Francine Pelletier
Second début, Montréal, Atelier 10, 2015, 81 pages
Les baby-boomers forment une génération singulière. Individuellement, ils fascinent ; ligués, ils terrorisent. Après avoir hérité de sociétés somme toute robustes, ils s’apprêtent à laisser derrière eux un champ de ruines. Contrairement à leurs ancêtres qui s’autodétruisaient d’une manière traditionnelle, en guerroyant, en massacrant, les boomers ont plutôt opté pour l’inoculation lente et méthodique du virus de la haine de soi. Paradoxalement, l’opération s’est soldée par un immense désarroi collectif qui n’a d’équivalent qu’un vertigineux narcissisme individuel. Ce constat ne surprendra personne. C’était le but recherché : extirper les individus de leurs racines pour mieux les offrir en pâture au capitalisme mondialisé. Ces allégations se fondent sur l’étude de thèmes qui sont chers aux boomers et dont l’usage est trop fréquent pour être fortuit. L’essai de Francine Pelletier en fournit une énième illustration.
Typique de sa génération qui se voue à elle-même un véritable culte – n’use-t-elle pas de l’expression « Grande Noirceur » pour se croire lumineuse ? –, madame Pelletier s’intéresse à l’histoire pourvu qu’elle en fasse partie. À l’en croire, l’histoire du féminisme commence en 1979 à Saint-Hyppolite alors que quelques dames bien intentionnées fondent le magazine La Vie en rose. Elle règle le cas de ses aînées en une petite phrase qui embarrasserait même le dernier des misogynes : « Contrairement à la génération précédente, nous avons pu étudier, rêver à autre chose qu’à prendre le nom d’un homme » (p. 15). C’est aussi connu, pourvu qu’ils puissent garder leurs pantoufles et leurs acquis, les boomers vénèrent le moindre soubresaut révolutionnaire, tel qu’attesté d’ailleurs par l’auteure qui avoue candidement que, pour travailler à la revue, elle a dû être « dédommagée par l’assurance-chômage, qui subventionne massivement les idées révolutionnaires » (p. 13-14). Indissociable de leur caste, l’auteure et ses consœurs voulaient jouir sans entrave du moment présent et ce n’était pas les considérations bassement matérielles qui allaient les en empêcher : « Nous avions toujours eu le don de vivre au-dessus de nos moyens », mais elles doivent se rendre à l’évidence que « pour la première fois en sept ans, ça ne faisait plus rigoler personne » (p. 24). En 1987, la revue disparaît dans l’indifférence générale.
La longue expérience du journalisme de Francine Pelletier est confirmée par une solide culture générale de même qu’une plume alerte et soignée. L’érudition et l’élégance ne suffisent cependant pas à dissimuler l’absence d’audace, l’amalgame et la confusion. En un mot, un esprit repu d’idéologies ne saurait masquer la disette des idées. Dans cet essai, le fondamental côtoie l’insignifiant, les événements et les individus sont traités sans distinction et le simple fait divers devient une tendance lourde. Par exemple, peut-on vraiment comparer la tragédie de Charlie Hebdo et celle de Polytechnique ? Existe-t-il un lien entre le terrorisme islamique et l’acte isolé d’un assassin misogyne ? Peut-être. Mais la démonstration de madame Pelletier ne convainc pas. Une intuition dénuée d’arguments reste une intuition.
Le chapitre 2 est à ce point confus que sa lecture donne le tournis. L’auteure se hasarde à établir que la décennie 1980 aurait été, pour le féminisme, celle de tous les reculs dont les causes auraient été celles-ci : « Plus encore que ne l’avaient fait Reagan, Thatcher et la récession mis ensemble, le drame [de Polytechnique] a rendu indélébile notre impression de changement d’époque » (p. 28). Qu’ont bien pu faire Reagan et Thatcher pour se mériter pareil opprobre et en quoi la récession et Polytechnique auraient fait reculer le féminisme ? On ne le sait trop. C’est comme si cette nomenclature constituait en elle-même des arguments. Les conséquences de ces reculs sont nombreuses. La première est que les femmes « sont très souvent absentes des postes de pouvoir » (p. 31). Que dire alors de l’influence d’une Fabienne Larouche, d’une Sophie Brochu, d’une Monique Leroux ? Mais la conséquence la plus grave est « la violence sexuelle et conjugale » (p. 32) qui s’expliquerait par ce phénomène : « plus elles [les femmes] sont tentées de vouloir sortir de leurs ornières, plus elles risquent d’être violentées » (p. 33). Pour illustrer cette violence, l’auteure nous trimbale du harcèlement au travail, à l’industrie de la porno, au terrible viol d’une jeune Indienne, au Facebook d’étudiants en dentisterie de l’Université Dalhousie jusqu’à l’énumération de quelques cas célèbres : « O.J. Simpson, Guy Turcotte, Oscar Pistorius Ray Rice, Dominique Strauss-Kahn » (p. 34). Et madame Pelletier de conclure ainsi : « Il a fallu l’affaire Ghomeshi, à l’automne 2014, pour nous faire comprendre l’étendue du désastre » (p. 37).
