France-Québec : la langue, un signe de souveraineté

Puisqu’on me propose de vous parler de la langue comme signe de souveraineté, je pense qu’il nous faut d’abord s’interroger sur cette idée de souveraineté appliquée à l’appartenance à une langue, à l’enracinement linguistique, donc culturel. La langue est une patrie, disait Camus. Elle est à la fois l’ultime patrie des pauvres, l’ultime patrie de ceux qui n’en ont plus aucune autre, le lien naturel de l’homme avec les autres hommes qu’elle constitue en peuple, en nation, en libre souveraineté juridique parfois ; sauf que la langue est aussi praticable comme instrument de domination par les puissants et les riches, puisqu’en fin de compte ils n’ont jamais de triomphe parfait que lorsqu’ils ont imposé leur langage, c’est-à-dire leur façon de penser, puis leur langue, aux hommes et aux peuples qu’ils ont su rendre tributaires. La langue devient alors, non plus un vecteur de liberté, mais un vecteur de formatage des esprits et des comportements au service d’une organisation exclusive du monde.

Ce monde dans lequel nous vivons est en proie à toutes sortes de dominations – dépendances achevées pour les unes, encore réversibles pour d’autres. On connaît les dominations militaires : elles asservissent les corps, les États, mais plus difficilement les âmes, et l’on voit presque toujours les peuples ainsi soumis résister étonnamment en préservant, en approfondissant même parfois, leurs personnalités culturelles.

Les dominations économiques sont plus subtiles. Car au lieu d’asservir d’une manière immédiatement douloureuse à quoi l’on puisse réagir, elles corrompent, elles savent se faire des complices, conscients ou inconscients, de ceux-là mêmes – hommes et peuples – qu’elles dépossèdent en secret. Or, avec le temps, et après avoir habilement marginalisé les résistances intellectuelles, les dominations économiques changent en profondeur les structures de comportement, puis de pensée, puis d’expression des peuples qu’elles dépossèdent d’abord, qu’elles désintègrent ensuite.

Elles ont tort, d’ailleurs, mais d’ordinaire ces dominations économiques sont myopes, uniquement éprises du court terme, du profit immédiat. En effet, à trop rêver d’un marché unique où des consommateurs se ressemblant tous se verraient proposer des produits également identiques et interchangeables, elles rendent tôt ou tard tout échange, donc toute création, donc en fin de compte le marché même dont elles se nourrissent, impossibles. Permettez-moi de citer ici les analyses si perspicaces du professeur Henri Gobard, au demeurant angliciste distingué, auteur de deux ouvrages – L’aliénation linguistique (1976) et La guerre culturelle (1979) – qui a magistralement renversé les apparentes fatalités à prétention scientifique dont le conformisme contemporain nous accable : « La politique au service de l’économie, a-t-il montré, c’est la destruction de la culture, et par là même, la subordination du politique à l’argent… L’analyse exclusivement économique aboutit à la suppression de toutes les cultures. » Et voilà ensuite, telle qu’il la décrit, la logique du désastre :

On s’aperçoit alors que l’économie est antinomique du culturel : plus l’économie se développe, plus la culture se décompose [j’ajouterai : ou se folklorise, car il y a encore là quelques petits bénéfices à faire]. Mais quand la culture est détruite, l’économique est bloqué, car c’est comme une machine thermique qui ne peut fonctionner qu’à partir d’une source de chaleur.

Alors, la pseudo-civilisation unidimensionnelle, née de l’illusion du progrès indéfini d’une économie ne se nourrissant que d’elle-même, est vouée à la mort, victime de la prolifération d’une cellule unique ; et, à cet égard, le laxisme passionnel de notre société d’aujourd’hui n’est que l’envers de son puritanisme d’hier, au même titre que la théorie de Marx a été l’inséparable envers de celle de Ricardo, au dix-neuvième siècle.

Et c’est sans doute par là qu’en premier lieu notre civilisation est en crise : crise d’identité, car crise d’universalité – l’erreur fondamentale de notre Occident étant de croire que ce qu’il est convenu d’appeler le mondialisme a quelque chose à voir avec l’universel, qu’il en soit une figure véritable ou approchante, alors qu’il en est la contrefaçon, et bientôt la mort ; alors qu’il est aussi factice et impérieux que l’internationalisme idéologique, dont nous savons qu’il abolit la liberté de l’homme au nom d’une idée scientifique de son bonheur. C’est pourquoi j’ai à vous dire que les droits des peuples sont aussi essentiels, dans le monde antagoniste où nous vivons, que les droits de l’homme ; et que le premier des droits de l’homme, c’est d’appartenir à un peuple, ou de se constituer en nation.

