Gomery l’aide-mémoire (deuxième partie)

Pour lire la première partie de cet article

Maintenant que Gomery a sorti son volumineux rapport (715 pages y compris les appendices pour le Rapport factuel, plus un Synopsis de 82 pages, plus un volume de 291 pages contenant la Vérification juricomptable effectuée par Kroll et Cie), nous sommes en mesure d’évaluer le produit du travail effectué par le juge, travail qui nous a coûté, rappelons-le, 75 millions de dollars au bas mot.

Même si les médias québécois ont consacré 18 % de tout leur espace ou temps d’antenne au rapport Gomery et à ses suites dans les 24 heures qui ont suivi sa parution (y compris 100 mentions à l’heure dans les médias électroniques) (« Les médias ont accordé une importance hors du commun au rapport Gomery », Rolande Parent, Le Devoir, 3 novembre 2005), le rapport lui-même a été vite oublié ; deux jours plus tard, les médias n’en parlaient déjà plus. Il est fort probable que l’on peut compter sur les doigts des deux mains et des deux pieds (soyons optimistes) le nombre des personnes, politiciens et journalistes compris, qui ont pris la peine de se taper les 1088 pages du rapport. Quant au grand public, il suffit de savoir qu’on ne pouvait, dans tout Montréal, s’en procurer directement une copie que dans de très rares librairies, et ce pour la modique somme de 49,95 $, pour constater qu’il n’a pas été l’objet d’une distribution massive. Le fait qu’il ait été accessible sur Internet ne change rien à l’affaire puisque la taille même du document interdit qu’on en fasse une consultation sérieuse à l’aide de ce média. Autrement dit, le fruit de tout le travail et tout le fric que Gomery et sa nombreuse équipe ont consacrés à établir la lumière sur le scandale des commandites a été communiqué à la population, ultime payeur et ultime juge en cette affaire, presque exclusivement au moyen d’un bombardement d’éclairs électroniques extrêmement dense et concentré dans le temps, au milieu duquel le rapport lui-même s’est trouvé comme englouti dans un véritable tsunami de réactions et de commentaires de toutes sortes.

Il importe donc, pour quiconque s’intéresse sérieusement aux Kommandites et à la Korruption Kanadienne, de procéder à une (re) mise en mémoire de ce que le juge a dit pour, ensuite, explorer diverses pistes ouvertes à notre attention par son raisonnement.

garnotte 2004 02 13

Ce texte déconstruit le rapport Gomery pour en tirer les conclusions que les faits imposent. En nous référant essentiellement au rapport Gomery lui-même, à une revue des événements qui ont mené à la création du Programme des commandites, nous sommes en mesure de tirer de cette genèse les caractéristiques fondamentales de ce programme :

1.    Les commandites sont nées lors d’une réunion spéciale du Conseil des ministres tenue les 1er et 2 février 1996 et consacrée explicitement à la question générale de l’unité canadienne et, plus spécifiquement, à l’étude d’un plan d’action pour la promouvoir. Selon M. Chrétien, qui s’est avoué lui-même « atterré » par le résultat serré du référendum québécois d’octobre 1995, les ministres ont été « unanimes » dans leur « détermination à faire tout ce qu’il fallait pour que les conditions gagnantes de la souveraineté ne soient jamais réunies au Québec ». Le vocabulaire ici souligné par nous indique clairement que cette réunion, pudiquement qualifiée de « retraite » par Gomery, a constitué en fait un véritable conseil de guerre du gouvernement canadien où il a approuvé une stratégie de publicité globale et systématique comme principe de base de sa lutte contre la souveraineté du Québec. M. Chrétien a donc parfaitement raison de soutenir que cette réunion a engagé la responsabilité de tous les ministres, sans exception. En particulier, il est proprement ahurissant de voir comment M. Martin a tenté de se dégager de cette responsabilité en disant devant Gomery qu’il n’avait « pas porté attention » au sujet central de cette réunion : « Je me souviens d’une discussion générale sur l’unité du pays et ça m’intéressait, mais sans plus » a-t-il eu l’extrême culot de déclarer ! (« Martin plaide aussi l’ignorance », Alec Castonguay, Le Devoir, 11 février 2005) À ce sujet, on se prend à imaginer combien amusante serait une publicité du Parti conservateur diffusée durant la présente campagne électorale où l’on verrait M. Martin déclarer : « L’unité du pays, ça m’intéressait, mais sans plus. »

2.    Les décisions stratégiques prises à ce conseil de guerre ont engendré, au cours des années qui ont suivi, de colossales dépenses. Selon le rapport des juricomptables Kroll, Lindquist & Avey, publié en annexe au rapport Gomery sous le titre de Vérification juricomptable, 355 millions de dollars ont été consacrés aux programmes spéciaux et de commandites (p. 10), 1 100 millions de dollars aux contrats de publicité (p. 22) et environ 660 millions de dollars pour la Réserve sur l’unité, la « petite cagnotte » de guerre personnelle du premier ministre (p. 288). On conviendra que cette rondelette somme de 2 115 millions $ constitue un fort respectable budget de guerre, surtout quand on considère que cet argent a été engagé en pleine période de sévères restrictions budgétaires et au moment où le gouvernement prétendait toujours donner suite à sa promesse électorale de sabrer les dépenses de publicité !

3.    Comme toutes les guerres, cette guerre-ci a été conçue, planifiée et dirigée en secret, à partir du cabinet du premier ministre. Gomery trouve « extraordinaire » que personne n’ait voulu lui dire ce qui s’était passé entre le moment où la « décision politique » a été prise par le Cabinet en février 1996 et les premières rencontres entre M. Guité et M. Pelletier en avril de la même année. Il pense qu’il est « impensable qu’il n’y ait pas eu de réunions ou de discussions avec le premier ministre et ses collaborateurs durant cette période pour parler de la mise en œuvre de cette décision ». Gomery a raison de croire qu’il y a certainement eu de telles réunions, mais il semble incapable de saisir qu’il n’y a rien d’extraordinaire à ce qu’une guerre soit menée en secret. Il évoque pourtant volontiers le fait que le programme des commandites a été tenu « secret, même pour les membres du Cabinet » et que « le Parlement n’a pas été tenu au courant de l’administration de la Réserve spéciale pour l’unité […] et […] n’a pas été appelé à approuver les prélèvements qu’on y faisait » (p. 445) pour justifier l’exonération absolue qu’il accorde à tous les ministres du Cabinet, à l’exception de MM. Chrétien et Gagliano. Bien qu’une telle exonération nous paraisse intenable pour les multiples raisons énoncées plus haut, il faut prendre acte du fait que Gomery a constaté, tout au long de son rapport, la réalité du secret qui a entouré toute la gestion des commandites, mais il n’a pas pu, ou n’a pas voulu, examiner les raisons de ce secret. Gomery fait cependant discrètement allusion au moins une fois à une raison qui justifierait ce secret quand il écrit que MM. Chrétien, Pelletier et Gagliano ont décidé de tenir le Programme des commandites secret parce qu’ils étaient « apparemment convaincus que leurs adversaires politiques au Québec exploiteraient l’information sur le Programme […] au détriment de la cause fédéraliste » (p. 445). Voilà. Ça aurait pu être plus clair, mais l’explication est là : en guerre, on ne dévoile pas ses plans à ses ennemis, pardon ses « adversaires ».

4.    Charles « Chuck » Guité, qui dirigeait les opérations de publicité et de commandites sur le terrain en conformité avec les directives de MM. Chrétien, Pelletier et Gagliano, a été très clair, lui, quand il a décrit, en juillet 2002 devant le Comité des comptes publics de la Chambre des Communes, son rôle durant le référendum de 1995. Il convient de prendre bonne note de ce qu’il y a dit, en nous référant au reportage qu’en a fait Sylvain Larocque de la Presse canadienne (« Commandites : Le bureau de Chrétien aurait autorisé Guité à relâcher les règles », Le Devoir, 4 avril 2004) (Nous avons mis en évidence les expressions les plus significatives de ce reportage.).

M. Guité a notamment révélé que, pendant le référendum, il avait loué, au nom d’Ottawa, tous les panneaux publicitaires extérieurs disponibles au Québec, y compris dans les transports en commun. Une affaire de plus de huit millions de dollars, qu’il a conclue à l’insu du conseil des ministres. « Nous avons ainsi couvert le Québec d’annonces sur des programmes fédéraux qui étaient légitimes […] Quelle était la stratégie ? Les médias n’étaient disponibles pour personne d’autre que nous. Nous les monopolisions ». Le témoignage de M. Guité, un ancien militaire, est celui d’un homme pour qui la fin justifiait les moyens dans la lutte contre le mouvement souverainiste […] M. Guité laisse entendre que le ministère du Premier ministre, le Bureau du Conseil privé, l’avait autorisé à relâcher les règles en matière de publicité. « Durant le référendum de 1995, le Bureau des relations fédérales-provinciales a demandé à mon bureau d’organiser un concours […] en respectant une partie des lignes directrices énoncées dans les règles, mais (qu’) il me faudrait peut-être légèrement les contourner, à défaut de meilleures conditions ». « Car, comme vous pouvez tous le comprendre, nous étions ni plus ni moins en guerre pour tenter de sauver le pays. En collaboration avec le (Conseil privé), nous avons invité une dizaine de sociétés […] à nous présenter des propositions susceptibles de nous aider à remporter le référendum au Québec. » Il n’y a donc pas eu d’appel d’offres en bonne et due forme pour ces lucratifs contrats publicitaires. Le caractère secret des pratiques publicitaires fédérales s’est poursuivi après le référendum de 1995 parce qu’Ottawa ne voulait pas que les souverainistes soient mis au courant de sa stratégie, a précisé Charles Guité. Il a toutefois nié avec véhémence que ces pratiques aient pu être frauduleuses ou même illégales. À la guerre, il faut laisser tomber la théorie et les règlements et ne pas donner votre plan de bataille à l’ennemi, a-t-il dit aux députés pour expliquer le manque de documentation en ce qui a trait aux contrats de commandites. [Voilà donc à quoi servait la déchiqueteuse qui avait tant troublé Mme Ginley dans son rapport du 25 mars 1995]. « Pendant le référendum et après, j’avais décidé de verser très peu d’information aux dossiers pour que personne n’y ait accès » […] Devant les députés, M. Guité s’est montré souvent frondeur et a refusé net de discuter de ses rapports avec ses maîtres politiques […] Loin d’avoir honte de ses écarts de conduite, il leur attribue le mérite d’avoir contribué à la sauvegarde du Canada. Il jure qu’il referait la même chose. « La preuve est là : regardez les résultats de ce que nous avons réussi dans la Belle Province’, a-t-il dit. “Nous les avons tués (les souverainistes)”.

Il est difficile d’être plus limpide : la guerre contre les séparatistes, menée par le Bureau du Conseil privé pendant le référendum de 1995 s’est tout simplement poursuivie après 1995 avec la même philosophie, les mêmes dirigeants, le même esprit secret et centralisateur, les mêmes méthodes administratives expéditives et le même mépris des lois, des règlements, des sous-ministres, du Conseil du trésor et même du Parlement. À la guerre comme à la guerre !

5.    Selon Gomery, en juillet 1998, la responsabilité du bureau d’information du Canada a été transférée à M. Gagliano, « en sa qualité de président du comité du Cabinet sur les communications gouvernementales » (p. 82). Ce petit bout de phrase en apparence anodin fournit deux indices qui auraient dû retenir l’attention de la Commission : (1) un comité du Cabinet s’occupait des communications gouvernementales, ce qui implique probablement que l’ensemble des ministres recevait régulièrement de l’information au sujet du Bureau d’information du Canada et, par extension, du programme des commandites ; (2) il y a lieu de poser comme hypothèse que M. Gagliano remplissait des fonctions analogues à celles pratiquées avant novembre 1993, sous le régime progressiste-conservateur, où c’était le président du comité du Cabinet chargé des communications qui donnait directement des instructions à M. Guité concernant la sélection et le recrutement des agences de publicité, fonctions qui obéissaient alors à des critères « ouvertement politiques ». Il aurait pu être fort instructif, pour jeter un peu de lumière sur la gestion politique du Programme des commandites, que Gomery se soit intéressé à la composition de ce comité et à la nature plus ou moins partisane des rapports qu’il adressait au Conseil des ministres. La Commission néglige en effet complètement d’examiner les suites concrètes du troisième ensemble des décisions prises par le Cabinet lors du conseil de guerre de février 1996 concernant le renforcement substantiel de l’organisation du Parti libéral du Canada au Québec. Gomery nous dit bien que cette décision a paru « insolite » aux yeux de tous, mais il ne nous dit absolument rien sur la manière dont elle a été mise en œuvre, bien qu’il prenne la peine de nous rapporter les propos de M. Pelletier selon lequel :

[…] ce serait de l’angélisme de s’attendre à ce que des ministres de la Couronne, qui appartiennent tous au même parti politique, ne discutent pas de politique partisane lorsqu’ils se retrouvent tous ensemble à une réunion du Cabinet (p. 74).

garnotte 2004 10 04

Le 19 février 2004, sur proposition du très honorable Paul Martin et du consentement de tous les honorables ministres de son cabinet, le Conseil privé du Gouvernement du Canada crée une commission d’enquête présidée par l’honorable John Howard Gomery, juge de la Cour supérieure du Québec, avec pour mandat…

(1) de faire enquête sur les questions soulevées par la Vérificatrice générale du Canada, Mme Sheila Fraser, « concernant le Programme des commandites et les activités publicitaires du gouvernement du Canada » et (2) de produire deux rapports distincts, l’un portant sur les « faits » dévoilés par son enquête, l’autre traitant des « recommandations » qui lui sembleraient opportunes, au vu de ces faits, afin de prévenir la mauvaise gestion des futurs programmes de commandites ou d’activités publicitaires. Le Conseil privé ordonnait toutefois au juge Gomery d’éviter « de formuler toute conclusion ou recommandation à l’égard de la responsabilité civile ou criminelle de personnes ou d’organisations » et de veiller à ce que son enquête « ne compromette aucune autre enquête ou poursuite en matière criminelle en cours » (Appendice A du Rapport factuel, p. 469-472).

