Après avoir mené à bien l’adoption de la loi 21, le gouvernement Legault promet maintenant de s’attaquer à la question linguistique et de redonner du tonus à la Charte de la langue française. Voilà plusieurs mois déjà que le gouvernement garde les Québécois en haleine, et les spéculations vont bon train quant au contenu du projet de loi que présentera le ministre Simon Jolin-Barrette. Pourtant, force est d’admettre que la bataille politique qui s’annonce pour renforcer le français ne sera pas aussi facile que celle qui a mené à l’adoption de la Loi sur la laïcité de l’État en raison d’une donnée fondamentale, soit l’appui populaire.
En effet, sur la question de la laïcité, le gouvernement caquiste pouvait se targuer d’avoir la majorité derrière lui, puisque les sondages confirmaient les uns après les autres l’appui d’environ deux Québécois sur trois au projet de loi 211. Même pour un gouvernement majoritaire, l’appui populaire est une donnée inévitable pour jauger de l’ampleur d’une réforme à venir sur un enjeu aussi polarisant. Si l’appétit des Québécois pour une législation sur la laïcité était incontestable et manifeste, certaines inquiétudes persistent lorsqu’il est question de mieux protéger le français.
Un consensus de façade ?
Le 29 mars dernier, Le Devoir rapportait le résultat d’un sondage Léger selon lequel pas moins de 80 % des Québécois seraient d’avis que « la langue française a besoin d’être protégée au Québec2 ». Derrière cet appui encourageant à un énoncé plutôt vague, on peut certainement voir un lien avec les nombreux reportages qui pullulent depuis quelques mois sur le déclin de plus en plus observable du français, notamment quant à la possibilité d’être servi en français dans les commerces du centre-ville de Montréal3. Pourtant, lorsqu’il est question des mesures concrètes pour contrer cette tendance anglicisante, le beau consensus qui ralliait 4 Québécois sur 5 fond comme neige au soleil.
Un sondage Léger publié en novembre dernier s’avère particulièrement instructif à ce sujet4. Si 67 % des Québécois se disent prêts à appuyer une législation protégeant mieux la langue commune, les appuis aux dispositions les plus significatives qui pourraient être inscrites dans ladite loi sont moindres. Seule une mince majorité (54 %) est en faveur de restreindre le financement des institutions anglophones en proportion du poids démographique de la communauté historique anglophone, et 47 % se disent pour l’application de la loi 101 au cégep, pourtant une mesure incontournable si l’on souhaite réellement freiner notre anglicisation. Bien sûr, on trouve 80 % de Québécois favorables à un meilleur financement de la francisation des immigrants et 77 % pour l’obligation de leur dispenser les services de l’État en français, mais ces seules actions ne peuvent avoir un impact réel sur la situation du français au Québec. Se contenter de ces mesurettes serait une malheureuse erreur pour le gouvernement et pour les citoyens préoccupés par cet enjeu vital : tout en ayant l’impression d’agir, on n’apporterait pas de solutions susceptibles de régler le problème vital auquel fait aujourd’hui face le Québec français.
Pire encore, il y a quelques années seulement, un autre coup de sonde de Léger révélait que 60 % des Québécois, dont une majorité de francophones, étaient en faveur de « permettre un accès plus facile aux écoles anglophones au primaire et au secondaire », soit de saborder les clauses les plus efficaces de la Charte de la langue française5. Les jeunes libéraux avaient d’ailleurs pris la balle au bond pour tenter de créer une nouvelle brèche dans la loi 101, initiative qui est heureusement restée lettre morte. Bref, non seulement l’appui à un vrai coup de barre linguistique est mitigé, un certain courant de l’opinion publique est même favorable à miner directement les dispositions de la loi 101 les plus essentielles.
Droit individuel ou langue commune ?
En réponse aux reportages choquants sur l’impossibilité de se faire servir en français à Montréal ou sur le fameux « bonjour-hi » devenu une spécialité locale, ils sont nombreux à évoquer le « droit » d’être servi en français ou de travailler en français, comme si la langue était une question de droits individuels. Bien sûr, on a raison de s’insurger devant ces manifestations de plus en plus scandaleuses du recul du français, mais la lunette des droits est insuffisante pour aborder cette situation. En effet, il s’agit de celle qu’a employée Pierre Elliott Trudeau lors de l’adoption de la Loi sur les langues officielles au fédéral, pour que les francophones aient le droit de travailler et d’être servis dans leur langue dans la fonction publique fédérale. Or, on se met le doigt dans l’œil si l’on pense sincèrement que le fait qu’un Québécois puisse être servi en français dans un bureau de Service Canada à Moose Jaw, ou dans un magasin du West Island, est un indicateur suffisant de le vitalité du français. Au contraire, se contenter de ces combats est le signe révélateur d’une langue en déclin, qui a perdu l’ambition de s’instituer comme langue commune au point de se replier dans la sphère des droits individuels.
