Été 2024 – La chasse à l’éléphant

André Huberdeau, le président du conseil d’administration de la Fondation pour l’alphabétisation a qualifié d’éléphant dans la pièce l’enjeu de la littératie. Dans une intervention récente (La Presse, 16 mai) la Fondation, forte du soutien d’un grand nombre d’intervenants, de professeurs/chercheurs et de responsables de diverses organisations réclamait l’adoption d’une loi sur la réussite éducative. Déplorant qu’« au […]

André Huberdeau, le président du conseil d’administration de la Fondation pour l’alphabétisation a qualifié d’éléphant dans la pièce l’enjeu de la littératie. Dans une intervention récente (La Presse, 16 mai) la Fondation, forte du soutien d’un grand nombre d’intervenants, de professeurs/chercheurs et de responsables de diverses organisations réclamait l’adoption d’une loi sur la réussite éducative.

Déplorant qu’« au Québec plus d’une personne sur deux (53,2 %) n’atteint pas le niveau de littératie qui permet de fonctionner adéquatement dans la société », monsieur Huberdeau s’inquiète du taux de diplomation des jeunes du secondaire, en particulier de celui des garçons qui traînerait assez loin derrière celui des filles. Il souhaite que les partis réunis à l’Assemblée nationale fassent l’unanimité pour adopter une loi sur la réussite éducative. Ce serait une bonne idée.

Si le Québec imitait l’Ontario pour reconnaître le « droit à la littératie comme un droit universel », si une loi québécoise était adoptée et si la Loi de l’instruction publique portait à 18 ans la scolarité obligatoire, cela serait déjà un premier pas. Le soutien de l’État est toujours nécessaire pour créer un meilleur cadre institutionnel.

Mais le combat pour la littératie, indissociable de celui pour la lecture, ne peut pas être mené sur le seul front législatif. Pour donner de meilleurs fruits, il doit d’abord être conçu comme projet culturel. Il requiert un véritable effort collectif. Un effort qui doit mobiliser l’ensemble du corps social. Un effort qui doit miser sur le dynamisme de toutes les catégories de la population, sur leurs expériences et aspirations. Cela renvoie à la place de la culture seconde, comme disait Fernand Dumont, dans l’ensemble des cadres de sociabilité.

Il y a longtemps que reviennent périodiquement les récriminations contre l’anti-intellectualisme présumé de la culture québécoise, sans que rien pourtant ne change substantiellement ni des lamentations ni des statistiques. Il s’agit, il faut avoir le courage de le reconnaître, d’une litanie qui, trop souvent, ne fait que renforcer l’autodénigrement et la dépréciation de soi. Ce qu’il y a à déplorer, c’est d’abord la faiblesse des moyens que collectivement recueille la lutte. Il faut certainement saluer les efforts et les initiatives de la Fondation pour l’alphabétisation, de ses partenaires et organismes apparentés. Mais il faut encore plus de projets susceptibles de faire pénétrer la lecture dans les pratiques et dans les rapports qui façonnent le quotidien.

Il ne faut pas seulement compter sur l’État, il faudra accroître la contribution de la société civile, pour reprendre l’expression consacrée. Il faut plus de projets. Des projets enracinés dans la sociabilité, dans l’expérience commune vécue par toutes sortes de groupes particuliers. Il faut à la fois que la lecture et les aptitudes qu’elle mobilise serve à enrichir l’expérience Et cette valorisation est elle-même inséparable du retour critique sur cette même expérience Il faut des projets qui prennent appui sur la lecture pour favoriser la mise à distance, le rapport critique.