Signalons que cette exclusion de tous les éléments relatifs à la responsabilité civile ou criminelle restreint considérablement, d’entrée de jeu, la portée de l’enquête puisqu’elle interdit au juge de prendre en compte les trois poursuites pénales alors intentées contre messieurs Brault, Guité et Coffin, de même que les très nombreuses poursuites au civil signifiées à une douzaine de personnes dont nous avons fait état dans la première partie de cet aide-mémoire (L’Action nationale, novembre-décembre 2005, vol. XCV nos 9 et 10). Cela signifie en clair que l’enquête n’a pu porter que sur des choses qui sont « sans conséquences juridiques », selon l’expression même de Gomery (p. 9). Le juge prétend pourtant, péremptoirement et sans aucune espèce d’argumentation, que « ces restrictions n’ont pas limité indûment l’exhaustivité ou l’efficience de la Commission » (p. 8), ce qui est loin d’être évident, surtout pour un juge. Il nous semble au contraire que d’interdire à Gomery de prendre en considération toutes les questions dont les tribunaux sont déjà saisis a empêché son enquête d’avoir eu accès au cœur même de son propre objet puisque ce sont précisément ces questions qui ont paru suffisamment incriminantes pour que l’on juge opportun, sans attendre de plus amples révélations, d’inculper, à leur sujet, des personnes impliquées dans le scandale des commandites.

Notons en outre que le juge a interprété son mandat d’une manière qui confère à sa démarche de très sérieuses ambiguïtés.

Ainsi, Gomery écrit, au tout début de son rapport : « le rapport actuel porte uniquement sur les faits que j’ai constatés dans l’exécution de mon mandat » (p. 2), puis “bien que je doive me limiter dans mon rapport à des constatations factuelles […]” (p. 3) et enfin “il convient de souligner que ce rapport a principalement pour but […] de tirer des constatations factuelles” (p. 8), propos qui correspondent tout à fait au titre même du volume central de son rapport, intitulé Rapport factuel. Par contre, il écrit aussi : « mon rôle a consisté à faire enquête et rapport sur ce qui s’est produit et à imputer des fautes quand les faits me permettent de le faire » (mes italiques) (p. xx), de même que “mes constatations sont de simples constats (sic) de faits assortis d’opinions formulées à la fin de cette enquête sur la foi de la preuve au dossier” (mes italiques) (p. 9). On trouve en effet, en conclusion de son rapport, un chapitre XVI intitulé Attribution de la Responsabilité. Il apparaît donc que Gomery a interprété son mandat d’une façon significativement élargie en dépassant le niveau de la simple constatation des faits pour atteindre celui de l’imputation de fautes, c’est-à-dire du jugement, au sens habituel du terme. Le juge écrit pourtant, en introduction à ce chapitre de conclusion :

Ce rapport n’est pas un jugement et mes conclusions n’établissent en aucun cas la responsabilité légale – civile ou criminelle – des personnes et des organisations que je critique […] ou qui se sont rendues coupables d’inconduite à mes yeux (p. 437-438).

Même si on accepte, comme il le fait, de réserver le sens du mot « jugement » à l’établissement de la responsabilité strictement légale, il n’en demeure pas moins qu’il impute des « fautes » à des « coupables », ce qui va bien au-delà de la simple constatation des faits.

Il est aussi difficile de comprendre comment il peut attribuer des « responsabilités » en se fondant sur une « preuve » de « culpabilité », tout en prétendant n’établir, en aucun cas, la « responsabilité civile ou criminelle ». Il ne s’agit pas là d’une banale querelle de mots puisque les trois volumes du rapport Gomery portent le titre principal de QUI EST RESPONSABLE ?, ce qui indique bien l’importance centrale du concept de « responsabilité » dans toute la démarche de Gomery. De même, la presque totalité de ce qu’ont rapporté les médias concernant le rapport Gomery a eu trait justement à l’attribution des responsabilités qu’il y fait. Quelle peut bien être la « responsabilité », si elle n’est ni civile ni criminelle ? Gomery traite bien de la responsabilité « ministérielle », en ce sens que les ministres sont tenus responsables devant le Parlement de leurs actes et de ceux des fonctionnaires qui relèvent d’eux (p. 36-44), mais dans la mesure où il blâme des gens qui ne sont pas ministres, tels des fonctionnaires, des dirigeants du Parti libéral du Canada ou encore des propriétaires d’agences de publicité, on a peine à comprendre de quelle « responsabilité » il peut s’agir dans leur cas.

Gomery justifie ainsi le saut logique qu’il effectue de la simple constatation des faits, tel que lui dicte explicitement son mandat, à l’attribution des responsabilités :

Le rapport serait peu utile aux Canadiens ou à leur gouvernement s’il ne contenait pas mes constatations concernant les causes de la mauvaise gestion ou des fautes qui ont pu être commises. Les recommandations que je suis invité à formuler dans mon deuxième rapport seront fondées sur ce que j’estime être les raisons de la mauvaise gestion révélées dans ce rapport-ci. Tirer des conclusions au sujet de ces raisons et désigner les personnes qui ne se sont pas acquittées de leurs responsabilités sont des éléments essentiels de ce rapport. Il appartiendra à d’autres de tirer les conséquences légales de la mauvaise gestion ou d’actes d’inconduite (p. 9).

S’il paraît tout à fait logique de devoir établir les causes de la mauvaise gestion pour pouvoir éventuellement formuler des recommandations concernant son redressement, on voit par contre difficilement pourquoi il doit, pour ce faire, nommément désigner les personnes responsables de cette mauvaise gestion, car ce raisonnement signifierait que la mauvaise gestion est imputable aux déficiences personnelles (pour ainsi dire) de ces personnes. Il ne vaut certainement pas la peine d’instituer une commission royale d’enquête pour établir que la mauvaise gestion a été causée par le fait que les gestionnaires étaient de mauvaises personnes ! Cela constituerait en effet un raisonnement parfaitement circulaire.

Par ailleurs, même si Gomery s’autorise, en vertu d’une logique qui nous paraît admissible, à explorer les causes de la mauvaise gestion, il limite explicitement son examen des raisons politiques qui pourraient expliquer cette mauvaise gestion quand il écrit :

Il convient de préciser d’entrée de jeu que je n’ai pas reçu instruction, dans le cadre de mon mandat, de faire enquête sur les politiques du gouvernement ou les décisions politiques ayant entraîné la création du Programme de commandites ou ayant pu motiver les activités publicitaires du gouvernement du Canada. En conséquence, je ne suis pas habilité à exprimer une opinion quelconque sur la sagesse ou la pertinence de ces décisions politiques […] car je ne considère pas que cela fait partie de mon mandat […] je dois me limiter, de par mon mandat, à examiner la mise en œuvre des décisions politiques qui ont débouché sur la création du Programme de commandites […] plutôt que ces décisions politiques elles-mêmes […] Certes, je serai peut-être parfois appelé à mentionner les décisions politiques […] pour que l’on comprenne bien pourquoi certaines erreurs ont pu être commises ou certaines activités mal gérées. Toutefois, personne ne devra interpréter ces mentions comme le signe que la Commission remet en question la sagesse de ces décisions et de ces politiques, car cela ne relève pas de sa compétence (p. 2-3).

En d’autres termes, Gomery pourra « peut-être parfois […] mentionner » que des décisions politiques ont causé des erreurs administratives ou de la mauvaise gestion, mais nous ne devons, jamais au grand jamais, croire qu’il ait pu suggérer par là que ces politiques aient pu être mauvaises ! Outre le fait qu’un tel raisonnement paraît emberlificoté dans des distinctions distinguantes particulièrement jésuistiques, il ne saute pas aux yeux, contrairement à ce que prétend péremptoirement Gomery, que son mandat lui interdise formellement de prendre en considération des facteurs relevant de décisions proprement politiques. Il serait plutôt indiqué, au contraire, que l’on puisse recourir à des facteurs d’ordre politique pour expliquer des dérapages dans l’administration gouvernementale de la chose publique.

Bref, nous avons ici affaire à un « commissaire », que tout le monde appelle « juge », auquel on a demandé d’établir les « faits » relatifs à des allégations de mauvaise administration publique sans tenir compte de la « responsabilité légale » des participants, et qui a produit un Rapport factuel dans lequel il attribue des « responsabilités » et impute des « fautes » à des « coupables » nommément identifiés, tout en prétendant que son rapport n’est « pas un jugement » et qu’il n’a pas, ce faisant, pris en considération le bien-fondé des politiques gouvernementales ! Avouons qu’il s’agit là d’un cheminement assez emberlificoté au plan logique.

Les responsables, selon Gomery

Au début de son chapitre sur l’attribution des responsabilités relativement aux commandites, Gomery part d’une constatation qui lui semble évidente :

[…] il n’y a jamais eu aucun doute que l’essentiel du problème résidait dans la mauvaise administration du Programme des commandites par M. Guité, par Pierre Tremblay et par quelques autres fonctionnaires travaillant sous leurs ordres […] (p. 438).

Puis il enchaîne :

Ce chapitre de conclusion est […] destiné à […] résumer […] ce que j’estime être les constatations les plus importantes de l’Enquête afin de désigner les autres personnes qui ont aussi leur part de responsabilité dans le « scandale des commandites » (p. 439).

Pour en arriver à ces autres personnes, Gomery commence par recenser trois grands facteurs qui ont contribué aux problèmes de mauvaise gestion décrits dans le rapport de la vérificatrice générale :

[1] la décision sans précédent de diriger le Programme de commandites à partir du cabinet du premier ministre, c’est-à-dire en court-circuitant tous les systèmes et mécanismes de contrôles ministériels que le sous-ministre des Travaux publics et Services gouvernementaux du Canada aurait normalement dû appliquer ; [2] le fait que le sous-ministre de TPSGC n’a pas exercé une surveillance ni appliqué des sauvegardes administratives pour éviter le détournement des deniers publics ; [3] l’absence délibérée de transparence dans la façon dont le programme a été lancé, financé et administré (p. 439).

Logiquement, le facteur (2) découle entièrement des facteurs (1) et (3) puisqu’il est difficilement concevable qu’un sous-ministre ait pu exercer surveillance et sauvegarde d’un programme délibérément lancé, financé et administré en secret par le cabinet du premier ministre, en court-circuitant explicitement le sous-ministre. C’est précisément ce mode de gestion, secret et directement politique, qui expliquerait, selon Gomery, la mauvaise gestion du Programme de commandites. Voyons maintenant la liste des personnes et institutions auxquelles il attribue l’avènement de ce mode de gestion défectueux.

A.    Gomery donne son « opinion » sur la responsabilité de MM. Chrétien et Pelletier relativement à deux questions bien distinctes :

  • Premièrement, rien ne prouve ni même indique que M. Pelletier ait participé, d’une façon quelconque, au système de pots-de-vin instauré par M. Corriveau, ni qu’il ait été au courant de son existence, mais il n’empêche qu’il aurait été plus prudent pour lui de faire enquête au sujet des suspicions générales dont il dit avoir lui-même fait part au premier ministre quand, selon son témoignage, il a eu le « pressentiment » que tout n’était pas net du côté de chez M. Corriveau. Toutefois, l’absence de preuve de leur implication directe dans les malversations de M. Corriveau donne à MM. Pelletier et Chrétien le droit d’être exonérés de tout blâme pour l’inconduite de M. Corriveau (p. 442) ;
  • Deuxièmement, en revanche, il y a lieu de leur reprocher leurs omissions. Comme M. Chrétien avait décidé de diriger le programme depuis le cabinet du premier ministre et de demander à son personnel […] de s’en occuper, il est redevable de la manière déficiente avec laquelle le Programme et les initiatives de commandites ont été mis en œuvre. M. Pelletier, qui relevait de la responsabilité de M. Chrétien, n’a pas pris les précautions les plus élémentaires contre les risques de mauvaise gestion (p. 443).

Nous évaluerons la validité de l’opinion de Gomery concernant les responsabilités de MM. Chrétien et Pelletier une fois exposée son opinion relativement aux autres personnes impliquées dans le scandale. Notons toutefois immédiatement que Gomery porte indubitablement un jugement sur la conduite de Chrétien et Pelletier, même s’il l’énonce en termes de « reproche » ou « d’exonération » plutôt qu’en termes de « coupable »  ou « non coupable ». Notons aussi que Gomery émet son opinion sur deux objets distincts : le système de pots-de-vin instauré par Corriveau et la mauvaise administration du programme des commandites.

B.    Quant à M. Gagliano, ses responsabilités sont multiples :

(1) Il a choisi de perpétuer la méthode irrégulière de gestion du Programme de commandites qu’avait adopté M. Pelletier (quand) avec lui, il a rencontré M. Guité pour lui donner des instructions en personne, écartant ainsi (le sous-ministre) M. Quail de la direction et de la supervision des activités d’un fonctionnaire de son propre ministère ;

(2) […] il […] n’a pas fait suffisamment attention à la nécessité d’adopter des lignes directrices […] et n’a pas surveillé ce que faisaient M. Guité et son successeur, Pierre Tremblay, alors qu’ils contournaient systématiquement le sous-ministre qui aurait normalement dû exercer cette surveillance ;

(3) il […] a pris directement part aux décisions concernant le financement d’événements et de projets, à des fins partisanes n’ayant pas grand-chose à voir avec l’unité nationale ;

(4) Enfin, tout comme M. Chrétien […] M.Gagliano doit accepter la responsabilité des actes et décisions de son propre personnel […], notamment Pierre Tremblay, quand il était son chef de cabinet, et Jean-Marc Bard (p. 444).