Pour renouer avec l’esprit originel de la loi 101 et espérer renverser la vapeur, il faut plutôt envisager à nouveau le français comme un bien collectif, car une langue n’a de la vigueur que si elle dispose d’un bassin de locuteurs suffisants pour la parler. Voilà pourquoi le français doit redevenir la norme au Québec, la langue de communication entre les citoyens et avec l’État, et non pas une option parmi tant d’autres. Le libre choix linguistique, que cautionne la logique des droits individuels, n’est rien de moins que l’arrêt de mort du français au Québec à plus ou moins long terme, car français et anglais sont loin d’être à armes égales dans le contexte nord-américain. Comme le disait Lacordaire : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit. » D’où l’importance d’aller de l’avant avec une réforme musclée, qui n’aura pas peur de la coercition et des mesures fortes, seules voies porteuses pour faire échec au « libre -marché linguistique » mortifère et faire du français la norme au Québec, plutôt qu’une option sur deux. Voilà qui en froissera certainement plus d’un.
Les foyers d’opposition à une réforme de la loi 101
Outre la communauté historique anglophone, adversaire de toujours de la protection du français n’ayant pas encore digéré la Charte de la langue française de 1977, on peut déjà entrevoir deux grands foyers d’opposition à la réforme qui se profile, au sein même de la majorité francophone. Le premier est bien sûr la mouvance woke, qui fait les manchettes depuis quelques mois, et qui conçoit toute loi à portée universelle comme un nouvel avatar de la suprématie blanche. Selon la logique de cette gauche postmoderne, l’impératif d’authenticité est supérieur à tous les autres, et l’aspect rassembleur d’une culture commune apparaît conséquemment comme le masque d’une domination blanche qui en aurait contre la diversité. À travers une lunette racialiste, on ne croit tout simplement plus à l’intégration, le monde étant plutôt composé de races impossibles à rassembler sous un même étendard sans renforcer la domination des groupes marginalisés.
Pas plus tard que l’an dernier, le Conseil interculturel de Montréal dévoilait ses recommandations pour lutter contre le « racisme systémique » dans la métropole, parmi lesquelles figurait : « Que la Ville s’assure que de la documentation et des services soient disponibles dans d’autres langues que le français6. »Nous en sommes rendus là : le français langue commune serait une manifestation du racisme systémique, une discrimination indirecte freinant l’inclusion harmonieuse des non-francophones en leur imposant la connaissance du français pour interagir avec l’État. Alors que la gauche anticolonialiste était à l’avant-plan de la lutte pour la langue française dans les années 1960 et 1970, force est de constater que les choses ont changé depuis.
Plus menaçante qu’une minorité radicale de militants excités, ce que l’on pourrait aujourd’hui qualifier « d’anglomanie ordinaire » d’une partie non négligeable de la population francophone risque d’être l’obstacle le plus important à une réforme substantielle de la loi 101. Pensons à ces Québécois qui souhaitent tellement que leurs enfants apprennent l’anglais sans accent et étudient en anglais si possible, ayant profondément intériorisé que la langue de Shakespeare serait celle du voyage, des affaires et du monde en général. À leurs yeux, ceux qui veulent limiter l’accès des francophones aux institutions anglophones (écoles, emplois, etc.) seraient de véritables fossiles versant dans le « repli sur soi » et mettant des bâtons dans les roues d’une belle jeunesse ne souhaitant rien d’autre qu’apprendre pleinement l’anglais pour « s’ouvrir sur le monde ». Ce sont eux, les 53 % de francophones qui souhaitaient que l’on ouvre les écoles primaires et secondaires anglophones à tous, et ils sont manifestement assez nombreux pour avoir un poids dans la balance lorsqu’il est question de législation linguistique.
Pourtant, une entrevue menée récemment par Le Devoir auprès d’étudiantes francophones ayant choisi le cégep anglais réduit à néant cet argumentaire selon lequel les études supérieures anglophones ne seraient qu’une manière pour les jeunes francophones de perfectionner leur anglais, sans que cela n’ait d’impact anglicisant sur leur vie future. Avec la mainmise des Netflix et Spotify de ce monde sur le divertissement, les jeunes francophones sont loin d’avoir besoin d’apprendre l’anglais : « Le contenu que je consomme en ligne, c’est en anglais : les films, les vidéos sur YouTube… Poursuivre mes études en anglais, ça ne va pas tellement être un choc vu que je suis déjà habituée7. » Si les jeunes sont attirés vers les institutions anglophones, c’est bien davantage pour faire carrière en anglais, pour poursuivre un mode de vie de plus en plus anglicisé ou encore parce qu’elles sont perçues comme plus prestigieuses, ce qui en dit long sur l’attractivité du français et le péril de laisser cours au « libre choix ». Contre cette anglomanie normalisée, qui se manifeste bien au-delà de la seule question du cégep, il importe de réaffirmer le rôle d’État-nation francophone qu’assume le Québec depuis la Révolution tranquille avec une action législative vigoureuse qui fera à nouveau du français la langue commune et normale chez nous.
