Gabriel Nadeau-Dubois
Tenir tête, Lux Éditeur, 2013, 224 pages
Gabriel Nadeau-Dubois me rappelle un peu le Steinbeck d’En un combat douteux ; certes, l’un est romancier et l’autre essayiste, mais tous deux affichent un style sec et rugueux, sans fioriture inutile, et ils partagent le même humanisme, le même respect envers la lutte obscure et désintéressée de ceux qui veulent rendre la société plus solidaire.
Bien sûr, l’ancien porte-parole de la CLASSE est maintenant devenu une vedette, mais il aurait pu ne pas l’être si la grève n’avait pas connu le succès que l’on sait. Tenir tête, son essai, débute d’ailleurs par le portrait du travail de fond – boulot peu glorieux s’il en est – effectué par les militants de la CLASSE. Tournée des cégeps et universités, plans de mobilisation, distribution de tracts, élaboration d’arguments, longues et houleuses assemblées et nuits d’insomnie sont le lot des militants de la CLASSE.
Nadeau-Dubois s’attarde particulièrement sur le vote très serré au collège de Valleyfield : les étudiants avaient voté en faveur de la grève par une mince majorité de douze voix. Cette assemblée, la première à avoir lieu, était déterminante pour la suite des choses et elle fut soigneusement préparée par les militants pro-grève, c’est d’ailleurs un des mérites du jeune essayiste que de nous faire réaliser, sous peine de désillusionner les plus lyriques d’entre nous qui voudraient voir dans ce printemps québécois un mouvement spontané, à quel point la grève de 2012 a été planifiée par les organisations étudiantes.
Planifiée, mais pas truquée. On sent que Gabriel Nadeau-Dubois n’a pas digéré les attaques de certains commentateurs, dont Richard Martineau, qui déploraient le déficit démocratique des assemblées étudiantes. Nadeau-Dubois lui réplique qu’au contraire les militants de la CLASSE avaient une haute idée de la démocratie participative et qu’ils permettaient à toutes les opinions de se faire valoir en assemblée, y compris des opinions qui allaient à l’encontre de leurs idéaux. L’auteur de Tenir tête ajoute que le taux de participation aux assemblées était élevé – souvent beaucoup plus élevé, il faut l’admettre, que la participation des Québécois aux dernières élections municipales ! – et que les votes secrets ou électroniques donnaient sensiblement les mêmes résultats que les votes à main levée.
Plus important encore, Tenir tête se présente comme un plaidoyer en faveur de la participation citoyenne. Pour Nadeau-Dubois, la démocratie ne saurait être vécue qu’au moment des élections ; en reprenant la vision de Tocqueville, il estime que la démocratie est « aussi et surtout un état social caractérisé par la participation dynamique des citoyens à tous les aspects de la vie commune, notamment par le biais d’associations politiques de toutes sortes. » Et on doit lui donner raison : sans les manifestations étudiantes, la hausse du gouvernement Charest aurait passé comme une lettre à la poste et il est à parier que les élections n’auraient rien changé à cette décision.
Nadeau-Dubois souligne nettement la fausse opposition contenue dans les paroles de Jean Charest qui a déclaré au moment de lancer les élections de septembre 2012 : « La rue a fait beaucoup de bruit. C’est maintenant au tour des Québécois de parler et de trancher cette question. » Ce sophisme – les manifestants (identifiés à la rue) sont aussi des Québécois – limite le jeu politique aux élections, alors que l’essayiste souhaite que l’implication politique prenne une multiplicité de formes et se vive dans le quotidien. Non sans ironie, le porte-parole de la CLASSE durant le printemps étudiant fait remarquer à André Pratte et consorts qui souhaitaient que les étudiants abandonnent la voie des manifestations pour adopter celle des urnes, qu’ils devraient eux aussi cesser de s’agiter contre la grève puisque seul le résultat des élections compte !