Notons tout de suite que les responsabilités (1), (2) et (4) ont trait à la mauvaise gestion des commandites alors que la responsabilité (3) relève d’un nouveau « chef d’accusation » qu’on pourrait appeler « fins partisanes » (sans rapport avec les pots-de-vin de Corriveau).

C.    Concernant les autres ministres, Gomery opine :

La preuve [notez l’usage de ce terme tout ce qu’il y a de plus juridique] ne donne aucune raison d’attribuer un blâme ou une responsabilité quelconque pour la mauvaise administration du Programme de commandites à un autre membre du cabinet Chrétien puisque, comme tous les députés, les autres ministres n’étaient pas informés des initiatives autorisées par M. Pelletier ni du fait qu’elles étaient financées à même la Réserve pour l’unité. Il y a lieu d’exonérer M. Martin, au même titre que tout autre ministre du caucus québécois, de tout blâme pour imprudence ou négligence, étant donné que son rôle à la tête du ministère des Finances ne comprenait pas la supervision des dépenses du cabinet du premier ministre ou de Travaux publics et Services gouvernementaux du Canada […] MM. Chrétien, Pelletier et Gagliano, apparemment convaincus que leurs adversaires politiques au Québec exploiteraient l’information sur le Programme des commandites au détriment de la cause fédéraliste, ont décidé de le tenir secret, même pour les membres du cabinet, du moins dans toute la mesure du possible et aussi longtemps que possible […] le Parlement n’a pas été tenu au courant de l’administration de la Réserve spéciale pour l’unité, créée par le premier ministre, et […] il n’a pas été appelé à approuver les prélèvements qu’on y faisait […] La preuve (encore ce terme) démontre que le Conseil du Trésor donnait presque systématiquement son blanc-seing à l’utilisation de la Réserve pour l’unité parce que les présentations qui lui étaient adressées étaient expressément endossées par le premier ministre. Quand les dépenses au titre du Programme de commandites sont finalement apparues dans la liste des crédits de TPSGC présentée au Parlement pour 1999-2000, personne n’a posé de question. Même à ce moment-là, peu de députés connaissaient l’existence du Programme qui n’avait encore fait l’objet d’aucune annonce publique (p. 444-445).

C1.    Gomery prend ensuite la peine de traiter séparément du cas de Diane Marleau,

[…] ministre de TPSGC à l’époque où le Programme de commandites a été lancé, en 1996, qui devrait en assumer la responsabilité ministérielle […] Mme Marleau n’a rien eu à voir avec la conception et la mise en œuvre du Programme, et elle n’a rien fait de plus que de signer obligeamment les présentations (de demande de financement au Conseil du Trésor en 1996 et 1997) […] Après avoir entendu dire que M. Guité rencontrait directement M. Pelletier, elle s’en était inquiétée auprès (du sous-ministre) M. Quail, qui avait réagi bizarrement en la prévenant de ne pas faire d’allégations non étayées, alors qu’il savait parfaitement que de telles rencontres avaient lieu. Cet échange étouffa sur-le-champ toute velléité qu’aurait pu avoir Mme Marleau de s’enquérir davantage des actions de M. Guité […] Compte tenu du secret qui a entouré la mise en œuvre du Programme de commandites, Mme Marleau ne pouvait être au courant de ce qui se passait […] Dans les circonstances, il serait injuste d’attribuer à Mme Marleau la moindre responsabilité pour les fautes de M. Guité (p. 446).

Notons, en ce qui concerne l’ensemble des ministres, à l’exception de MM. Chrétien et Gagliano, que Gomery ne leur donne son absolution générale qu’en ce qui a trait à la mauvaise administration des commandites ; il passe complètement sous silence leur possible responsabilité concernant les pots-de-vin de Corriveau ou les décisions à des « fins partisanes » de Gagliano.

D.    Le sous-ministre, M. Quail

[…] savait que M. Guité avait des rencontres au cabinet du premier ministre puis, plus tard, avec M. Gagliano ; il savait que, lors de ces rencontres, des décisions étaient prises au sujet de l’administration d’un programme relevant normalement de sa responsabilité de sous-ministre. Il dit avoir décidé de tolérer une situation dont il reconnaît le caractère anormal et sans précédent parce qu’il croyait que les décisions prises étaient essentiellement d’ordre politique et qu’il valait mieux laisser aux politiciens le soin de les prendre. Je vois là une abdication de son devoir de contrôler, diriger et superviser les actions de ses fonctionnaires […] Il convient toutefois, en toute justice envers M.Quail, d’évoquer quelques circonstances atténuantes. En 1996 et 1997, il était très occupé, et même préoccupé, par les énormes problèmes associés à l’examen des programmes (suite aux directives de restrictions budgétaires) et n’avait que peu de temps pour le reste. En outre, il est clair qu’il hésitait à se mêler du Programme de commandites qui, tout le monde le savait à la fonction publique, était une priorité du premier ministre […] L’aisance avec laquelle (M. Guité) pouvait accéder aux bureaux de MM. Pelletier et Gagliano lui a conféré une stature et une autorité bien supérieures à celle de son rang, au point que tout le monde à TPSGC, dont M. Quail, hésitait à poser des questions ou à faire enquête sur ses activités, et encore plus à s’y opposer. Le sort d’Allan Cutler, qui avait osé exiger le respect des règles d’octroi des marchés publics, fut pour les subalternes de M. Guité une leçon abjecte sur leur obligation de filer doux […] Il n’en demeure pas moins qu’il incombait à M. Quail de contrôler ce que faisait le personnel de son ministère […]. Il était court-circuité, il le savait, et il ne s’en est pas plaint. L’une des qualités exigées des hauts fonctionnaires est le courage […] (p. 447-449).

E.    La responsabilité du Parti libéral du Canada (Québec) retient aussi l’attention de Gomery sur quatre points :

(1) […] le système de pots-de-vin mis en place par Jacques Corriveau, qui consistait à puiser dans les bénéfices que le Programme de commandites rapportait à des personnes comme Jean Brault, et probablement à d’autres. À cause du caractère vénal de ce procédé malhonnête, la participation de M. Corriveau est particulièrement condamnable ;

(2) Ceux qui ont accepté de M. Corriveau et de M. Brault, au nom du PLCQ, des contributions en liquide et d’autres avantages malhonnêtes se sont déshonorés et ont déshonoré le parti politique qu’ils étaient censés servir. C’est pour cette raison que l’on doit blâmer Michel Béliveau, Marc-Yvan Côté, Benoît Corbeil et Joseph Morselli […] Ils ont agi au mépris des lois régissant les dons aux partis politiques ;

(3) L’institution qu’est le PLCQ est forcément responsable des fautes de ses dirigeants et représentants. Deux directeurs généraux successifs ont directement trempé dans les opérations illégales de financement électoral, et de nombreux travailleurs du parti ont accepté d’être payés en liquide pour leurs services alors qu’ils auraient dû savoir que cela était contraire aux dispositions de la Loi électorale du Canada ;

(4) Il semble qu’un seul élu fédéral ait trempé dans ces irrégularités […] S’il n’existe aucune preuve directe que M. Gagliano était au courant des méthodes malhonnêtes employées par M. Corriveau pour aider financièrement le PLCQ, je déduis de (certains) faits et gestes qu’il devait avoir une idée des activités de M. Corriveau […] l’ex-ministre doit accepter une part du blâme pour avoir toléré les méthodes malhonnêtes employées pour financer les activités du PLCQ pendant des années, alors qu’il était lieutenant québécois du Parti libéral du Canada (p. 450-451).

F.    Gomery parle des :

[…] maints témoignages d’irrégularités commises par les cinq agences de communication et de publicité mentionnées dans (son) rapport, dont TPSGC avait retenu les services pour administrer les contrats de commandites au nom du gouvernement du Canada […] ces agences (Groupaction, Lafleur Communication, Gosselin Communication. Communication Coffin et Groupe Everest) ont, selon lui, systématiquement surfacturé le gouvernement, ne se sont pas acquittées de leurs obligations contractuelles, ont facturé du travail qu’elles n’ont pas exécuté, étaient en conflit d’intérêts, ont confié des travaux à des sous-traitants sans justification ni appel d’offres, et ont appliqué des pratiques contractuelles pour le moins douteuses.

Ce à quoi il ajoute :

Toutes (ces) agences ont d’une façon ou d’une autre contribué au financement du Parti libéral du Canada, bien qu’à des degrés divers. Peu importe que leurs contributions aient été licites ou illicites, il est difficile de ne pas conclure qu’il y avait un lien au moins implicite entre ces contributions et l’idée qu’elles seraient suivies de contrats de commandites (p. 452).

Concernant les agences, notons que Gomery fait référence à un nouveau motif de reproche, soit les pratiques contractuelles douteuses dans l’administration des commandites.

III-Avertisseurs muets, caméras aveugles et contrôleurs sourds

Selon Gomery, « l’essentiel du problème » consistait en la mauvaise administration du Programme des commandites par Guité et Tremblay. Il convient donc que nous examinons attentivement la façon dont ce problème a été perçu par la machine administrative elle-même, pour ensuite nous demander si Gomery a correctement attribué la responsabilité de cette mauvaise administration.

« Il est difficile pour le citoyen de comprendre qu’un cas aussi flagrant de mauvaise gestion d’un programme gouvernemental puisse passer inaperçu pendant plus de cinq ans » écrit le juge Gomery en introduction au chapitre de son rapport (p. 205) qui porte sur les très nombreuses vérifications et enquêtes effectuées sur le programme des commandites avant que la vérificatrice générale et lui-même ne s’intéressent à la question. Il est en effet assez stupéfiant qu’un dérapage aussi généralisé n’ait pas été détecté par une machine gouvernementale pourtant bien assortie en procédures de contrôle et de surveillance de toutes sortes.

Dans les faits cependant, l’administration défectueuse des commandites est loin d’être passé inaperçue puisqu’elle a été décelée un grand nombre de fois par diverses personnes chargées de la surveiller. La Commission a en effet recensé six instances où des avertisseurs ont sonné l’alarme, des caméras ont enregistré d’importantes anomalies et des vérificateurs ont documenté de graves manquements aux règles administratives. Attardons-nous à examiner le déroulement kafkaïen de cette affaire en nous référant presque mot pour mot au Chapitre VII du rapport Gomery intitulé « Vérifications et enquêtes » (pages 205 à 227).

Première instance : une évaluation troublante. En mars 1995, la Direction générale de la vérification et de l’éthique (DGVE), soit le chien de garde propre au ministère des Travaux publics et Services gouvernementaux du Canada (TPSGC), a effectué une évaluation du cadre de contrôle de la gestion du Secteur de la publicité et de la recherche sur l’opinion publique (SPROP), un service nouvellement créé. Ce rapport, déposé le 25 mars 1995 par Mme Ginley, une employée de la DGVE, recommande qu’une vérification en bonne et due forme ait lieu, après avoir fait état de troublantes constatations : (1) selon M. Cutler, responsable de la passation des marchés, les appels d’offres sont truqués et entachés de sensibilités partisanes ; (2) le responsable du service, M. Guité, rencontre en tête-à-tête une fois par semaine le chef de cabinet du ministre Dingwall, court-circuitant ainsi le contrôle que devrait normalement exercer le sous-ministre ; (3) M. Guité fait régulièrement disparaître des documents à l’aide d’une déchiqueteuse. Alléguant que ces problèmes tiennent au fait que le service vient tout juste de voir le jour, le sous-ministre adjoint, M. Neville, décide que la vérification recommandée dans le rapport peut être reportée en 1996 ou même en 1997. Conclusion de Gomery :

On pourrait penser que l’évocation d’un trucage des appels d’offres et d’une ingérence politique dans la gestion d’un organisme chargé d’administrer un énorme budget de publicité aurait suffi pour justifier une vérification, comme l’avait recommandé Mme Ginley […] (p. 207).

