Francis Denis
Une révolution pour rien. La permanence religieuse dans l’histoire du Québec moderne
Montréal, Éditions Liber, 2023, 392 pages
L’histoire récente du Québec détonne par sa rapide déchristianisation. Nombre de nos contemporains furent témoins entre les décennies 1960 à 1980 d’une fulgurante apostasie. Inédite par sa rapidité et inconcevable par son ampleur. En moins de vingt ans, nous passâmes d’un régime de chrétienté à une social-démocratie honnissant son héritage catholique. Que s’est-il passé ? Cette interrogation devrait hanter toute personne s’intéressant, non seulement à l’histoire québécoise, mais à la condition actuelle des Québécois. Comprendre cette malnommée Révolution tranquille est un effort herméneutique nécessaire, une sorte de psychothérapie collective. C’est à ce travail que s’attela Francis Denis dans son essai Une révolution pour rien.
L’historiographie officielle nous propose un narratif, qui disons-le, semble flatteur pour nos contemporains et, à plus forte raison, pour les tenants de ce chamboulement. Expliquons-le rapidement : s’ouvrant à la modernité ambiante, le peuple Canadien français, par l’intermédiaire de ses élites, se libéra de la théocratie que fut le Québec. Par un effort herculéen, les descendants des colons normands prirent leur destin en main ; destin qui était d’ailleurs confisqué par les clercs depuis la conquête. Quoique quelque peu caricatural, ce résumé, me semble-t-il, serait approuvé par la masse de nos compatriotes. Le livre de Français Denis est une attaque en règle, une remise en question, de ce narratif. Avant de présenter la thèse de notre auteur, voyons les qualités intrinsèques de cet opus.
Contrairement à nombre de nos intellectuels, Francis Denis, ne fait pas fi de la théologie, ni d’ailleurs de la philosophie. En effet, il nous propose une vision intégrée de l’histoire, un travail d’historien criblé par la philosophie et les débats théologiques. Cette approche nous permet une remise en question de nos aprioris historiques, ouvrant la voie à une plus profonde compréhension de notre histoire.
En l’occurrence, l’histographie officielle de la Révolution tranquille est en adéquation avec la philosophie hégélienne de l’histoire ; soit l’histoire comme progression de la transcendance vers l’immanence. Une société religieuse doit, pour suivre le sens du progrès, passer du mythe à la science. Francis Denis nous propose une remise en cause de cette prémisse. Pour notre auteur, il n’est pas question de progrès ou du sens de l’histoire, mais d’un sabordage interne ; l’église, par son agir temporel, fit perdre de vue au peuple des croyants sa réalité profonde, celle d’une entité spirituelle préparant un royaume atemporel, disons plutôt posttemporel, et transcendant. Elle perpétra un transfert de sacralité : désacralisant la foi et, par le fait même, déifiant la politique. Ce processus s’actualisant dans la Révolution tranquille et, par le fait même, dans notre social-démocratie.
Dans ces dernières lignes se trouve la thèse de notre auteur. Une meilleure appréciation de la structure de sa pensée nous incite à un succinct envol de la disposition de l’opus. Pour faire simple, Francis Denis nous offre un déroulé chronologique, une histoire des idées affectant l’église canadienne-française à travers les grands personnages de son histoire. Son but : nous montrer la permanence du primat politique à l’intérieur même de l’église. Après deux chapitres initiaux où l’auteur pose les bases herméneutiques et théologiques de sa démonstration s’en suit un chapitre cernant les bases historiques consolidées par les événements entourant la Nouvelle-France et la conquête anglaise.
Le cœur du projet catholique québécois, pour user d’un terme anachronique, commence avec l’ultramontanisme. C’est de là, nous affirme Denis, que se construit le mal canadien-français. Courant idéologique parti de France, la théologie ultramontaine cherchait à soumettre la sphère publique à l’église ; l’église quant à elle se percevait comme une institution hiérarchique : à sa tête se trouvait le pape, principe unique de tout pouvoir spirituel et politique. Se voulant des dirigeants politiques, autant que spirituels, les évêques issus de l’ultramontanisme cherchaient à instaurer, au bord du Saint-Laurent, la cité la plus catholique qui soit. Loin du vieux continent, nos prélats se virent, ou se crurent, capables de créer une parfaite théocratie, ici, sous les froids polaires de nos hivers. Il y avait, bien entendu, une forme d’utopisme et surtout du messianisme canadien-français. Il y a, bel et bien, une erreur théologique ; la cité chrétienne ne sera immanente que dans l’eschaton. Le Christ n’a-t-il pas dit, juste avant sa crucifixion, que son royaume n’était point de ce monde ? Il fallait bien, comme le montre si bien notre auteur, « spiritualiser » l’église, ou plutôt, la ramener à ses sources patristiques, comme le fit, tant bien que mal, le concile Vatican deux. Mais, je mettrais bien une critique à sa critique.