En nous ramenant à l’idée de culture, dont la langue est la donnée primordiale, Henri Gobard réintroduit dans notre réflexion les éléments fondamentaux évoqués par Jean-Paul II lors de son célèbre discours du 2 juin 1980 à l’UNESCO où il avait si parfaitement défini la souveraineté de l’homme telle qu’elle s’exprime et s’impose par la culture.

L’homme, y a-t-il dit, vit toujours selon une culture qui lui est propre, et qui, à son tour, crée entre les hommes un lien qui lui est propre lui aussi, en déterminant le caractère interhumain et social de l’existence humaine. Dans l’unité de la culture comme mode propre de l’existence humaine, s’enracine en même temps la pluralité des cultures au seuil de laquelle l’homme vit. Dans cette pluralité, l’homme se développe sans perdre cependant le contact essentiel avec l’unité de la culture en tant que dimension fondamentale et essentielle de son existence et de son être.

Mais allant au fond des choses et étayant ainsi notre propos, le Souverain Pontife développait cette idée que la culture est la manifestation fondamentale de la souveraineté de toute société humaine :

La nation, dit en effet Jean-Paul II, est la grande communauté des hommes qui sont unis par des liens divers, mais surtout, précisément par la culture. La nation existe par la culture et pour la culture, et elle est donc la grande éducatrice des hommes pour qu’ils puissent être davantage dans la communauté. Elle est cette communauté qui possède une histoire dépassant l’histoire de l’individu et de la famille […] Je suis fils d’une nation qui a vécu les plus grandes expériences de l’histoire, que ses voisins ont condamnée à mort à plusieurs reprises, mais qui a survécu et qui est restée elle-même. Elle a conservé son identité, et elle a conservé, malgré les partitions et les occupations étrangères, sa souveraineté nationale, non en s’appuyant sur les ressources de la force physique, mais uniquement en s’appuyant sur sa culture […]. Ce que je dis là concernant le droit de la nation au fondement de sa culture et de son avenir n’est donc l’écho d’aucun nationalisme, mais il s’agit toujours d’un élément stable de l’expérience humaine et des perspectives humanistes du développement de l’homme. Il existe une souveraineté fondamentale de la société qui se manifeste dans la culture de la nation. Il s’agit de la souveraineté par laquelle, en même temps, l’homme est suprêmement souverain […] Cette souveraineté qui existe et qui tire son origine de la culture propre de la nation et de la société […] doit rester le critère fondamental dans la manière de traiter ce problème important pour l’humanité d’aujourd’hui qu’est le problème des moyens de communication sociale (de l’information qui leur est liée, et aussi de ce qu’on appelle la culture de masse). Vu que ces moyens sont les moyens sociaux de la communication, ils ne peuvent être des moyens de domination sur les autres, de la part des agents du pouvoir politique comme de celle des puissances financières qui imposent leur programme et leur modèle. Ils doivent devenir le moyen d’expression de cette société qui se sert d’eux, et qui en assure aussi l’existence. Ils doivent tenir compte des vrais besoins de cette société. Ils doivent tenir compte de la culture, de la nation, de son histoire.

Aux yeux du général de Gaulle, le rôle international du français était une chose qui allait de soi et le destin des communautés de langue maternelle française, souvent minoritaires et abandonnées à elles-mêmes dans leurs pays respectifs, en était une autre, qui lui paraissait alors plus menacée. Le général n’avait certainement pas une conception ethnique de la francité, mais il était sensible aux appartenances historiques, et plus encore à la dette de la France à l’égard de ceux qui, en Nouvelle-France et en Acadie notamment, avaient été laissés à leur sort à l’issue de combats et de traités malheureux.

C’est dans l’affaire du Québec que sa démarche fut la plus retentissante. Il n’est que de renvoyer à sa conférence de presse du 27 novembre 1967, où il décrit en termes lyriques et historiques sa remontée du « Chemin du Roy » pour comprendre que, bien que porté par l’enthousiasme de la population, rien dans cette affaire ne fut improvisé. Le sort de la Nouvelle-France le hantait de longue date.

Philippe de Gaulle, dans ses Mémoires1, en témoigne :

Comme beaucoup de Français de sa génération, il avait lu Maria Chapdelaine, le roman fétiche de Louis Hémon paru en 1921, qui raconte l’histoire malheureuse de ce peuple poussé à l’exil après avoir été abandonné par la France. Un livre qu’il m’avait mis entre les mains dans mon enfance. Evidemment, ce n’était pas là-dessus que se fondaient sa dilection et son intérêt pour ce pays. C’étaient les aspirations de ces gens acharnés à défendre leur patrimoine linguistique, à « sauver leur âme », dira-t-il plus tard, qui le tourmentaient.