Deuxième instance : l’intimidation systématique du délateur et une enquête qui lui donne raison. M. Cutler, qui avait sonné l’alarme contre les agissements irréguliers (documents datés rétroactivement, contrats établis en l’absence d’autorisation financière, d’analyse préliminaire ou d’examen juridique, information falsifiée dans les dossiers des contrats, commissions versées pour des travaux non effectués) de son patron, M. Guité, est d’abord rétrogradé par ce dernier. Se déroule ensuite une lutte en plusieurs épisodes entre les deux hommes. (1) M. Cutler refuse de signer les contrats qu’il juge douteux ou irréguliers et M. Parent, l’adjoint de M. Guité, le menace en lui disant qu’il y aura « un prix à payer » pour ces refus. (2) M. Cutler communique par écrit à son représentant syndical le détail des nombreuses irrégularités qu’il a observées, lequel écrit à son tour au sous-ministre adjoint, M. Stobbe, lequel, bien qu’il soit opposé à une vérification, pense que les allégations de M. Cutler sont suffisamment graves pour qu’il en discute avec M. Steinberg, le Directeur général des Vérifications et enquêtes (DGVE). Celui-ci demande à son adjointe, Mme Labelle, d’enquêter sur les allégations de M. Cutler. Après une entrevue et un examen de la preuve documentaire qu’il a réunie, Mme Labelle conclut au bien-fondé de ces allégations et M. Steinberg décide, malgré l’opposition de M. Stobbe, que les méthodes de passation de contrats du SPROP doivent faire l’objet d’une vérification en bonne et due forme. (3) Pendant tout ce temps, M. Guité s’occupe de M. Cutler à sa façon. Il lui annonce, en juin 1996, que son poste a été déclaré excédentaire, ce qui signifie concrètement qu’il n’y a plus de travail pour lui dans la fonction publique. En juillet, M. Cutler dépose un grief alléguant que le comportement de M. Guité constitue une menace abusive à son endroit. Ce grief sera réglé un an plus tard : on affecte alors M Cutler à un nouveau poste dans un autre service et on lui adresse une lettre d’excuses. M. Guité ne fera cependant jamais l’objet de reproche ou de blâme pour son comportement abusif envers M. Cutler. Quant à M. Parent, l’adjoint de M. Guité qui avait menacé M. Cutler, il a expliqué « avec émotion », devant la commission Gomery, qu’il s’était plié aveuglément aux instructions de M. Guité parce qu’il se rappelait très bien ce qui était arrivé à M. Cutler quand ce dernier avait refusé de suive les consignes de M. Guité. Il avait tout simplement eu peur de perdre son emploi.

Il est probable, conclut Gomery dans son rapport, que les autres employés du SPROP et de la Direction générale des services de coordination des communications (DGSCC) qui ont suivi les instructions de M. Guité avaient des sentiments et des appréhensions semblables (p. 212).

Troisième instance : la vérification d’Ernst & Young, à laquelle on n’a jamais donné suite. En juillet 1996, M. Steinberg demande aux vérificateurs externes Ernst & Young de procéder à un examen des allégations de M. Cutler. Toutefois, le rapport qu’ils remettent à la Direction générale des vérifications et enquêtes en novembre 1996 donne lieu à toute une série de manipulations que Gomery explique en détail : (1) les résultats de l’enquête antérieure de la DGVE qui confirmaient les allégations de M Cutler ne sont pas communiqués aux vérificateurs ; (2) des « facteurs de risques » alarmants contenus dans une version préliminaire du rapport sont mystérieusement omis dans le rapport final ; (3) bien que le rapport final constitue un réquisitoire accablant contre les pratiques du SPROP relativement aux concours organisés pour les contrats de publicité et à la passation des marchés, la conclusion du rapport est significativement édulcorée par rapport à une version préliminaire ; (4) le rapport final est précédé d’un sommaire de quatre pages comprenant, en première page, une « Évaluation générale », laquelle contredit tout à fait le contenu du rapport en donnant l’impression que le SPROP suit généralement les règles et les politiques prescrites par le gouvernement ; (5) c’est M. Guité lui-même qui est chargé par le sous-ministre adjoint Stobbe d’élaborer un « plan d’action » en vue de corriger les problèmes mis en évidence par le rapport ; (6) en septembre 1997, le secrétariat du Conseil du trésor, soit l’appareil chargé de contrôler toutes les dépenses gouvernementales, se voit remettre le (très inexact) sommaire du rapport ainsi que le « plan d’action » de Guité, sans que personne ne le prévienne qu’il y a de graves problèmes au SPROP ; (7) non seulement le plan d’action ne sera jamais mis en œuvre, mais, à l’automne de 1997, un nouveau service, la Direction générale des services de coordination des communications (DGSCC) est créée et confiée à la direction de M. Guité, de sorte que ce dernier détiendra en bout de piste encore plus de responsabilités en matière d’approvisionnement et de passation de marchés qu’il n’en avait avant que la vérification de Earnst & Young ne juge sa gestion significativement déficiente. Conclusion de Gomery :

À toutes fins utiles, la vérification d’Ernst & Young n’a été qu’un gaspillage de temps, d’argent et de ressources […] et la création de la DGSCC, au lieu de corriger les problèmes de non-conformité avec les politiques et règlements en vigueur, n’a servi qu’à concentrer encore plus de responsabilités et de pouvoirs entre les mains du gestionnaire même dont la décision incorrecte d’imposer des sanctions disciplinaires à Allan Cutler avait été à l’origine de la vérification (p. 218).

Quatrième instance : la vérification interne manipulée de 2000. Au début de l’an 2000, dans le sillage du scandale de Ressources humaines et Développement Canada (notez le chevauchement des « scandales »), le Conseil du trésor recommande à tous les ministères chargés de programmes comportant des dépenses discrétionnaires de faire effectuer des vérifications de ces programmes. Travaux publics et Services gouvernementaux Canada fait alors vérifier les programmes relevant de sa Direction générale des services de coordination des communications (DGSCC). La vérification débouche sur un rapport déposé en août 2000 dont les constatations du sommaire font état de :

[…] procédures employées pour sélectionner les agences de communication […] et passer des marchés avec elles (qui) ne respectent pas pleinement ni l’esprit ni la lettre des règles et des directives du Conseil du Trésor, d’un processus d’approbation et de prise de décision entourant les commandites (qui serait) subjectif et d’un cadre de gestion […] insuffisant dans le cas des commandites (p. 221).

M. Gagliano dira devant Gomery qu’il était furieux d’apprendre qu’il y avait des problèmes de mauvaise gestion au Programme des commandites, dont il n’avait jamais entendu parler auparavant. Bon nombre des problèmes entourant l’administration du Programme des commandites soulevés dans le rapport de 2000 étaient semblables et dans certains cas identiques à ceux décrits par Ernst & Young en 1996 et, comme en 1996, l’ébauche du rapport de vérification de 2000 a été modifiée pour atténuer la sévérité des critiques formulées par les vérificateurs à l’endroit de la direction. Ainsi, dans le texte final du rapport de 2000, on a supprimé tous les paragraphes qui rappelaient que la direction n’avait rien fait pour mettre en œuvre les recommandations issues de la vérification de 1996-1997. Conclusion de Gomery :

[…] cette atténuation des termes employés ne cadre pas avec l’obligation qui est faite aux vérificateurs de toujours s’exprimer sans ambiguïté. On ne doit pas manipuler un rapport de vérification pour le rendre plus acceptable aux yeux des gens dont on évalue la gestion (p. 224).

Cinquième instance : l’examen administratif de Kroll, Lindquist & Avey. En mai 2002, TPSGC crée une équipe d’intervention rapide chargée de fournir au ministre Gagliano des réponses aux questions attendues à la Chambre des communes où il est soumis à un barrage quotidien de questions au sujet du programme des commandites. Cette équipe procède à l’étude de 721 dossiers et Kroll est embauché pour examiner ces dossiers – mais non le rapport de l’équipe d’intervention rapide dont on ne lui donne jamais copie – afin de déterminer s’il y a lieu de prendre des mesures disciplinaires contre les employés chargés du processus contractuel. Dans son rapport de février 2003, Kroll relève des cas de non-conformité dans 130 des 136 dossiers étudiés, principalement pour absence généralisée d’appel d’offres et d’attestation d’exécution justifiant les paiements de factures.

Sixième instance : l’examen administratif de Demers. Suite au rapport Kroll, TPSGC embauche Me Demers, un spécialiste des relations de travail, pour diriger un comité chargé de formuler des recommandations sur les mesures disciplinaires à infliger aux employés responsables de ne pas avoir respecté les politiques du Conseil du trésor. Ce comité, qui n’a pu faire de recommandation dans le cas de M. Guité puisque celui-ci avait déjà pris sa retraite, est d’avis qu’il faut disculper entièrement un employé, appliquer des sanctions mineures à deux employés et des sanctions majeures à deux autres, dont M. Pierre Tremblay, le successeur de M. Guité, qui a cependant, lui aussi, pris sa retraite avant de pouvoir faire l’objet de sanctions. Étant donné que l’autre employé pour lequel on avait recommandé des sanctions majeures a contesté avec succès cette recommandation, seulement deux employés ont fini par être l’objet de mesures disciplinaires, bien que mineures. Conclusion de Gomery à ce sujet :

Aucun fonctionnaire occupant un poste de direction à Travaux publics et Services gouvernementaux Canada n’a eu à subir quelque conséquence que ce soit, ni en terme financier ni du point de vue de ses perspectives de carrière, à cause de ce qui s’est produit dans le Programme des commandites (p. 227).

Au terme de ce long examen, on constate que ce qui est difficile à comprendre pour le citoyen, ce n’est pas tant comment une aussi flagrante mauvaise gestion ait pu passer « inaperçue », selon la formulation employée par Gomery dans l’introduction du Chapitre VII de son rapport, mais bien pourquoi, à chacune des nombreuses fois où on a détecté la corruption, les avertisseurs ont été rendus insonores, les caméras aveugles et les contrôleurs muets. Il aurait donc plutôt fallu que Gomery aide le citoyen à comprendre en trouvant des réponses aux questions suivantes :

  • pourquoi, en mars 1995, le sous-ministre adjoint de Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (TPSGC), M. Neville, a-t-il décidé de ne pas procéder immédiatement à une vérification en bonne et due forme des graves allégations de mauvaise administration constatées par la Direction générale de la vérification et de l’éthique de son ministère dans la gestion, par M. Guité, du Secteur de la publicité et de la Recherche sur l’opinion publique (SPROP) ?
  • pourquoi, en 1996-97, M. Guité n’a-t-il fait l’objet d’aucune sanction de la part de la direction du TPSGC pour l’intimidation systématique – et officiellement reconnue – qu’il avait pratiquée à l’endroit de M. Cutler, lequel avait dénoncé ses douteuses pratiques ?
  • pourquoi le rapport de vérification d’Ernst & Young de 1996, qui critiquait sévèrement la gestion de M. Guité, a-t-il été édulcoré, puis tout simplement ignoré par la direction de TPSGC, laquelle a plutôt choisi d’augmenter le pouvoir de M. Guité sur la gestion de la publicité gouvernementale ?
  • pourquoi le rapport de la vérification interne que TPSGC a effectuée en 2000 sur la gestion, par M. Guité, de la Direction générale du service de coordination des communications (DGSCC) a-t-il été, lui aussi, manipulé puis ignoré par la direction du ministère ?
  • pourquoi aucun fonctionnaire occupant un poste de direction à TPSGC n’a-t-il été sanctionné à la suite des multiples détections de mauvaise administration au Programme des commandites ?

De fait, ces cinq premières questions se ramènent logiquement à une seule : pourquoi la direction de Travaux publics et Services gouvernementaux Canada a-t-elle systématiquement et impunément entretenu en son sein des programmes de commandites et de publicité dont elle savait avec une absolue certitude qu’ils étaient administrés en contravention flagrante des règles les plus élémentaires de la saine administration publique, comme établi dans les politiques du Conseil du trésor ?

Avant de voir comment Gomery répond à cette question centrale, on peut noter tout de suite les réponses qu’il apporte à deux autres questions subsidiaires :

  • 1-    Pourquoi les employés du SPROP et de la DGSCC ont-ils suivi les instructions de M. Guité, même quand elles leur paraissaient douteuses ? Parce que, sachant ce qui était arrivé à M. Cutler quand il avait refusé d’obéir aux ordres de M. Guité, ils avaient tout simplement peur de perdre leur emploi.
  • 2-    Quelles sanctions a-t-on imposées à ces employés pour les fautes qu’ils ont commises dans l’administration du SPROP et de la DGSCC ? Des mesures disciplinaires mineures (c.-à-d. réprimandes orales) pour deux employés (et une suspension de 5 jours pour un autre, selon « Des sanctions sans conséquences pour quatre fonctionnaires », Joël-Denis Bellavance et Gilles Toupin, La Presse, 8 novembre 2005).

En réponse à ces deux questions, il appert que les employés subalternes impliqués dans la gestion défectueuse du Programme des commandites, d’une part, ne pouvaient pas être tenus responsables de cette mauvaise gestion parce qu’ils agissaient sous la contrainte d’une très sérieuse intimidation et, d’autre part, que dans les faits, après examen désintéressé de leur conduite, ils n’ont pas – ou très peu – été tenus responsables de cette déficience.

Remontons maintenant la chaîne de commandement pour voir à qui Gomery a attribué la responsabilité de cette mauvaise gestion et comment les personnes impliquées ont été sanctionnées.

Les deux directeurs du Programme des commandites, Charles « Chuck » Guité et Pierre Tremblay, sont jugés responsables, sans aucune espèce d’excuses, de l’administration défectueuse du programme. Aucun des deux n’a jamais été puni pour cela en tant que tel, tout simplement parce qu’ils avaient quitté la fonction publique au moment où on a officiellement reconnu leur tort en cette affaire. M. Guité est par ailleurs poursuivi au criminel pour avoir, de concert avec Jean Brault de Groupaction, comploté et fraudé le gouvernement du Canada pour près de deux millions (« Guité et Brault accusés », Kathleen Lévesque, Le Devoir, 11 mai 2004). M. Guité est aussi l’objet, conjointement avec Groupaction, Lafleur Communication, Gosselin Communications et Everest, de réclamations au civil totalisant au moins 38 millions. Quant à M. Tremblay, la mort l’a opportunément soustrait à toute forme de représailles.