Maîtres chez nous
Depuis les années 1960, l’État du Québec s’est investi d’un rôle particulier quant à la nation francophone qui le fonde, justifiant une intervention constante et costaude afin de protéger son identité unique et précaire en Amérique du Nord. Avec la Loi sur la laïcité de l’État, le Québec a fait le choix d’un modèle républicain différent de celui du Canada et commence à renouer avec l’idée d’État-nation, laissée en friche trop longtemps suite au dernier échec référendaire. Le rôle premier de cet État-nation francophone est d’assurer la survie du fait français en son sein, ce qui nécessite de nouvelles actions aujourd’hui.
Idéalement, on verrait l’application de la loi 101 au niveau collégial, qui recueille presque l’assentiment de la majorité (47 %), de même que le financement des institutions anglophones selon le poids réel de ceux qu’elles ont pour mission de deservir (54 % d’appui). Dans Pourquoi la loi 101 est un échec8, un véritable ouvrage de référence en la matière, Frédéric Lacroix explique avec éloquence en quoi ces institutions sont en partie responsables de l’anglicisation de francophones, en offrant tout simplement trop de services et d’emplois pour les besoins réels de la communauté historique anglophone. Ces mesures institutionnelles devraient également s’accompagner d’une baisse durable des seuils d’immigration, ce qui était d’ailleurs une promesse de campagne de la Coalition avenir Québec largement appuyée par les Québécois. Au-delà d’une baisse de 20 % pour un an seulement, il conviendrait de ramener les seuils annuels autour de 30 000, tels qu’ils étaient avant la hausse radicale et arbitraire du gouvernement Charest à 50 000, afin de respecter notre capacité d’intégration. Si l’on peut penser que l’opinion publique ne sera pas dure à convaincre de cette dernière mesure, il faudra cependant se tenir debout devant le patronat et les libéraux, qui ne reculeront devant rien pour obtenir toujours plus de cheap labor, même au péril du Québec français.
Si la loi 21 bénéficiait d’un appui majoritaire dans l’opinion publique dès le début, notamment grâce au débat sur la Charte des valeurs québécoises qui avait préparé le terrain, il semble qu’un projet de loi susbtantiel sur la langue ne pourra initialement bénéficier du même appui. Voilà longtemps que les débats linguistiques sont disparus du radar politique québécois, et il faudra une bonne dose de courage pour forcer les choses et convaincre les Québécois d’adhérer aux solutions qui s’imposent. C’est loin d’être mission impossible : faut-il rappeler que la loi 101 n’avait pas l’aval d’une majorité lors de son adoption, alors qu’elle est aujourd’hui quasi-unanimement acceptée ? Les Québécois se sont largement laissés convaincre par la nouvelle loi, tout comme par la loi 21 au terme du débat sur la laïcité, car elle répond à une aspiration fondamentale de notre peuple : être maîtres chez nous. Protéger le français au Québec, c’est consolider le seul État en Amérique du nord où les francophones sont majoritaires, « le seul endroit où il nous soit possible d’être vraiment chez nous9 », comme le disait Lévesque.
Voilà un appel auquel la vaste majorité des Québécois ne saura rester insensible, car c’est bien l’avenir du Québec français qui est en cause. La fierté retrouvée qui est le moteur de la popularité persistante de la CAQ est indissociable de cette volonté saine et normale d’être la norme chez nous, qui correspond au fil rouge de notre histoire. La bataille politique à venir pour le français sera sans doute plus difficile que celle pour la laïcité, car il y a longtemps que l’on n’a pas labouré l’opinion publique à ce sujet, mais les fruits que l’on en récoltera ne seront que plus beaux. Pour un Québec français, il faut aujourd’hui dépasser nos inquiétudes et aller de l’avant. Parions que la vaste majorité des Québécois, qui nourrit toujours l’ambition d’être maître chez nous, emboîtera le pas.
1 CROP, « Les Québécois en faveur de la laïcité et de seuils d’immigration réduits », 27 novembre 2018, https://www.crop.ca/fr/blog/2018/253/.
2 Guillaume Bourgault-Côté, « Large consensus en faveur de la protection du français », Le Devoir, 29 mars 2021.
3 Marie-Lise Mormina, « Incapable d’être servi en français », Journal de Montréal, 13 novembre 2020.
4 Patrick Bellerose, « Le déclin du français inquiète de plus en plus au Québec », Journal de Québec, 9 novembre 2020.
5 Marco Fortier, « Les Québécois veulent élargir l’accès à l’école anglaise », Le Devoir, 26 août 2017.
6 Mathieu Bock-Côté, « La loi 101 est-elle raciste ? Apparemment, selon certains “antiracistes” », Journal de Montréal, 1er juin 2020.
7 Isabelle Porter, « Le fort attrait du cégep “in English” », Le Devoir, 30 mars 2021.
8 Frédéric Lacroix, Pourquoi la loi 101 est un échec, Boréal, 2020.
9 René Lévesque, Option Québec, Éditions de l’Homme, 1968, p. 19.
* Étudiant au baccalauréat en philosophie et science politique à l’Université Laval.