On ne peut probablement pas compter beaucoup sur les médias commerciaux : les discours utilitaristes sur les déficits de littératie ne feront pas dévier de leur poursuite du profit. On doit tout de même souligner le véritable effort consenti chaque samedi par le Journal de Montréal et le Journal de Québec pour faire connaître nos dramaturges, nos cinéastes, nos écrivains et écrivaines, pour donner le goût d’en savoir plus et pour créer une véritable référence québécoise. Cet effort pourrait se poursuivre plus intensément sur TVA, à Qub radio. Certains des médias sociaux (ceux qui ne siphonnent pas les contenus des producteurs québécois d’information) pourraient aussi être mis davantage à contribution pour soutenir et diffuser les œuvres québécoises – ici l’intervention de l’État est nécessaire et urgente.

Mais il revient aussi et surtout aux médias publics de s’engager davantage. Qu’il s’agisse d’émissions d’affaires publiques, de couverture de l’actualité culturelle ou des loisirs, tout le spectre des programmations de Radio-Canada ou de Télé-Québec pourrait grandement être enrichi. On pourrait systématiquement y renforcer le goût de la lecture en appui aux contextes des émissions ou au contenu des reportages. Ce devrait être omniprésent. Et qu’on ne vienne pas dire qu’il en coûterait trop cher. C’est une affaire de cadre de production, et c’est leur rôle de renforcer les schèmes de référence des auditeurs, des citoyens.

L’édition québécoise offre une remarquable richesse de diversité sur tous les sujets. Ses productions doivent occuper une plus grande place dans la sphère publique. Ce n’est pas seulement une affaire de visibilité, c’est aussi et d’abord, pourrait-on dire, une affaire de dynamique culturelle. Les livres ne sont pas d’abord des objets, ce sont des manifestations de sens : pour donner tous leurs fruits, ils doivent jouir de la réitération et de la redondance qu’ils peuvent susciter. Les rappels, les retours sur des interprétations, les débats et critiques contribuent largement à la valorisation de la lecture, ils stimulent le désir, ils contribuent à l’élargissement de la vie que procurent la lecture d’un bon livre aussi bien que son commentaire critique.

De la prime enfance à la vieillesse, la lecture devrait accompagner toutes les étapes du développement des personnes, et l’intégration à la vie commune, y compris la participation civique. La multiplication des crises rend notre époque particulièrement complexe à comprendre, et donc à assumer pour s’y faire un parcours de vie. La littératie constitue une clé essentielle non seulement pour jeter un peu de lumière sur un monde assombri, mais pour aider à penser, à créer et à répercuter les mots et les actions qui peuvent permettre de triompher de nos angoisses et nous donner une ligne d’horizon.

Mais la littératie, c’est aussi le plaisir de plonger dans la fantaisie, dans des mondes d’autrefois, d’aujourd’hui ou du futur, imaginés ou réinventés ; c’est la découverte et la rencontre de soi à travers des personnages qui vivent entre les deux couvertures d’un livre ou sur les écrans de nos tablettes, voire de nos téléphones. Il faut vouloir que ce plaisir pas cher puisse être accessible au plus grand nombre.

La littératie c’est aussi la satisfaction de se sentir plus compétent à décoder les composantes de la vie sociale et des débats collectifs inhérents à la vie démocratique. C’est un outil pour combattre l’impuissance et les sentiments de relégation, un outil pour une participation décomplexée à la délibération collective, à la participation au monde du travail, à la vie de la Cité.

Le Québec peut faire mieux et davantage pour offrir à chacun de ses citoyens les moyens de s’accomplir. La nécessaire réforme de l’éducation devra nous en faire voir les possibilités. La mobilisation pour venir à bout des lacunes en lecture et écriture est en quelque sorte une condition préalable au succès de cette réforme : une telle mobilisation témoignera de notre attachement collectif à l’idée que le travail et les plaisirs de l’esprit sont des composantes essentielles de la vie digne. La connaissance – et ce qui permet de l’acquérir – peut et doit occuper une plus grande place dans tout ce que nous entreprenons collectivement pour améliorer notre qualité de vie. C’est seulement ainsi qu’on pourra faire sortir l’éléphant de la pièce.

Robert Laplante

Directeur des Cahiers de lecture

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