Est-ce que le féminisme a réellement reculé ou est-ce plutôt une certaine conception que l’auteur s’en faisait ? Si tant est que ces reculs soient réels, est-ce que cela veut dire que la condition des femmes a aussi reculé ? À partir de ces événements, malheureux certes, peut-on généraliser ? On ne le sait trop, abasourdis que nous sommes devant une démonstration aussi hétéroclite. S’il est exact d’affirmer que plusieurs femmes ont vécu des expériences dramatiques et traumatisantes et que les pouvoirs publics ne sont souvent pas à la hauteur des défis, il demeure que les crimes graves que sont le harcèlement, la violence et le viol auraient mérité un traitement plus rigoureux.
Le chapitre 4 a pour sujet le débat portant sur la Charte des valeurs québécoises. Passons sous silence la comparaison grossière entre Israël et le Québec qui ne sert en fait qu’à souligner que « le problème devient, ici comme en Israël, les “autres” » (p. 66). En revanche, elle a raison de se méfier de l’instrumentalisation politique de l’égalité homme-femme ainsi que d’insister sur la difficulté d’établir une hiérarchie dans les droits individuels. Malgré ces difficultés, madame Pelletier tranche dans le vif : « Et si le véritable enjeu, ici, n’était ni la laïcité, ni l’égalité des sexes, mais plutôt la diversité ? » (p. 70) Encore ici, elle n’a pas jugé pertinent d’étayer son analyse. Elle a été à ce point ulcérée par les prises de position de certaines féministes qu’elle a même pensé à « remettre en question mon engagement » (p. 66). Ce chapitre ne sert en réalité qu’à pourfendre ceux qui ne pensent pas comme elle et qui inspireraient « un virage conservateur identitaire » (p. 72), allant même jusqu’à dire que ses promoteurs auraient « une érudition et une capacité d’analyse que nous n’avons pas vues depuis Lionel Groulx » (p. 72). Faut-il le dire, venant d’elle, cette affiliation n’est pas un compliment. Pourtant, quelques pages auparavant, Francine Pelletier avouait se méfier d’un certain féminisme parce qu’il avait « une propension à voir les choses en noir et blanc, avec les bons – toujours les mêmes – d’un côté et les méchants de l’autre » (p. 54). Une autre promesse oubliée…
Le chapitre 3 de l’essai, « Les années du décolleté » qui aurait pu s’intituler « Malaise dans la civilisation », vaut à lui seul le détour. Madame Pelletier fait état des difficultés pour la femme moderne de concilier tous les aspects de sa personnalité. (Étrangement, elle est peu loquace au sujet de la maternité.) L’exemple qu’elle donne pour les illustrer est bien choisi : l’écrivaine Nelly Arcand. À son propos, elle écrit que : « Sa tête dénonçait la marchandisation du corps des femmes, alors que son corps en faisait la promotion » (p. 46). La source de ces difficultés viendrait du fait que « C’est un paradoxe du féminisme que d’avoir valorisé le règne du féminin, d’avoir appris aux femmes à se reconnaître dans d’autres femmes, à aimer leur identité féminine, sans nécessairement s’aimer elles-mêmes » (p. 52). S’appuyant sur le succès de Fifty Shades of Grey, Mme Pelletier se demande : « Se pourrait-il […] que beaucoup de femmes, par ailleurs instruites et allumées, n’aient simplement pas envie d’avoir les mêmes responsabilités que les hommes ? » (p. 55) Elle va aussi jusqu’à écrire qu’elle serait prête « à accepter l’idée que la grande Simone se soit trompée » (p. 56). Elle poursuit : « il a toujours été un peu tabou de parler de déterminisme biologique, de peur d’affaiblir les revendications féministes. L’heure est peut-être venue de distinguer ce qui relève d’une différence sexuelle (ce qui ne changera pas) de ce qui relève d’une mentalité de “colonisé” (ce qui devrait changer) » (p. 56). Il y aurait donc un juste milieu à trouver « entre deux armées de femmes : celles dont on ne voit que les yeux, soumises et têtes baissées, et celles qui, à l’instar des Femen, brandissent leurs seins et leurs poings comme une arme » (p. 61). Elle conclut le chapitre ainsi : « Il va falloir trouver mieux » (p. 61). Le lecteur devra attendre pour savoir ce que devrait être ce « mieux » souhaité par l’auteure.
En conclusion, qu’une jeune femme sans grande expérience de la vie, mais saturée de sociologie uqamienne puisse pondre un tel ouvrage, nul n’en sera surpris. Qu’une femme de l’étoffe de Francine Pelletier puisse proposer un essai à ce point bâclé, cela étonne. En définitive, celles et ceux qui préfèrent être confortés que confrontés, cet essai est pour vous ; mais celles et ceux qui cherchent à comprendre les enjeux du féminisme au XXIe siècle, « il va falloir trouvez mieux ».
Martin Lemay, ex-député de Sainte-Marie–Saint-Jacques (2006-2012) et essayiste