Le sous-ministre Ranald Quail connaissait l’ampleur des déficiences administratives et il est sévèrement blâmé par le Commissaire pour avoir abdiqué ses responsabilités de contrôleur du Programme, même s’il était à ce moment-là surchargé de travail et qu’il hésitait à intervenir dans les activités d’une personne agissant sous le commandement direct du cabinet du premier ministre, dont les commandites étaient une grande priorité. Gomery juge qu’il a manqué de courage. Cela est peut-être vrai, mais on ne saurait exiger cette exceptionnelle qualité d’un administrateur compétent. On peut certes admirer le courage quand il se présente, mais on ne peut fonder l’administration publique sur sa pratique habituelle. M. Quail vivait, tout autant que les employés subalternes, dans la crainte du « prix à payer » pour la résistance, même amplement justifiée, au pouvoir suprême du premier ministre. Comme tout le monde, il avait constaté comment M. Cutler avait été rétrogradé puis menacé de perdre son emploi, sans que personne ne soit tenu responsable de cette injustice flagrante. Gomery soutient que M. Quail aurait dû faire preuve de « courage », même s’il redoutait la réaction éventuelle du cabinet du premier ministre, car « […] il pouvait toujours avoir recours au greffier du Conseil privé » (p. 449). Il est pour le moins surprenant que le juge évoque un tel argument contre M. Quail, alors qu’il a, tout juste auparavant (p. 448), argué que le sous-ministre « aurait dû […] se douter […] qu’il y avait anguille sous roche » quand Ron Bilodeau, secrétaire associé du cabinet de M. Chrétien, lui avait laissé entendre au téléphone qu’il fallait dissuader M. Stobbe (sous-ministre adjoint de M. Quail) de chercher à se tenir au courant des activités de M. Guité. Contrairement à ce que Gomery sous-entend, M. Quail savait très bien qu’il y avait anguille sous roche, mais il savait aussi qu’il était absolument coincé car il pouvait difficilement « avoir recours au greffier du Conseil privé » puisque ce même Bilodeau exerçait aussi, simultanément à sa fonction de secrétaire associé du cabinet du premier ministre, celle de greffier adjoint du Conseil privé!  Notons enfin que, dans les faits, M. Quail n’a jamais eu à subir quelque conséquence que ce soit pour son incontestable, mais combien compréhensible, abdication de responsabilité.

À l’exception de M. Gagliano, le juge Gomery donne son absolution totale à toutes les personnes qui ont été ministres de Travaux publics et Services gouvernementaux du Canada durant toute la période où la mauvaise administration y sévissait notoirement et impunément. Traitons d’abord du cas de Diane Marleau, ministre de TPSGC de janvier 1996 jusqu’à son remplacement par M. Gagliano en juin 1997. Bien qu’elle devrait assumer la responsabilité du Programme des commandites selon Gomery, il juge qu’il serait injuste de lui attribuer la moindre responsabilité parce qu’elle n’a rien eu à voir avec la conception et la mise en œuvre du programme et aussi parce qu’en vertu du secret qui entourait la mise en œuvre du programme, elle ne pouvait pas être au courant des malversations de M. Guité. Il n’en reste pas moins qu’elle a signé, ne serait-ce que de façon « obligeante », les demandes de financement au Conseil du trésor en 1996 et 1997. Or, ces signatures pour présentation au Conseil du trésor constituent une partie fondamentale du processus de vérification des dépenses de l’État, de sorte que, même quand elles ne sont qu’obligeantes, elles engagent absolument la responsabilité du ministre formellement chargé d’administrer la dépense, ce que Gomery feint superbement d’ignorer. De plus, et contrairement à ce que dit Gomery, il y a tout lieu de croire qu’elle aurait pu et elle aurait dû être au courant de ce qui se passait, malgré le secret qui entourait la gestion du Programme, comme l’indique le propre témoignage de Mme Marleau tel que rapporté par le juge lui-même :

[…] des membres de son personnel lui diront que M. Guité a des rencontres avec M. Pelletier et M. Carle (Directeur des opérations) au Cabinet du premier ministre. Elle trouve cela anormal, d’autant plus qu’elle n’est pas informée de ces conversations, mais, quand elle soulève la question devant son sous-ministre, M. Quail, celui-ci a l’air décontenancé et lui demande si elle a des preuves de ces réunions. Quand elle réponds : « Non, je n’ai pas de preuve, mais ça m’inquiète sérieusement », M. Quail lui dit de façon assez énigmatique d’être très prudente, ce qu’elle interprète comme un avertissement que sa carrière de ministre pourrait être en jeu (p. 90).

Au vu de son témoignage, il apparaît donc clairement que, malgré le secret, elle savait très bien qu’il y avait anguille sous roche et qu’elle n’a pas osé soulever la roche de peur de perdre son poste de ministre. Dans ces circonstances, il aurait été parfaitement justifié de lui attribuer une part de responsabilité pour les fautes de M. Guité. Si Gomery a trouvé que M. Quail a manqué de courage, comment faut-il qualifier la trouille de Mme Marleau ?

Et pourquoi le juge a-t-il complètement passé sous silence la responsabilité évidente de David Dingwall, ministre des Travaux publics et Services gouvernementaux du Canada de novembre 1993 à janvier 1996, lequel (1) a déclaré, lors de sa comparution devant la Commission en janvier 2005, que Guité était un employé « modèle » qui avait fait un « travail exceptionnel » lors du référendum de 1995, mais dont la gestion réelle relevait du Conseil privé (« Charles Guité. Un modèle à suivre », Isabelle Rodrigue, Le Devoir, 22-23 janvier 2005), (2) a entretenu des contact « fréquents et faciles » avec M. Guité (p. 120) et lui a donné « régulièrement des instructions » (p. 146) ? Et que dire de l’histoire de Don Boudria, aussi ministre de TPSGC de janvier 2002 à mai 2002, lequel a été démis de ses fonctions quand il a été révélé qu’il avait été hébergé par Claude Boulay, président du Groupe Everest, pendant qu’il était ministre responsable du Programme des commandites (« Copinage entre Everest et le PLC », Kathleen Lévesque, Le Devoir, 19 mai 2002) ? Comment Gomery a-t-il pu rester muet devant ce cas, publiquement admis, de décisions à des « fins partisanes » dont il n’a pourtant pas hésité à accabler son prédécesseur, M. Gagliano ?

Il convient d’examiner ici, l’implication incontournable des ministres du cabinet qui ont été membres du Conseil du trésor, soit l’organisme qui, selon Gomery, est chargé, entre autres fonctions :

[…] de veiller à ce que les ministères […] rendent compte de leur utilisation des ressources – ce que l’on appelle généralement la « supervision » […] C’est dans son examen des présentations qui lui sont adressées pour faire approuver des projets de dépense qu’il joue le plus activement son rôle de superviseur (p. 48-49).

Or, il appert que les dépenses relatives au Programme des commandites ont généralement été présentées puis approuvées par le Conseil du trésor. En juin 1995 déjà, une demande d’autorisation de dépenser jusqu’à 20 millions de dollars, pour appuyer des initiatives en faveur de l’unité nationale en prévision de la campagne référendaire d’octobre 1995, est signée par M. Chrétien lui-même. « Naturellement, écrit Gomery, elle est approuvée sans retard et sans question par le Conseil du trésor » (p. 71). Puis, en novembre 1996, le Conseil approuve une demande de 17 millions de dollars pour chacune des années fiscales 1996-1997 et 1997-1998, même si la quasi-totalité du montant prévu pour 1996-1997 avait déjà été dépensée avant l’approbation, ce qui était hautement inhabituel. Dans le même registre de l’exceptionnel, Gomery souligne :

Tous ceux qui ont témoigné à ce sujet s’entendent pour dire qu’il était sans précédent que le premier ministre signe une présentation au Conseil du Trésor […] Dans ces conditions, il était peu probable que quiconque au sein de l’appareil gouvernemental […] conteste une initiative de visibilité qui jouissait de l’appui du premier ministre lui-même (p. 98-99).

Il appert également que la supervision exercée par le Conseil du trésor vise principalement à faire respecter la Loi sur la gestion des finances publiques, dont l’article 32, traitant du contrôle des engagements, vise à assurer qu’aucune dépense gouvernementale ne puisse être faite sans avoir d’abord été approuvée par le Parlement (p. 49-50). Or, selon Gomery,

Quand on voit que le Parlement n’a pas été tenu au courant de l’administration de la Réserve spéciale pour l’unité, créée par le premier ministre, on est en droit de se poser des questions sur la légitimité de ce genre de réserve budgétaire dans une démocratie parlementaire. La preuve démontre que le Conseil du Trésor donnait presque systématiquement son blanc-seing à l’utilisation de la Réserve pour l’unité parce que les présentations qui lui étaient adressées étaient expressément endossées par le premier ministre. Quand les dépenses au titre du Programme des commandites sont finalement apparues dans la liste des crédits de TPSGC présentée au Parlement pour 1999-2000, personne n’a posé de question. Même à ce moment-là, peu de députés connaissaient l’existence du programme qui n’avait encore fait l’objet d’aucune annonce publique (p. 445).

Il appert enfin que les contributions que le gouvernement du Canada a fait en sous main à diverses sociétés d’État, telles VIA Rail, la Société canadienne des postes, la Banque de développement du Canada et la Société du Vieux-Port de Montréal, pour qu’elles appuient le Programme des commandites, étaient contraires à la Politique du Conseil du trésor selon laquelle :

[…] toute subvention ou contribution versée à […] une société d’État doit d’abord être approuvée par le Conseil du Trésor, faute de quoi le Parlement risque de perdre la maîtrise du processus d’affectation des crédits […] (p. 232).

Compte tenu de ces constatations, on est donc aussi en droit de se demander pourquoi Gomery ne s’est pas intéressé à ces abdications manifestes de leurs responsabilités les plus formelles de la part des ministres de Chrétien qui étaient membres du Conseil du trésor ? Pourquoi a-t-il été si complaisant envers Reg Alcock, Marcel Massé et Lucienne Robillard qui ont successivement assumé la présidence du Conseil durant la période où le scandale des commandites battait son plein, ou envers Paul Martin qui en assumait la vice-présidence au même moment (nous reviendrons sur son cas plus avant dans le texte) ou envers Diane Marleau, qui a siégé comme membre régulier du Conseil de janvier 1996 à juin 1997 (et qui donc, comme on l’a vu, se faisait des demandes à elle-même puis les approuvait, en prétendant de pas savoir de quoi il s’agissait ni à l’un ni à l’autre bout du processus), ou encore envers Ralph Goodale, qui en fut membre suppléant de juin 1997 à janvier 2002 ? Gomery attribue ces abdications à l’exceptionnel pouvoir de conviction de la signature de M. Chrétien. Comme nous le verrons plus loin, c’est un peu court comme raisonnement.

Tout semble donc aboutir, selon Gomery, à M. Chrétien et à son chef de cabinet, M. Pelletier, au sujet desquels, on l’a vu, Gomery a dit qu’il y avait :

[…] lieu de leur reprocher leurs omissions […] [pour n’avoir] pas pris les précautions les plus élémentaires contre les risques de mauvaise gestion […] [puisque] le lancement de ce nouveau programme prévoyant des dépenses discrétionnaires de millions de dollars […] sans aucune supervision ni directive a fait l’objet d’un manque effarant de préparation (p. 443).

Ici aussi, cela nous semble un peu court comme jugement, et nous verrons aussi pourquoi plus avant dans le texte. Notons toutefois que Gomery omet ostensiblement de discourir des responsabilités de Jean Carle, qui occupait la fonction de directeur des opérations au cabinet de M. Chrétien, fonction qui consistait officiellement à organiser le calendrier des déplacements du premier ministre et de prendre les dispositions pour ses apparitions en public. Selon Gomery toutefois :

Le témoignage de M. Guité montre clairement qu’il était convaincu que M. Carle occupait […] une place beaucoup plus importante que ne le laissait entendre son titre de directeur des opérations (p. 91).

La Commission a en effet établi que M. Carle avait assisté au quart des rencontres que M. Pelletier a tenu avec M. Guité pour lui donner des directives concernant les commandites, qu’il visitait régulièrement M. Guité à son bureau et que M. Pelletier avait envoyé à tous les ministres une lettre attirant leur attention sur les nouvelles lignes directrices du Conseil du trésor en matière de communication, de publicité et de recherches sur l’opinion publique (Appendice Q, dont nous parlerons bientôt) dans laquelle il déclarait : « […] je tiens à vous informer que Jean Carle […] est la personne chargée de veiller au respect de cette politique » (p. 90-91). Outre le fait que cette directive empiétait nettement sur les prérogatives du Conseil du trésor (lequel est censé veiller lui-même au respect de ses propres politiques) sans que les ministres membres du Conseil ne s’y soient objectés, elle indique clairement que M. Carle s’occupait, au cabinet du premier ministre, des questions touchant les communications, la publicité et les sondages, ce qui était tout à fait normal pour cet ancien directeur général de BCP, firme de publicité de tendance libérale notoire et impliquée dans les commandites. Son rôle dans la mauvaise gestion des commandites aurait sûrement dû mériter quelque développement de la part de Gomery, ce d’autant plus qu’on le retrouve en 1998, en tant que vice-président aux affaires institutionnelles de la Banque de développement du Canada, en train de contribuer au camouflage d’un paiement de 125 000 $ que le Programme des commandites effectue, via la BDC, en faveur de l’Information essentielle de Robert-Guy Scully pour la série télévisée « Le Canada du Millénaire » (p. 243-244). Il importe aussi de noter que c’est ce même Jean Carle, dans sa même fonction de vice-président, qui a fait l’objet, de concert avec Michel Vennat, président du conseil d’administration de la BDC, ancien conseiller politique de Pierre E. Trudeau et ancien président du conseil d’administration du Conseil pour l’unité canadienne, d’un jugement accablant rendu le 7 février 2004 par la Cour supérieure du Québec, qui condamne la BDC à verser à François Beaudoin, ex-P.-D.G. de la Banque de développement du Canada, une indemnité de départ de 220 000 $ ainsi qu’une pension annuelle de 200 000 $ à vie, pour avoir été injustement chassé de son poste et fait l’objet d’enquêtes criminelles absolument injustifiées. Le juge André Denis a écrit à ce sujet :

La férocité, voire la méchanceté avec laquelle (Beaudoin) a été traité (par MM. Vennat et Carle) […] laisse une profonde impression d’injustice […] on aurait voulu le briser et ruiner sa carrière que l’on n’aurait pas agi autrement. L’affaire renvoie à la genèse du « Shawinigangate » dans laquelle le premier ministre Jean Chrétien est intervenu personnellement à trois reprises auprès de François Beaudoin afin que celui-ci accorde un prêt à l’auberge Grand-Mère, qui était la propriété de Yvon Duhaime, un ami personnel de M. Chrétien. Malgré les réticences de M. Beaudoin, l’auberge a reçu, en août 1997, un prêt de 615 000 $ au lieu des 400 000 $ demandés ; […] la raison principale, voire la seule raison de l’octroi du prêt, est l’insistance du premier ministre, estimera le juge Denis. Lorsque l’auberge demande un prêt supplémentaire de 200 000 $ en avril 1999, sa situation n’est guère reluisante. Elle a pris du retard dans ses paiements à la BDC, ses taxes municipales sont impayées et elle fonctionne à perte. M. Beaudoin refuse alors d’obtempérer aux pressions de M. Chrétien, d’où la féroce vendetta politique déclenchée contre lui par MM. Vennat et Carle (« Shawinigate : Beaudoin retrouve son intégrité », Bryan Myles, Le Devoir, 8 février 2004). Fin de cette charmante et néanmoins édifiante histoire qui illustre assez concrètement la façon dont le « directeur des opérations » de M. Chrétien avait tendance à « opérer ».