Philippe de Gaulle raconte qu’en avril 1965, se rendant à Colombey, il découvre son père en compagnie d’un aide de camp ou d’un visiteur s’entretenant d’un livre récemment reçu : c’était Égalité ou indépendance de Daniel Johnson qui, en tant que premier ministre du Québec, le recevra deux ans plus tard à Montréal. Philippe de Gaulle trouve son père véhément : « Ils ont raison, insiste-t-il, en parlant des Québécois. On les brime, on les réduit. Ils ont le droit de s’insurger. À leur place n’en ferions-nous pas autant ? » Et le général de s’interroger à haute voix : « Que vais-je pouvoir faire pour les conforter ? Il faut que je fasse quelque chose de moral et d’historique afin de rappeler qu’ils font partie de notre monde et de notre rayonnement. » Et, évoquant cette période, il dira au colonel d’Escrienne, son aide de camp :

Ah, si vous aviez vu cet enthousiasme, ces Français qui attendaient depuis si longtemps un geste, un mot, un appui de la France pour les aider à sortir d’une condition inadmissible… Non, je n’avais pas le droit de les décevoir ! J’ai donc déclenché le contact et je pense que les choses, maintenant, feront leur chemin ! En fait, il se peut que cela ait été un peu prématuré : mais, je suis vieux, c’était l’occasion ou jamais, et je l’ai saisie. Qui d’autre, après moi, aurait pu se permettre de dire cela, si je ne l’avais dit ? Or, il fallait que ce fût dit2 ! »

L’exclamation du balcon de l’Hôtel de Ville de Montréal ne fut aucunement improvisée, contrairement à la rumeur répandue par quelques esprits contrariés. On a trop peu remarqué, en effet, précédant le « Vive le Québec libre ! » du 24 juillet, le toast prononcé la veille au château Frontenac à Québec, en réponse à celui de Daniel Johnson :

Après qu’eut été arrachée de ce sol, voici deux cent quatre années, la souveraineté inconsolable de la France, soixante mille Français y restèrent. Ils sont maintenant plus de six millions. […] Votre résolution de survivre en tant qu’inébranlable et compacte collectivité, après avoir longtemps revêtu le caractère d’une sorte de résistance passive opposée à tout ce qui risquait de compromettre votre cohésion, a pris maintenant une vigueur active en devenant l’ambition de vous saisir de tous les moyens d’affranchissement et de développement que l’époque moderne offre à un peuple fort et entreprenant. […] On assiste ici, comme en maintes régions du monde, à l’avènement d’un peuple qui, dans tous les domaines, veut disposer de lui-même et prendre en main ses destinées. Qui donc pourrait s’étonner ou s’alarmer d’un mouvement aussi conforme aux conditions modernes de l’équilibre de notre univers, et à l’esprit de notre temps3 ?

Premier acte politique d’une francophonie agissante, des accords furent signés au lendemain de ce voyage historique entre la France et le Québec, connus sous le nom d’accords Peyrefitte-Johnson. Ils établissaient une coopération dans tous les domaines – mais tout particulièrement dans ceux de l’éducation et de la jeunesse – ainsi que des visites croisées des premiers ministres à un rythme biannuel, lequel fut malheureusement interrompu par Robert Bourassa dont l’attachement au fédéralisme canadien est bien connu.

Dès le lendemain du voyage de 1967, le Général annoncera son souci d’associer l’ensemble des Canadiens français à ce qu’il avait décidé d’entreprendre avec le Québec : « À cette œuvre, devront d’ailleurs participer, dans des conditions qui seront à déterminer, tous les Français du Canada qui ne résident pas au Québec et qui sont un million et demi. »

Cette relation du général de Gaulle avec le destin de la langue française sera évoquée en novembre 1990 lors du colloque consacré à « De Gaulle en son siècle », sous la rubrique « De Gaulle et la culture ». Ce qui nous montre que la conception qu’avait le général des communautés de langue originelle française fut d’abord, sinon strictement politique, du moins politiquement historique. C’est que le français, comme le souligna Mme Renée Balibar dans sa contribution, n’est pas seulement une langue de culture, mais depuis des siècles « une langue d’État » : « La perspective que l’on va proposer ici, faisait-elle ressortir, tente de situer Charles de Gaulle, y compris ses silences sur la politique de la langue, dans la longue histoire de la langue française. »

