des brevets de spécialité après examen de leurs compétences. Formé de personnes de bonne réputation, ce comité comprend un nombre impair de membres (trois ou cinq), ce qui facilite la prise de décision.

Qui va payer pour tout ça ?

Il faut viser l’autonomie de financement et limiter les dépenses au maximum pour toutes les activités. La débrouillardise est l’une des qualités à développer chez les jeunes, en plus du courage, de l’esprit de corps et de l’esprit civique.

Croyez-vous qu’il soit possible de préparer dès maintenant une force de défense militaire dans un pays conquis ?

Dans leur livre Environnement stratégique et modèles de défense publié en 1996, Charles-Philippe David et Stéphane Roussel envisagent ce que pourrait être une force armée dans un pays indépendant. Il est souhaitable que l’on poursuive partout dans le monde ce genre de réflexions sur les modèles de défense, sans en excepter aucun. Cependant, dans un pays conquis, je doute qu’on puisse aller plus loin que la réflexion en ce qui a trait à une force armée. Le pouvoir central peut-il tolérer des préparatifs militaires ? Par contre, une force de défense civile comporte deux avantages indéniables : 1) risques moindres de répression de la part du pouvoir central ; 2) chances accrues de rallier tous les habitants du pays conquis.

En quoi votre proposition se distingue-t-elle de celle que Jean René Marcel Sauvé dans son livre Le Québec entre nation et État publié en 2017 ?

Le programme de formation appelé « Périple Vacances » contient plusieurs éléments compatibles avec le programme de formation que je préconise : techniques d’orientation et de survie, camps d’entraînement durant les vacances d’été et d’hiver. Cependant, l’auteur ajoute à son programme « sécurité et maniement des armes à feu », « formation de tireurs de compétition et organisation de compétitions civiles ». Je serai clair : ces éléments de la formation sont incompatibles avec ceux d’une formation pratique à la défense civile. L’action de la force de défense civile exclut tout recours aux armes et, par conséquent, toute formation au maniement de celles-ci.

Quelle est la place de la force de défense civile dans votre stratégie globale ?

Seule une équipe de personnes dotées de qualités particulières peut établir une stratégie globale. Pour l’instant, je n’ai que trois souhaits à formuler : 1)que la phase expérimentale de la formation pratique à la défense civile commence le plus tôt possible et qu’on la fasse durer jusqu’à ce qu’on obtienne des résultats probants ; 2)que cette formation devienne obligatoire à l’école au terme de la phase expérimentale ; 3) enfin, qu’une loi sur la défense civile clarifie les rôles de chaque personne adhérant à notre contrat social.

Pour préparer la réflexion sur la loi créant une force de défense civile au Québec, pouvez-vous donner une idée de la structure de cette force ?

Dans Défense civile d’Albert Bachmann et Georges Grosjean (Aarau, Suisse, 1969), on trouve la description suivante d’un « service de protection civile » : 1) un chef d’immeuble coordonne l’action de 60 à 80 habitants ; 2) un chef d’îlot coordonne 6 à 10 chefs d’immeubles ; 3) un chef de quartier coordonne une dizaine de chefs d’îlots ; 4) la structure continue ainsi jusqu’au secteur, qui regroupe des quartiers, et à l’arrondissement, qui regroupe des secteurs ; 5) enfin, chaque commune désigne un chef local, qui assure la liaison avec les communes avoisinantes et le « service territorial », intermédiaire entre l’armée et la population.

 

* Ph. D., l’auteur est ancien commando du clan scout Saint-Exupéry, Collège de Jonquière, 1961-1962 – Publications reliées au sujet : « Résistance et collaboration en pays conquis » et « Pour une charte du civisme », revue L’Action nationale (2010 et 2012) ; « Reflets des tensions nationales dans l’art public de Montréal », dans Performances et objets culturels, recueil publié sous la direction de Louis Hébert et de Lucie Guillemette aux Presses de l’Université Laval (2010).