IV– Les commandites vues à partir du Conseil des ministres

Nous avons jusqu’à présent effectué un long cheminement qui nous a menés du bas de l’appareil administratif jusqu’à son sommet afin d’évaluer la façon dont Gomery avait attribué les responsabilités de la mauvaise administration du Programme des commandites. Ce cheminement nous a conduits tout droit au cabinet du premier ministre Chrétien.

Il nous semble toutefois qu’il convient, pour bien juger de la pertinence des blâmes et des absolutions que le commissaire attribue à MM. Chrétien et Gagliano ainsi qu’à tous les autres ministres de son gouvernement, d’examiner le scandale des commandites à partir du cœur même du gouvernement, soit à partir du Conseil des ministres, et de replacer dans leur contexte historique les décisions de ce Conseil qui ont donné naissance au programme des commandites. Nous nous attarderons notamment sur les décisions concernant la publicité gouvernementale, le déficit budgétaire et la lutte contre le mouvement souverainiste québécois, à la conjonction desquelles le programme des commandites a pris naissance.

Pour retracer ce contexte historique, nous nous référerons, ici encore presque mot pour mot, au rapport de Gomery.

Avant novembre 1993, sous le régime progressiste-conservateur

[…] tout le programme de publicité gouvernementale est administré par le Groupe de gestion de la publicité (GGP), composé d’un petit nombre de fonctionnaires d’Approvisionnements et Services (c.-à-d. l’ancienne appellation de TPSGC) placés sous la direction de M. Guité, auxquels sont venues s’ajouter deux personnes nommées par le cabinet du premier ministre en qualité d’experts-conseils. La sélection et le recrutement des agences de publicité pour aider la gouvernement dans cette tâche obéissent alors à des critères ouvertement politiques. C’est le comité du Cabinet chargé des communications qui donne des instructions à M. Guité sur les mesures à prendre. Même si, à l’époque, M. Guité est un fonctionnaire occupant un poste relativement bas dans la hiérarchie, à quatre ou cinq niveaux sous le sous-ministre, il relève directement du sénateur Lowell Murray qui préside le Comité en question. Ainsi, la chaîne de commandement normale voulant qu’un fonctionnaire reçoive ses instructions de son supérieur immédiat est court-circuitée […] (Les) ministères fédéraux désireux de se prévaloir des services d’une agence de publicité doivent en informer le GGP, lequel organise ensuite un concours pour choisir l’agence à qui l’on accordera le contrat. Cependant, la liste des agences invitées à soumissionner est dressée par les membres du GGP, qui ont été nommées là pour des raisons politiques. Il est donc peu probable, voire impossible, que des agences de publicité […] appuyant le Parti libéral […] se soient vu adjuger des contrats par le gouvernement […] M. Guité affirme qu’une fois la liste des candidats préparée, les concours étaient équitables, mais, bien entendu, seules les agences que le parti au pouvoir jugeait acceptables figuraient sur la liste (p. 112),

Lors de la campagne électorale de 1993, le Parti libéral prend l’engagement explicite de dépenser moins pour la publicité et les sondages d’opinion publique et de modifier les règles de sélection des agences de publicité afin que le processus d’appel d’offres soit équitable, ouvert et transparent. Dès que M. Chrétien devient premier ministre, il prend des mesures pour tenir ses promesses en demandant au Secrétariat du Conseil du Trésor de concevoir et d’appliquer une nouvelle politique, qui deviendra l’Appendice Q de la politique du Conseil du Trésor sur les marchés publics […] Le nouvel Appendice […] entre en vigueur le 6 juillet 1994 (p. 112).

(Toutefois), lors d’une réunion du Cabinet du 27 janvier 1994 […] certains ministres font déjà part de leur réticence à éliminer complètement la possibilité d’exercer leur pouvoir discrétionnaire pour recruter les agences appelées à répondre à leurs besoins publicitaires. Après discussion, le Cabinet trouve un compromis : à l’issue du processus concurrentiel, si deux agences ont présenté une soumission à peu près équivalente, le ministre concerné aura le droit de choisir lui-même entre les deux. C’est ce qui va devenir la « règle des 10 p. 1000 » selon laquelle, si l’on considère que l’écart entre les deux soumissions concurrentielles ne dépasse pas 10 p. 1000, le ministre peut […] choisir l’une ou l’autre à sa guise. Cette décision est la première d’une série qui aura au pour effet de saper l’intégrité d’un processus entièrement concurrentiel (p. 113-114).

Les premières ébauches des lignes directrices (de l’Appendice Q) […] incluaient toutes le prix dans les facteurs à considérer […] Malgré cette directive claire, M. Guité et les responsables de l’industrie de la publicité, avec qui il est évidemment en très bons termes, montent une campagne concertée pour exclure le prix des critères de sélection des agences de publicité […] (et) […] quand la version finale de l’appendice Q est approuvée par le Conseil du Trésor, le prix n’est plus un critère dans un processus de sélection qui se voulait pourtant concurrentiel. Toute notion de prix a alors disparu […] même si la notion de « valeur » est toujours présente (p. 117 et 121).

Le 2 février 1995, le gouvernement prend une importante décision stratégique en décidant d’interpréter différemment l’exigence de l’Appendice Q voulant que seules les demandes émanant d’entreprises détenues et contrôlées par des intérêts canadiens seront prises en compte pour l’adjudication des contrats de publicité : le niveau de propriété canadienne passe de 51 p. 100 à 100 p. 100 […] Deux agences de publicité très proches du Parti libéral qui se sont réjouie du changement, BCP et Vickers & Benson, ont profité de cette nouvelle interprétation et sont devenues les plus gros bénéficiaires des contrats de publicité examinés par (notre) Commission. Plus important encore, le changement est entré en vigueur le 2 février 1995, soit le premier jour du processus de sélection de Patrimoine canadien […] dans le cadre duquel BCP et Vickers & Benson, ainsi que trois autres agences, seront choisies. Il ne peut s’agir d’une simple coïncidence. Selon M. Guité, cette exigence avantageait les agences proches du Parti libéral, qui, à l’époque, étaient toutes sous propriété canadienne à 100 p. 100. La preuve documentaire confirme son témoignage. Encore une fois, il semble que des facteurs politiques aient influencé la formulation d’une politique administrative (p. 123-124).

Notons ici en passant que Gomery admet qu’il est arrivé plusieurs fois, dans le scandale des commandites, que des facteurs politiques aient influencé de fâcheuse manière l’administration de la chose publique, admission qui va nettement à l’encontre de l’interprétation « non-politique » du mandat qu’il prétendait imparti à sa Commission, tel que nous l’avons indiqué plus haut. Il prend même la peine d’expliquer comment opère la logique de cette intrusion de la politique dans la gestion publique :

Il est décourageant de constater que ce qui se veut au départ un effort sincère de dépolitisation du processus d’octroi des contrats est immédiatement détourné de ce but. Dans ses témoignages, M. Guité a dit que les élus, qui ont besoin d’agences de publicité pour se faire élire, s’arrangent toujours pour récompenser leurs amis publicitaires une fois qu’ils sont au pouvoir. Bien entendu, les agences de publicité sont heureuses de recevoir de telles récompenses et sont donc tentées d’offrir des services bon marché aux candidats pendant les campagnes électorales, dans l’espoir de bénéficier en retour des contrats lucratifs du gouvernement (p. 113).

Il appert donc que la politique officielle de concurrence libre en matière de contrat de publicité gouvernementale avait été considérablement battue en brèche par le Conseil des ministres lui-même, tout d’abord par la règle qui permettait le choix politique arbitraire entre les firmes concurrentielles à 10 p. 100 près, puis ensuite par la règle de la propriété canadienne à 100 p. 100 qui avantageait nettement les firmes d’allégeance libérale et, enfin, par l’abandon du critère du « prix » au profit de celui beaucoup plus vague de « valeur », ce qui conférait au choix un caractère nettement plus discrétionnaire. Mais il y a pire. En dépit de ces très sévères restrictions, l’Appendice Q préservait formellement le principe de la concurrence puisqu’il prévoyait que les contrats seraient donnés à la suite soit d’un

[…] appel d’offres ouvert […], soit (de) l’établissement d’une liste de fournisseurs préqualifiés par un processus de sélection, suivi d’un appel d’offres ouvert pour chaque contrat entre les agences ayant réussi à se faire inscrire sur la liste […] Pour les contrats de commandites, on a toujours utilisé la procédure d’établissement d’une liste de fournisseurs préqualifiés. C’était censé être une procédure en deux étapes […] Dans la pratique, on ne tiendra aucun compte des exigences de l’appendice Q en ce qui concerne la deuxième étape du processus de sélection. Dans bien des cas, il y aura des irrégularités dans la préparation de la liste des fournisseurs préqualifiés, mais, dans tous les cas, on fera simplement fi de la deuxième étape […] S’il y avait plus d’une agence sur la liste […], c’est M. Guité qui décidait tout simplement laquelle aurait le contrat, et ce, avec ou sans l’avis du ministère ayant demandé de l’aide pour ses activités de publicité […] Il est difficile pour un néophyte de comprendre comment la transgression d’une politique aussi importante et soigneusement rédigée a pu passer inaperçue aux yeux de tout le monde, mais c’est pourtant ce qui ressort de tous les témoignages entendus à ce sujet […] Personne n’a dit à la Commission qu’une vigilance particulière ait été exercée sur l’administration du service de M. Guité. En réalité, pendant les cinq années qui ont suivi, jusqu’à sa retraite en 1999, il a continué d’adjuger à sa guise les contrats de publicité et les contrats de commandites […] sans même chercher à faire croire qu’il suivait un processus concurrentiel. Personne ne semble s’être interrogé sur la procédure qu’il suivait, et personne, pas plus ses supérieurs immédiats que les rangs les plus élevés de la hiérarchie, ne s’est jamais donné la peine de vérifier si M. Guité et ses collaborateurs attribuaient ou non les contrats de publicité conformément aux exigences de l’Appendice Q. De fait, à partir de 1995, on l’a explicitement dispensé d’envoyer des rapports au Conseil du Trésor sur le succès de la mise en œuvre de la nouvelle politique ouverte, transparente et concurrentielle du Gouvernement (p. 122-126).

Gomery ne spécifie malheureusement pas qui exactement a exempté M. Guité de faire rapport au Conseil du trésor. Un fait capital ressort toutefois nettement du rapport de la Commission : M.Guité était laissé absolument libre par le cabinet du premier ministre, dont il relevait de facto, de bafouer à sa guise le peu qui restait de la politique concurrentielle établie par le conseil des ministres.

Examinons maintenant le deuxième volet du contexte historique qui a vu naître le programme des commandites.

Les initiatives en faveur de l’unité nationale et de ce qu’on appellera par la suite le Programme des commandites sont lancées à une époque marquée par d’importantes compressions budgétaires. Le gouvernement fait alors un effort concerté pour réduire son déficit opérationnel en comprimant les dépenses à tous les niveaux […] Le déficit annuel, qui avait atteint 42 milliards de dollars en 1993, sera éliminé à partir de 1998 […] La réduction puis l’élimination du déficit ont été le résultat d’une compression radicale des dépenses et d’un exercice intitulé « Examen des programmes » qui n’a épargné aucun aspect du gouvernement. Il a été lancé par le ministre des Finances, M. Martin, qui a annoncé à tous les ministres qu’ils devaient revoir la totalité de leurs programmes et de leurs besoins en personnel afin de réduire leurs dépenses. L’Examen des programmes a débuté en 1994 et a progressé par étapes. Il s’est heurté à une résistance parfois farouche des autres ministères et des fonctionnaires, et M. Martin a dû adopter une attitude très ferme pour obtenir les réductions de dépenses dont il avait besoin pour réussir. C’est grâce au soutien inconditionnel du premier ministre Chrétien qu’il a pu mener à bien son programme […] De 1994 à 1998, l’Examen des programmes influera sur la quasi-totalité des décisions du gouvernement canadien ayant une incidence financière. M. Quail (sous-ministre de TPSGC, dont relevait le Programme des commandites) dira dans son témoignage que le financement des commandites constituait une anomalie dans la mesure où il n’y avait absolument pas d’argent frais pour autre chose. C’est ce que confirmera Jocelyne Bourgon, ancienne greffière du Bureau du Conseil privé, en déclarant à la Commission que l’Examen des programmes a entraîné l’élimination de toute forme de réserve financière dans les budgets ministériels, à la seule exception de la Réserve pour l’unité qui […] sera la principale source de financement du Programme de commandites dans les premières années (p. 68-70).