Dans sa communication à ce colloque, Michel Fichet, l’un des meilleurs spécialistes des communautés de langue maternelle française, après avoir établi une clarification entre « langue maternelle, d’unité et d’identité, pour la nation française et pour les communautés qui en sont issues ou qui en ont été séparées par les aléas de l’histoire », puis « langue de communication héritée de la colonisation, parfois langue d’unité, souvent, pour ne pas dire toujours, en conflit avec l’identité culturelle autochtone pour tous les peuples qui ont subi les dominations française et belge », enfin « langue étrangère pour tous ceux qui font le choix de l’apprendre et de la pratiquer », le dit très clairement : « Ce sont des notions de langue et de culture constitutives de l’âme française que le général de Gaulle utilisait le plus fréquemment de préférence à la notion de francophonie dont la fortune a grandi d’ailleurs en même temps que son contenu se brouillait. » Il est exact que les institutions qui concrétisèrent l’entreprise de la francophonie ne se développèrent qu’après le départ du général de Gaulle du pouvoir, mais, comme l’a souligné Jean-Marc Léger, haut fonctionnaire québécois et inlassable artisan, dès l’origine, de l’organisation institutionnelle de la francophonie, « la francophonie non gouvernementale a trouvé à Paris, dès le départ, une ardente sympathie et un soutien actif, permanent, qui n’auraient pas été possibles sans le parfait accord de l’Élysée. »

Le débat actuel autour de la place et de l’avenir du français, ainsi que de son rôle, est à replacer au sein de la crise générale de la civilisation et des échanges, que nous subissons. Milan Kundera4 s’était livré naguère à une analyse de l’agressivité qui se manifeste, jusqu’en France même, contre notre langue : « Il s’agit, disait-il, d’un courant de pensée, d’une attitude, de comportements qui consistent à critiquer et à fustiger la constitution d’une communauté francophone internationale et surtout à tourner en dérision la volonté des francophones de se doter de législation linguistique et de défendre leur identité culturelle dans le libre échange des marchandises ». Il ajoutait que « ce conformisme ultralibéral, mondialiste et unificateur, est partagé par une partie de la presse française, qui reproduit avec application le moindre article anti-francophone de la presse anglo-saxonne. »

Le général de Gaulle était conscient des menaces qui pesaient sur la langue française, puisqu’il avait adressé à l’Institut de France, le 23 mars 1965, à travers Robert Courrier et Louis de Broglie, une lettre qui se voulait, au-delà d’un constat déjà évident, mobilisatrice des volontés qui déjà flanchaient, même et surtout dans les milieux scientifiques. Le général écrivait :

Il est, en effet, déplorable que la langue française, si remarquablement adaptée par sa clarté et sa précision à l’expression de la pensée scientifique, soit trop souvent trahie par ceux-là mêmes auxquels il incombe d’en maintenir l’usage. […] Il est, en effet, d’intérêt national que savants et techniciens s’inspirent dans l’emploi de notre langue du respect que la science se doit à elle-même5.

Georges Pompidou mis à part, qui fut à la hauteur de l’enjeu, on eut aimé que les successeurs du général à l’Élysée affichent plus souvent les mêmes préoccupations. J’ai vu François Mitterrand – qui avait dit : « Un peuple qui perd ses mots n’est entendu de personne » – après m’avoir encouragé puis chargé de prendre en main ce « Commissariat de la langue française » qui traduisait une conviction réelle, j’ai vu, dis-je, François Mitterrand se laisser peu à peu impressionner par des conseillers malvenus qui lui représentaient que c’était, sans doute, un combat d’un autre âge. De son temps même, Michel Rocard n’eut de cesse de déconstruire cette entreprise au motif qu’il croyait le mot « commissariat » lié à l’idée de police : quand les hommes politiques intègreront-ils dans leur jugement le caractère polysémique des mots qui les dérangent ? Beaucoup plus tard, lorsque je tâchais de renouer le souci de cette préoccupation avec l’éphémère François Hollande, il me fit dire qu’il avait autre chose à faire. Au quinquennat précédent, on avait inauguré l’enseignement en anglais dans les grandes écoles, mesure qui fut ensuite étendue aux universités. Ce fut l’œuvre de deux ministres de l’Enseignement supérieur successives, l’une de droite et l’autre de gauche.

Le combat que nous menons ne doit pas se laisser enfermer dans une feinte querelle de préséance entre la langue anglaise, ou anglo-américaine, et la langue française, même s’il est vrai qu’existent des différences profondes, qui sont parfois des divergences, entre la conception du monde dont notre langue est porteuse, et celle dont l’anglo-américain tente actuellement d’assurer la suprématie dans le monde – et même en Europe. Rappelons les propos que tint le président Pompidou au Soir de Bruxelles, le 19 mai 1971 :

Je dis que si demain l’Angleterre étant entrée dans le Marché commun, il arrivait que le français ne reste pas ce qu’il est actuellement, la première langue de travail de l’Europe, alors l’Europe ne sera jamais tout à fait européenne. Car l’anglais n’est plus la langue de la seule Angleterre, il est avant tout, pour le monde entier, la langue de l’Amérique.