Les difficiles oscillations de l’équilibriste
Tenir tête se veut aussi une analyse d’une vision individualiste de l’université à laquelle Nadeau-Dubois oppose une conception collective : l’université ne rapporte pas qu’à un individu, elle rapporte aussi à la collectivité, c’est pourquoi elle devrait être financée par les impôts des particuliers et des entreprises à qui incombent de garantir l’égalité des chances, et non par la contribution de l’étudiant. L’essayiste rejoint ainsi les préoccupations de justice sociale d’un John Rawls, préoccupations que le philosophe Michel Seymour a efficacement mises de l’avant dans son essai Une idée de l’université. Il ajoute aux exemples déjà donnés par Seymour celui de l’université au Royaume-Uni qui a connu une hausse importante des droits de scolarité en 2012, hausse qui a été accompagnée par une baisse substantielle des inscriptions. De quoi faire mentir les commentateurs qui estiment que l’accessibilité aux études supérieures n’est pas affectée par les frais de scolarité !
Si la défense d’une université accessible pour tous est convaincante, l’originalité de l’ouvrage de Nadeau-Dubois réside davantage dans sa réflexion sur la démocratie participative. L’auteur de Tenir tête n’était que porte-parole de la CLASSE au printemps 2012, mais ce rôle semble avoir été mal compris par les médias qui voyaient en lui un leader étudiant comme l’étaient ses collègues Martine Desjardins et Léo Bureau-Blouin. Le public et les journalistes étaient peu habitués au mode de fonctionnement d’une organisation comme la CLASSE, où toutes les décisions devaient être prises en assemblée, et on demandait parfois au jeune porte-parole de donner sa position sur des enjeux importants, alors qu’il n’avait aucune marge de manœuvre pour s’exprimer.
Selon Nadeau-Dubois, cette souveraineté accordée aux assemblées étudiantes a été positive puisqu’elle a permis aux militants de se sentir directement impliqués dans la grève : les décisions n’étaient pas prises d’en haut, c’était la base qui instaurait la direction que prenait le mouvement. Cependant, on constate que le pouvoir important détenu par la base militante de la CLASSE a parfois donné des maux de tête à son porte-parole. L’essayiste revient sur l’épisode où il s’est fait raccrocher au nez par un Simon Durivage furieux de n’obtenir aucune réponse lorsqu’il lui a demandé s’il allait dénoncer la violence des manifestants. Nadeau-Dubois estime qu’il n’avait pas consulté les membres de la CLASSE et qu’il ne pouvait donc pas répondre à Durivage.
En août 2012, l’écart entre Nadeau-Dubois et la base militante de l’organisation s’est creusé : le charismatique porte-parole se sentait mal à l’aise de défendre publiquement la grève dans les médias, alors que les assemblées étudiantes des collèges et universités n’avaient pas été consultées depuis des mois. Cruelle ironie : Nadeau-Dubois donnait trop son opinion personnelle selon les militants de la CLASSE, alors que les médias lui reprochaient de ne pas prendre assez position, il était trop modéré pour les militants de la base ; alors qu’à l’extérieur de l’organisation, il était vu comme un radical : « Le statut de porte-parole n’avait rien à envier à celui de fil-de-fériste », conclut-il.
Et la question nationale ?
Le manifeste de la CLASSE Nous sommes avenir aborde une multiplicité de thèmes tels que le féminisme, le racisme, les ressources naturelles, les nations autochtones, le syndicalisme de combat, mais la question nationale n’y figure malheureusement pas. On pourrait être tenté de dire comme Mathieu Bock-Côté que le printemps étudiant a achevé la transformation amorcée après le référendum de 1995 : les Québécois ne se définissent plus tant par le clivage fédéralisme/indépendantisme, mais bien par le clivage gauche/droite. Cependant, la présence de Léo Bureau-Blouin au PQ, la participation de Nadeau-Dubois à l’événement souverainiste « Entêté d’avenir » en octobre 2013 et enfin l’épilogue de Tenir tête – l’auteur y raconte comment une femme libanaise a pris conscience d’une spécificité québécoise pendant la grève étudiante – montrent que progressisme et indépendantisme ne sont pas mutuellement exclusifs.
Nicolas Bourdon
Professeur de littérature, collège Bois-de-Boulogne