Retenons principalement de cette politique radicale de compression budgétaire qu’elle est incompatible avec les dires de M. Martin selon qui, en 1996, lorsqu’il

[…] avait fallu spécifiquement inclure un poste de 50 millions de dollars dans le budget annuel pour la Réserve pour l’unité […] il n’a pas fait particulièrement attention à ce qui lui semblait être la reconduction d’une affectation budgétaire mineure déjà existante (p. 93)

et qu’elle contredit l’opinion de Gomery qui a « exonéré » M. Martin

de tout blâme […] puisque […] les […] ministres n’étaient pas informés […] du fait (que les initiatives autorisées par M. Pelletier) étaient financées à même la Réserve sur l’unité (p. 444).

Comment croire en effet qu’un ministre fermement engagé dans une politique drastique et générale de compressions budgétaires n’ait pas été conscient et du seul poste budgétaire qu’on laissait augmenter de façon significative, à savoir la Réserve pour l’unité, et de la raison impérative pour laquelle on permettait une aussi ostensible exception, à savoir la lutte contre la souveraineté du Québec. D’ailleurs, le sous-ministre des Finances, Kevin Lynch, a reconnu devant la Commission que M. Martin, en tant que ministre des Finances, connaissait l’existence d’un fonds spécial destiné à financer le programme fédéral des commandites (« Martin connaissait l’existence du fonds spécial, selon un sous-ministre », Jim Brown, Le Devoir, 7 octobre 2004). On s’étonne en conséquence que Gomery ait considéré que M. Martin disait toute la vérité lorsqu’il a déclaré devant lui que le programme des commandites était le dernier de ses soucis et qu’à chacune des trois fois où il a assisté à des réunions du Conseil du trésor dans lesquelles les commandites ou le Fonds pour l’unité nationale ont été abordés, il prétend avoir été là pour défendre un sujet plus important et ne se rappeler que vaguement, ou pas du tout, la partie sur les commandites. (« Martin plaide aussi l’ignorance, Alec Castonguay », Le Devoir, 11 février 2005).

Ces considérations nous amènent au troisième volet du contexte historique dans lequel les commandites ont vu le jour, soit la stratégie de l’unité canadienne déployée à l’encontre du mouvement souverainiste québécois.

Dans son témoignage, M. Chrétien affirme que tout examen sérieux du Programme des commandites doit tenir pleinement compte de la situation au Québec à l’époque de la création du Programme, ainsi que du climat d’incertitude politique qui régnait durant son application. Quand il devint premier ministre, en 1993, c’est le Bloc Québécois, déterminé à provoquer la sécession du Québec, qui forme l’Opposition officielle. En septembre 1994, Jacques Parizeau, chef du parti séparatiste au Québec, le Parti Québécois, est élu premier ministre et se retrouve à la tête d’un gouvernement majoritaire. Durant la campagne électorale, M. Parizeau s’était engagé à tenir, dans un délai d’un an suivant son accession au pouvoir, un référendum sur la souveraineté du Québec […] Le 6 décembre 1994, un projet de loi envisageant l’indépendance politique du Québec dans l’éventualité d’un « Oui » au référendum est déposé à l’Assemblée nationale du Québec. Finalement la date du référendum est fixée au 30 octobre 1995 (p. 70).

Bien qu’il n’intervient pas directement et ne soit pas responsable des forces d’opposition à la campagne référendaire, le gouvernement fédéral contribue aux efforts du comité du « Non ». L’honorable Lucienne Robillard […] est déléguée par le gouvernement fédéral auprès du comité en tant que représentante officielle du Parti libéral du Canada. Elle bénéficie de l’appui du secrétaire associé du Bureau du Conseil privé, Ron Bilodeau, et d’une équipe composée de membres de son personnel (p. 70).

Dans une recommandation du 19 juillet 1995 adressée au premier ministre par le greffier du Conseil privé, il est question d’un certain nombre d’initiatives pour l’unité nationale dont on demande l’approbation, notamment l’achat d’espace sur les panneaux publicitaires extérieurs au prix de 2,6 millions de dollars. L’initiative est approuvée et, au cours des mois qui suivent, M. Guité utilise la somme avec une efficacité étonnante en achetant tous les espaces publicitaires disponibles au Québec, privant ainsi le camp du « Oui » de cet outil publicitaire. Le BCP en prend note avec satisfaction. En général, durant la période préréférendaire, M. Guité collaborera étroitement avec l’équipe du BCP qui a été mise sur pied pour coordonner et appuyer la Stratégie pour l’unité nationale. Il est perçu comme une personne énergique et efficace, et comme un expert en matière de publicité. C’est une réputation qu’il gardera les années suivantes. (p. 71)

M. Chrétien attachait une importance extrême au dossier du référendum. Il dira dans son témoignage que la préservation de l’unité canadienne constituait un devoir et une priorité absolue pour le premier ministre qu’il était. Il admet avoir été atterré en constatant à quel point le résultat du référendum fut serré : le camp fédéraliste n’a gagné que par quelques milliers de voix. M. Parizeau a immédiatement annoncé sa démission du poste de premier ministre du Québec, mais il sera rapidement remplacé par Lucien Bouchard, politicien immensément populaire au Québec qui s’est engagé à tenir un nouveau référendum dès qu’il jugera que les « conditions gagnantes » sont réunies. M. Chrétien prend au sérieux cet engagement de M. Bouchard, ainsi que les critiques accusant le gouvernement fédéral de n’avoir pas été suffisamment actif durant la campagne référendaire. M. Chrétien dira dans son témoignage que le Cabinet était unanime dans sa détermination à faire tout ce qu’il fallait pour que les conditions gagnantes de la souveraineté ne soient jamais réunies au Québec (p. 72).

Voilà l’état d’esprit qui régnait au Conseil des ministres canadien après le référendum d’octobre 1995 : on était « atterré » par la tournure qu’avait prise ce dossier d’une « importance extrême » et décidé « à faire tout ce qu’il fallait » pour assurer que le Québec ne deviendrait pas souverain.

Notons par ailleurs que le gouvernement était loin d’être resté inactif durant la période référendaire. Il avait en effet (1) délégué une de ses ministres au Comité du « Non » en tant que représentante officielle du Parti libéral du Canada (que le « gouvernement » délègue une de ses ministres pour représenter « officiellement » un « parti » dans une instance électorale crée par un autre gouvernement aurait dû amener Gomery à se poser des questions concernant et la confusion absolument antidémocratique entre le gouvernement et le parti et l’empiètement du gouvernement fédéral dans les affaires du gouvernement provincial), (2) mis le Bureau du Conseil privé, c’est-à-dire le ministère du premier ministre, au service du comité du « Non » et (3) affecté au moins 20 millions de dollars à une campagne de publicité contre la souveraineté du Québec (p. 71). Le Comité du « Oui » a donc eu à faire face simultanément à deux adversaires en 1995 : le Comité du « Non » officiel qui, comme lui, a dépensé environ 5 millions de dollars et un comité officieux du Bureau du Conseil privé fédéral qui a injecté 20 millions dans la campagne référendaire. Le rapport de force entre le « Oui » et le « Non » a donc été de 5 à 25, soit cinq fois plus favorable au « Non » qu’au « Oui » ! Comme si, pendant le combat de lutte référendaire, un troisième lutteur, quatre fois plus gros que les deux autres, s’était amené sur le ring pour appuyer, de tout son poids disproportionné, l’un des deux protagonistes officiels, et cela, sans qu’aucun arbitre n’intervienne pour sommer le lutteur excédentaire de quitter le ring et infliger au camps du « Non » une pénalité majeure pour conduite manifestement antidémocratique ! Avouons qu’il est parfaitement normal, en de telles circonstances, que le lutteur fédéral ait paniqué à l’idée qu’il avait bien failli perdre un combat pourtant aussi clairement biaisé en sa faveur ! Et qu’il décide de « faire tout ce qu’il fallait » pour empêcher que cela ne se reproduise !

Voyons maintenant comment ce « tout ce qu’il fallait faire » s’est traduit concrètement dans la réalité.

La stratégie post-référendaire du gouvernement fédéral comporte de multiples facettes ; les activités publicitaires et les commandites ne sont qu’un des aspects d’un plan d’action exhaustif visant à mieux informer les Québécois sur les bienfaits du fédéralisme. Cette stratégie comprendra les initiatives suivantes : une résolution adoptée par le Parlement avant la fin de 1995 pour affirmer le caractère distinct du Québec ; un projet de loi accordant à chaque région un veto sur tout projet constitutionnel ; la rédaction et la présentation de la Loi de clarification, projet de loi visant à limiter et à contrôler tout référendum provincial futur sur la souveraineté ; la dévolution à la province du Québec de la formation de la main-d’œuvre et la constitution d’un comité du Cabinet, présidé par l’honorable Marcel Massé […] pour formuler des recommandations sur l’unité nationale. C’est le travail de ce comité […] qui intéresse particulièrement la Commission […] (Il) rédige un rapport […] qui devient le principal objet de discussion d’une réunion spéciale du Cabinet les 1er et 2 février 1996, réunion en l’occurrence qualifiée de « retraite » (p. 73).

Au sujet de la stratégie de communication pour l’avenir, on recommande dans le rapport Massé la création d’un nouveau secrétariat […] « pour élaborer et mettre en œuvre une stratégie et des tactiques en matière de communication et de politique » […] On recommande en outre « un effort coordonné pour accroître la visibilité et la présence du Canada au Québec. Les initiatives et programmes existants et nouveaux dont peuvent bénéficier les Québécois devraient être publicisés de manière très visible, systématique et répétée […] » On trouve ensuite dans ce rapport la recommandation suivante : « Les ministres recommandent un renforcement substantiel de l’organisation du Parti libéral du Canada au Québec. Cela signifie embaucher des organisateurs, trouver des candidats, identifier des comtés qui peuvent sortir gagnants à la prochaine élection fédérale et utiliser les techniques politiques les plus modernes pour rejoindre les électeurs ciblés » (p. 73-74).

Selon Gomery, trois grands ensembles de décisions ont été prises à cette retraite du cabinet. Nous les passerons maintenant en revue.

Premièrement :

la décision de principe a été prise d’améliorer la publicité et les communications du gouvernement fédéral pour rehausser la visibilité de la présence fédérale au Québec, mais aucune décision précise n’a été prise sur la manière dont cela serait fait et financé, ni sur la question de savoir qui serait responsable des initiatives […] M. Chrétien a dit dans son témoignage avoir décidé que la personne chargée du dossier de l’unité canadienne serait son chef de cabinet, Jean Pelletier. M. Pelletier ne le conteste pas, mais déclare qu’il ne se souvient pas exactement des mesures qu’il a prises pour mettre en application les décisions prises par le Cabinet les 1er et 2 février concernant l’accroissement de la visibilité du gouvernement fédéral […] (p. 76). […] Il est extraordinaire de constater qu’aucun témoin ne peut ou ne veut dire exactement à la Commission ce qui s’est passé entre le moment où la décision politique a été prise par le Cabinet, les 1er et 2 février 1996, et la première rencontre entre M. Guité et M. Pelletier, le 16 avril 1996. Il est impensable qu’il n’y ait pas eu de réunions ou de discussions avec le premier ministre et ses collaborateurs durant cette période pour parler de la mise en œuvre de cette décision, mais M. Pelletier prétend ne se souvenir de rien à ce sujet (p. 82).

Deuxièmement :

un autre résultat […] des décisions prises par le Cabinet […] est la création du Bureau d’information du Canada (BIC) […] Durant la campagne référendaire, le recours à une équipe d’intervention rapide dans les communications au sein du Bureau du Conseil privé avait été efficace et ce sont des exigences analogues qui entraînent la création du BIC par décret, début juillet 1996 […] M. Chrétien décide d’interviewer lui-même Roger Collet en mai 1996 pour le poste de directeur du nouvel organisme. M. Collet est un Franco-Manitobain dont la longue carrière de fonctionnaire a culminé au poste de sous-ministre adjoint à Patrimoine canadien. C’est un ardent fédéraliste et M. Chrétien estime, d’après ses activités dans le domaine des communications durant la campagne référendaire, que c’est un bon gestionnaire […] Dans son témoignage, M. Pelletier dit que le fait que M. Chrétien ait décidé de prendre le temps, malgré un horaire très chargé, d’interviewer M. Collet témoigne bien de sa volonté de superviser personnellement tout le dossier de l’unité nationale. Normalement, le recrutement du personnel, même aux échelons supérieurs, est fait par la Commission de la fonction publique […] (p. 80).

