François-Olivier Dorais
L’École historique de Québec. Une histoire intellectuelle
Montréal, Les éditions du Boréal, 2022, 475 pages
Dans Cité libre en 1966, le jeune historien Serge Gagnon donne pour la première fois l’appellation contrôlée « École de Montréal » au trio des historiens Maurice Séguin, Michel Brunet et Guy Frégault, membres du nouveau département d’histoire de l’Université de Montréal, fondé en 1946. Jean Lamarre a fait en 1993 une étude exhaustive de « l’École de Montréal » sous un titre évocateur : Le devenir de la nation québécoise.
L’École de Montréal est connue parce que ses thèses à propos des effets déstructurants de la Conquête portaient et furent portées par un horizon politique et nationaliste, et qu’elles ont façonné la pensée de Denis Vaugeois, de Denys Arcand et de Robert Comeau, parmi d’autres. En opposition dialectique, on a créé « l’École de Québec », identifiée au trio Marcel Trudel, Fernand Ouellet et Jean Hamelin du département d’histoire de l’Université Laval fondé en 1947. Les travaux de cette « École » défendent l’idée que la condition économique subalterne des Canadiens français, au fil de l’histoire, a relevé d’eux-mêmes et non des effets de la Conquête anglaise. Ouellet, l’historien quantitatif et polémiste, en a rajouté d’ailleurs en cognant à coups redoublés sur l’habitant à la « mentalité traditionnelle ».
François-Olivier Dorais n’a pas tenu pour acquis que l’École de Québec en fut une… En scrutant la biographie et les travaux des trois historiens, il a plutôt vu chez ces pratiquants de l’histoire critique, quantitative, inspirés de la revue Annales (Économies, Sociétés, Civilisations) de Paris, une équipe de chercheurs, une « école de recherche ». Il présente ces historiens comme des initiateurs de domaines de recherche surtout en histoire économique et progressant vers l’histoire sociale, ouvrière, voire, de façon inattendue, vers l’histoire intellectuelle. Par exemple, les travaux du premier Ouellet, entre 1950 et 1960, portent sur les Papineau mari et femme, sur Viger, Lartigue, Parent, et font se croiser l’histoire des idées et celle des mentalités. Les historiens de Laval n’ont pas eu de chef de file, n’ont pas proposé de « métarécit », Ouellet ne fut jamais au département d’histoire, mais à la faculté de commerce ; leur postérité conforte leur désignation d’un commando de chercheurs.
Étudier la naissance de départements d’histoire dans l’après-guerre – ou celle des Sciences sociales à Laval –, c’est inévitablement se retrouver dans le changement et sa compréhension. On comprend, par exemple, que la revue Cité libre (1950-1971), promotrice de la modernisation, de la modernité et d’une certaine culture de liberté individuelle, épingle le nationalisme de l’École de Montréal qui, elle-même, associe pendant la Révolution tranquille la pensée des historiens de Laval au fédéralisme de certains collaborateurs de cette revue. L’ouvrage de F.-O. Dorais est de ce point de vue une claire radiographie de la construction de l’histoire, une analyse de la fabrique de l’histoire. On pense ces jours-ci « revisiter » l’histoire ; chaque génération la revisite, l’interpelle avec ses préoccupations et ses questions. Trudel et Ouellet l’ont fait en s’intéressant à la laïcité au moment où naissait le Mouvement laïque de langue française (1961). Ils en ont d’ailleurs payé le prix en quittant l’Université Laval pour l’Université d’Ottawa.
On peut se demander pourquoi l’auteur n’a pas fait une place à Claude Galarneau dans son portrait de groupe. Il fut pourtant leur contemporain à titre de premier étudiant du département d’histoire de l’Université Laval ; il fut aussi le promoteur des Annales et un autre véritable entrepreneur d’un domaine historiographique inédit, celui de l’histoire culturelle. Galarneau n’a pas tenu de longs discours sur la Conquête et il n’a pas fait grand cas du fait que l’imprimerie et d’autres institutions culturelles arrivent avec les Anglais. Il est parti de cette réalité tout en faisant sa thèse à Paris sur La France devant l’opinion canadienne (1760-1815), thèse publiée en 1970. C’est parce que je suis du sérail que je vois Galarneau parmi le groupe de Laval. Mais sans doute que F.-O. Dorais a opté pour la mémoire de l’École de Québec plutôt que pour une histoire du phénomène. Voilà un historien d’une nouvelle génération attentif à la mémoire si valorisée dans tous les coins du patrimoine et à laquelle il faut parfois sacrifier. Mais l’auteur est de son temps, est conscient de la différence entre mémoire et histoire et il a opté pour le souvenir de ces écoles, plutôt que pour leur « déconstruction ».
Cette histoire de la mémoire d’un « label collectif » illustre ce qu’on fait de l’histoire dans la conversation publique. Voici un livre passionnant, impeccablement documenté et écrit d’une plume alerte.
Yvan Lamonde
Historien