De notre côté, une fois de plus, l’intendance n’a pas suivi.

À chaque élection présidentielle, la question de l’avenir de la langue française est posée aux impétrants qui répondent par des « éléments de langage » – ou pas du tout. Emmanuel Macron, dans un entretien accordé en avril 2017 à la revue Causeur, dit que la langue française n’a pas besoin d’être protégée au motif qu’elle est la troisième langue la plus parlée dans le monde, ce qui est étonnant de la part d’un homme politique aussi impliqué qu’il l’est dans ce qu’il est convenu d’appeler la mondialisation, que l’anglo-américain s’approprie sans mesure. Ne va-t-il pas lui-même s’exprimer en anglais en Allemagne ?

Emmanuel Macron insiste pourtant dans cet entretien sur ce que « la France n’a jamais été et ne sera jamais une nation multiculturelle ».

Le génie français, insiste-t-il, n’est pas dans ce culte rétréci d’une identité idéalisée […] Le génie français, c’est un imaginaire partagé. Cet imaginaire s’ancre dans notre langue commune. C’est notre premier enracinement. Il s’ancre dans une histoire, des territoires, des paysages. C’est notre second enracinement. Mais notre langue, notre histoire, nos paysages ne sont pas univoques. Ils ne sont pas une serge brute ni un patchwork mal cousu. La culture française est une moire.

Avant d’être un moyen de communication, la langue est un moyen d’existence. Je vous pose la question : peuples de langue française, dont les uns s’appartiennent, dont d’autres se trouvent plus ou moins intégrés, plus ou moins minorisés dans divers ensembles, existons-nous encore ? Existerons-nous encore ? La formulation de la question est déjà l’écho d’une rumeur pessimiste ; je ne ferai rien ici pour l’amplifier. Le français, personne ne lui contestera cela, est bien sûr une grande langue de culture. Il a été et demeure davantage, car c’est ainsi que le français a, pour lui et contre lui, d’être et d’avoir été dans l’histoire, également, une grande langue de civilisation. Cela rend sa position fragile, si ce moment de gloire est vraiment passé ; cela rend aussi sa position intéressante et forte si nous savons l’utiliser pour métamorphoser, pour réinventer l’histoire dont cette civilisation a été porteuse jusqu’au moment déjà avancé du siècle industriel. Reste à affronter ce siècle numérique. Vous autres, Canadiens français – c’était l’appellation préférée du général de Gaulle –, il me semble que vous pouvez vous approprier cette vision de notre problème commun. N’oublions jamais que, comme le général le disait lui-même « le souvenir n’est pas seulement un pieux hommage aux morts, mais le ferment toujours à l’œuvre dans l’action des vivants ! »

 

 


1 Philippe de Gaulle, De Gaulle mon père, entretiens avec Michel Tauriac, Plon, 2004.

2 Jean d’Escrienne, De Gaulle m’a dit (1966-1970), Plon, 1973.

3 Cf. Discours et messages, tome V, Plon, 1970.

4 Cf. Rapport du Haut Conseil de la francophonie, La documentation française, 1994.

5 Lettres, notes et carnets, mai 1969 – novembre 1970 ; Compléments 1908-1968, Ed. Plon, 1988.

 

Puisqu’on me propose de vous parler de la langue comme signe de souveraineté, je pense qu’il nous faut d’abord s’interroger sur cette idée de souveraineté appliquée à l’appartenance à une langue, à l’enracinement linguistique, donc culturel. La langue est une patrie, disait Camus. Elle est à la fois l’ultime patrie des pauvres, l’ultime patrie de ceux qui n’en ont plus aucune autre, le lien naturel de l’homme avec les autres hommes qu’elle constitue en peuple, en nation, en libre souveraineté juridique parfois ; sauf que la langue est aussi praticable comme instrument de domination par les puissants et les riches, puisqu’en fin de compte ils n’ont jamais de triomphe parfait que lorsqu’ils ont imposé leur langage, c’est-à-dire leur façon de penser, puis leur langue, aux hommes et aux peuples qu’ils ont su rendre tributaires. La langue devient alors, non plus un vecteur de liberté, mais un vecteur de formatage des esprits et des comportements au service d’une organisation exclusive du monde.

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