La période ultramontaine ne fut pas que négative ; plus encore, elle n’est pas la cause de la sécularisation, et encore moins, de la Révolution tranquille. Laissons, de grâce, les défauts de la période ultramontaine. L’église, la foi chrétienne, pour éclairer les nations, se doit de s’incarner dans la chair des peuples la composant. C’est, en partie, ce qu’elle fit durant la période de la grande survivance. L’église se confondit avec les Français d’Amérique, forma ses rites en conformité avec les formes culturelles compréhensibles par la masse du peuple. À bien y remarquer, c’est ce que firent les pères de l’église lors de la christianisation de l’Empire romain. Ils hellénisèrent le christianisme, religion éminemment sémitique. Le credo y est exprimé par des termes philosophiques propres à l’aristotélisme.
Dans l’orient grec, les rites prirent les formes de la cour byzantine, tandis qu’en Égypte, des hymnes panégyriques vantant le pharaon furent utilisées pour glorifier le fils de Dieu. Il me semble que Francis Denis manqua de voir que le travail des messeigneurs Bourget ou Laflèche était une tentative, certes trop verticale, exagérément clérico-centrée, de fonder un christianisme propre à la condition québécoise. Cet angle mort de la démonstration que nous offre Francis Denis, lui force à voir un continuum entre l’ultramontanisme et le personnalisme.
Je m’aventurai plutôt à proposer la thèse d’Augusto Del Noce : c’est avec la désacralisation, phénomène omniprésent en occident, que se fit la déchristianisation du Québec. Certes, elle fut plus brutale chez nous que dans le reste du monde occidental. Mais, nous avons affaire à un processus essentiellement similaire. Comme le décrit, avec raison, Francis Denis, le personnalisme et l’application du dernier concile connurent une praxis gauchisante. Par exemple, les personnalistes chrétiens chercheront à mettre en accord le catholicisme avec les idéaux de l’époque (p. 240). En l’occurrence, il y a clairement une sécularisation de la foi. Si l’on peut atteindre nos buts terrestres sans le biais de la foi, pourquoi donc porter le lourd fardeau d’une tradition vieille de deux millénaires ? Les prêtres furent remplacés par les bureaucrates (p. 313) ; et c’est bien dans l’ordre de la logique. Un état est plus propre à nous moderniser que l’église.
Il y a bien, comme le dirait notre premier ministre, François Legault, un fond catholique à notre solidarité. En ce point, Denis à raison, notre état à bel et bien remplacé l’église ; non pas l’église de monseigneur Laflèche, mais celle des prêtres ouvriers. Ces derniers ne voulaient plus utiliser une parole sacralisée, au nom d’une institution sacralisée ! (p. 262) La voilà l’autodissolution ! L’église institution divine, mais nous sommes en face d’une théologie propre à l’évangile ! En se voulant plus modernes que la modernité, les intellectuels québécois durent se détacher de la synthèse catholique, produit du moyen âge, soit celle d’une agrégation de l’évangile, du platonisme des pères orientaux et du péripatétisme thomiste.
Le Québec et son église décidèrent de se fondre dans le moule moderne. Il fallut donc une révolution d’ordre métaphysique. C’est ce qui se fit. Sur les rives du Saint-Laurent se vit la fine pointe de l’américanisation intellectuelle : soit une forme d’extrême occident coupée de sa source orientale, en l’occurrence, du christianisme. Comme l’affirme Del Noce, les États-Unis sont un extrême occident, un occident fondé sur de nouvelles bases, sans la pesanteur orientale. C’est ce que voulut être le Québec de la Révolution tranquille. Il fut en cela aidé par la pensée catholique d’après-guerre. Il s’imposait, donc, de dénigrer les valeurs transcendantes et platonisantes pour un empirisme propre au monde anglo-saxon. Malgré les oripeaux du puritanisme américain se cache une philosophie analytique profondément athée. Le Canada anglais était déjà sous la coupe de l’empirisme logique lorsqu’un Georges Grant, grand penseur s’il en fut, ne put exercer son talent dans un département de philosophie d’une université canadienne ; c’est ce chemin, ce viaduc que les Québécois d’après-guerre, en soif de rattrapage, voulurent emprunter.
Le Québec, donc, est-il resté le même tout en changeant ? Je dirais, malgré la profondeur érudite de la démonstration de Francis Denis, un non emphatique. Il y a bien, pour modérer mon propos, une même intransigeance, un même tempérament, propre aux peuples catholiques, qui se voit, tant dans la social-démocratie du Parti québécois, que chez les ultramontains. Il y a, il faut en cela être d’accord avec Denis, une vraie continuité entre le catholicisme d’après-guerre et la sécularisation. Mais le hiatus est trop profond, entre l’ultramontanisme et le Québec moderne, pour y discerner, comme l’affiche le titre du livre, une révolution pour rien. Malgré mon désaccord, il faut cependant répéter que ce livre est un incontournable. Il nous force à revoir l’histoire du peuple québécois, en de mots : un incontournable.
Milad Saliba
Informaticien et étudiant en maîtrise de philosophie.