M. Chrétien décide ensuite, en consultant le BCP, que le BIC disposera d’un budget annuel de 20 millions de dollars alimenté par la Réserve pour l’unité. Les présentations au Conseil du trésor signées par M. Chrétien en 1996 et 1997 sont l’illustration de cette décision. Au cours de la première année, près de 5 des 20 millions de dollars sont affectés aux « subventions et contributions », en dépit du fait que la ministre du Patrimoine canadien, Sheila Copps, n’est pas d’accord pour que le BIC octroie des subventions parallèlement à d’autres programmes de son ministère. Toutefois, Mme Copps n’a guère de prise sur le BIC, même s’il relève en théorie de son ministère. À toutes fins utiles, M. Collet relève directement de M. Pelletier au Cabinet du premier ministre […] (p. 80).

Le mandat confié au BIC consiste à coordonner les communications du gouvernement concernant les questions d’unité et aussi à rehausser la présence du gouvernement fédéral. C’est un mandat analogue à celui qui a été confié au Service de publicité et de recherches en opinion publique (SPROP) : accroître, au moyen de publicité et du programme de commandites, la visibilité de la présence fédérale au Canada en général, mais surtout au Québec. M. Collet n’a guère d’experts sur qui s’appuyer pour évaluer, financer et gérer les commandites […] et, comme il sait que le groupe de M. Guité au SPROP a une certaine compétence en la matière, les deux s’entendent rapidement pour transférer des fonds du budget du BIC au SPROP afin de financer les commandites […] Le pli est pris. En 1996-1997 et au cours des années suivantes, une importante partie du budget alloué au BIC sera transféré au SPROP et à son successeur, la Direction générale du service de coordination des communications (DGSCC), pour être gérée et administrée dans le cadre du Programme des commandites (p. 81).

En dépit de ses bonnes intentions, M. Collet n’est pas un administrateur de talent. En novembre 1997, une vérification interne du BIC révèle de sérieuses lacunes dans ses pratiques administratives. On finit par en prendre conscience et, le 27 juillet 1998, il est remplacé au poste de chef du BIC par Marc Lafrenière. En même temps, la responsabilité du BIC est transférée à M. Gagliano en sa qualité de président du comité du Cabinet sur les communications gouvernementales (p. 82).

Troisièmement, concernant le renforcement substantiel de l’organisation du Parti libéral du Canada au Québec, Gomery observe :

La plupart des témoins ont admis qu’il est insolite de trouver une recommandation visant à renforcer l’organisation du Parti libéral du Canada dans un rapport de comité du cabinet puisque le Cabinet est censé s’occuper des intérêts de l’ensemble du pays en laissant de côté toute considération partisane […] La présence de cette recommandation dans le Rapport Massé montre bien qu’il était hors de question pour certains membres du gouvernement de l’époque qu’un parti politique autre que le Parti libéral du Canada puisse contribuer à promouvoir le fédéralisme au Québec […] Cette attitude, qui n’était pas partagée par tous les membres du parti, est difficile à concilier avec les valeurs démocratiques fondamentales (p. 74).

V- Les responsables sont-ils bien ceux désignés par Gomery ?

Commençons par réviser les attributions de responsabilité en ce qui concerne la mauvaise gestion du programme des commandites.

Gomery a adressé un « reproche » à MM. Chrétien et Pelletier pour leur « omission » d’avoir assorti le programme des commandites des « mesures normales de protection contre la mauvaise gestion » (p. 443). Il a aussi attribué une responsabilité à M. Gagliano pour « avoir perpétué la méthode irrégulière de gestion » du programme des commandites, n’avoir « pas fait suffisamment attention à la nécessité d’adopter des lignes directrices et des critères […] (ni) surveillé ce que faisaient M. Guité et […] M. Tremblay ».  Compte tenu de ce que nous venons d’établir, à savoir que MM. Chrétien, Pelletier et Gagliano ont sciemment conçu et dirigé le programme des commandites comme une opération de guerre en faisant fi de toutes les lois et règlements, les reproches que leur adresse Gomery apparaissent comme proprement ridicules. Ils équivalent à reprocher à un voleur de banque d’avoir négliger de renouveler l’enregistrement de la voiture avec laquelle il a pris la fuite ou à un violeur d’avoir négligé de porter un condom.

Quant à l’absolution générale que Gomery accorde à l’ensemble des ministres, à l’exception de MM. Chrétien et Gagliano, elle nous paraît absolument injustifiable. Tous ces honorables personnages ont participé au conseil de guerre où les décisions ont été prises qui ont donné naissance au Programme des commandites. Un grand nombre d’entre eux ont été impliqués dans des décisions concernant le financement et la gestion du Programme des commandites en tant que ministre des Finances, ministres de Travaux publics et Services gouvernementaux du Canada, ministre responsable de Patrimoine canadien, ministres membres du Conseil du trésor ou, encore, ministres membres du comité du cabinet sur les communications gouvernementales.

Nous avons déjà dit plus haut que le blâme que Gomery a adressé au sous-ministre Quail pour « abdication de son devoir de contrôler […] les actions de ses fonctionnaires » responsables du Programme des commandites était tout à fait déplacé, compte tenu qu’il avait de bonnes raisons de croire que son poste serait mis en jeu s’il en venait à contrarier la brutale volonté du premier ministre.

Arrivons-en maintenant aux reproches impliquant la partisanerie politique dans la gestion des commandites.

Reconnaissons comme allant de soi le caractère « particulièrement condamnable » du système de pots-de-vin mis en place par Jacques Corriveau en puisant à même les bénéfices que les commandites rapportaient à diverses agences de publicité.

Il y a cependant beaucoup à redire sur le blâme que Gomery prononce à l’encontre de MM. Michel Béliveau, Marc-Yvan Côté, Benoît Corbeil et Joseph Morselli pour s’être déshonorés et avoir agi au mépris des lois régissant les dons aux partis politiques en acceptant des contributions en liquide et d’autres avantages malhonnêtes.

Premièrement, la liste des personnes qui sont explicitement blâmées pour avoir accepté des contributions malhonnêtes n’est pas exhaustive ; elle aurait pu tout aussi bien comprendre les noms de MM. Alain Renaud, Serge Gosselin, Tony Migniacca, John Welch, Gaëtan Manganiello et Beryl Wajsman, lesquels ont aussi été nommés dans le rapport, mais ont échappé, pour des raisons inconnues, au blâme officiel.

Deuxièmement, la notion de déshonneur semble trop floue pour fonder un jugement. Qu’est-ce que l’honneur ? Y a-t-il un code d’honneur ? À quelle règle d’honneur les personnes nommées ont-elle manqué exactement ? Le juge ne le précise pas.

Troisièmement, si, comme le dit Gomery, « l’institution qu’est le PLCQ est forcément responsable des fautes de ses dirigeants et représentants » (p. 450), il est extrêmement difficile de comprendre pourquoi tous les dirigeants politiques du Parti libéral, tels, entre autres, les membres des comités de direction et les membres du comité de financement ne sont pas appelés à partager cette responsabilité. N’est-ce pas le Conseil des ministres lui-même qui a, comme nous l’avons établi plus haut, systématiquement édulcoré la politique concurrentielle d’attribution des contrats de publicité de façon à favoriser les agences proches du Parti libéral ? Prenons un exemple plus spécifique, mais combien évident. M. Chrétien était, après tout, le chef de ce parti, ce qui n’empêche pas Gomery d’écrire :

[…] l’absence de preuve de leur implication directe dans les malversations de M. Corriveau donne à MM. Pelletier et Chrétien le droit d’être exonérés de tout blâme pour l’inconduite de M. Corriveau. (p. 442).

Pourtant, c’est la même Gomery qui dit :

S’il n’existe aucune preuve directe que M.Gagliano était au courant des méthodes malhonnêtes employées par M. Corriveau pour aider financièrement le PLCQ, je déduis de (certains) faits et circonstances qu’il devait avoir une idée des activités de M. Corriveau […] (et qu’il) doit accepter une part du blâme pour avoir toléré les méthodes malhonnêtes employées pour financer les activités du PLCQ pendant des années, alors qu’il était lieutenant québécois du Parti libéral du Canada (p. 451).

L’absence de preuve directe suffit à exonérer le chef, mais pas le lieutenant, auquel on attribue le blâme sur la base de déductions circonstancielles. Belle justice ! Pourtant, les éléments de preuve circonstancielle étaient nombreux qui auraient pu permettre à Gomery d’attribuer à Chrétien, comme il l’avait fait pour Gagliano, une part de responsabilité pour les agissements malhonnêtes de Corriveau. Gomery n’écrit-il pas, quand il traite de la responsabilité à attribuer à M. Pelletier :

[…] il eût été plus prudent pour lui de faire enquête au sujet des suspicions générales dont il dit avoir lui-même fait part au premier ministre quand, selon son témoignage, il eu le « pressentiment » que tout n’était pas très net du côté de chez M. Corriveau (p. 442) ?

Gomery ne s’est-il pas fait dire par M. Guité que le ministre Dingwall lui avait présenté Jacques Corriveau en ces termes : « C’est un ami très, très intime du premier ministre. En fait, si jamais on retrouve quelqu’un au lit entre Jean Chrétien et son épouse, ce sera Jacques Corriveau. » (« La faute des publicitaires, foi de Charles Guité », Bryan Myles, Le Devoir, 5 mai 2005).

Quatrièmement, on ne peut faire autrement que de mettre en cause l’absolution générale que Gomery a accordée spécifiquement à M. Martin. Référons-nous pour ce faire à deux éléments distincts, choisis parmi de multiples autres. (1) La façon privilégiée dont Martin a été traité lors de sa comparution devant Gomery en dit très long sur l’attitude complaisante de la Commission à son endroit. À ce sujet, la réputée correspondante parlementaire Manon Cornellier a décrit ainsi cet événement :

[…] un procureur qui ne l’a jamais bousculé […] L’avocat du gouvernement, visiblement de mèche, lui a complaisamment demandé si sa présence devant la commission témoignait du sérieux qu’il lui accorde. Personne n’a sursauté quand il a répondu par l’affirmative, mais ça sonnait un peu faux après qu’il eut, la veille, invité son caucus à applaudir le prestation cavalière de Jean Chrétien […] En fait, Paul Martin a eu la partie facile, malgré quelques questions devenues incontournables à la suite de la comparution de Jean Chrétien (« L’anti-Chrétien », Le Devoir, 11 février 2005).

Son collègue Alec Castonguay est encore plus explicite :

Armé de documents plutôt inoffensifs et qui incriminent peu le premier ministre, le procureur Neil Finkelstein n’a jamais été en mesure de mettre Paul Martin sur la défensive. Une seule fois il aurait pu le faire, mais le juge l’en a empêché […] « Est-ce que votre ministère a utilisé la firme Earnscliffe pour faire de la publicité ? » a interrogé Neil Finkelstein. « Non » a répondu Paul Martin. « Est-ce que cette firme faisait autre chose pour le ministère ? » a enchaîné le procureur. « Elle donnait des conseils stratégiques et faisait de la recherche sur l’opinion publique », a dit le premier ministre […]. Le juge Gomery est aussitôt intervenu pour éviter que le procureur ne pousse plus loin, rappelant que la commission n’a pas le mandat d’enquêter sur les contrats de recherche et d’opinion. Plus tôt cet automne, un mur d’avocats s’était élevé pour faire obstacle à des révélations à ce sujet […] Car les documents déposés en preuve laissent de très gros doutes sur la sélection des firmes de recherche dans le ministère de Paul Martin. En 1995, dans une note interne rédigée par le ministère des Travaux public, responsable de la sélection des firmes, on peut lire que « même si (la firme) DJC Research a obtenu le plus bas coût sur tous les points, deux contrats de 300 000 $ ont été donnés (plutôt qu’un seul comme prévu). Un à DJC Research et l’autre à Ekos pour satisfaire les vœux des Finances ». Puis, entre parenthèses, il est ajouté : « Earnscliffe faisait partie de l’équipe d’Ekos » […] Il est de notoriété publique aujourd’hui que la firme de lobbyistes et de communication Earnscliffe est proche de Paul Martin depuis de nombreuses années. D’ailleurs, plusieurs conseillers actuels du premier ministre sont issus de cette entreprise (« Martin plaide aussi l’ignorance », Le Devoir, 11 février 2005).

En faisant enquête de cette mollassonne façon, il est compréhensible que la Commission n’ait pas trouvé de preuves directes, ni même de preuves circonstancielles, de l’implication de M. Martin dans le scandale des commandites. (2) Les procureurs de la Commission auraient aussi eu intérêt à interroger Paul Martin à propos d’un reportage le concernant paru dans le National Post et Le Devoir en février 2004. Voici comment Hélène Buzzetti rapporte cette affaire :

Moins de 24 heures après avoir affirmé qu’il n’avait su qu’en mai 2002 l’existence de malversations dans le cadre du programme de commandites, le premier ministre Paul Martin a vu sa version des faits être contredite par un ancien dirigeant du Parti libéral du Canada […] Dans une lettre expédiée à M. Martin dès février 2002 et obtenue par le National Post cette semaine, Akaash Maharaj, alors président de la commission politique du parti, prévient le ministre des Finances de l’époque que les rumeurs selon lesquelles les fonds versés aux agences de publicité ont servi à financer le Parti libéral sont de plus en plus persistantes parmi les militants […] M. Maharaj indique dans cette lettre qu’il a reçu de nombreux courriels de membres à ce sujet, qu’il en a été beaucoup question lors du congrès de l’aile de la Colombie-Britannique du parti et que, lors d’une réunion tenue deux mois plus tôt, soit en décembre 2001, les présidents des commissions politiques provinciales ont exprimé leur « malaise » […] « Il y a, écrit-il, des rumeurs persistantes et croissantes selon lesquelles le programme de commandites a été détourné à des fins partisanes en rapport avec la campagne électorale de 2000 au Québec par l’entremise d’agences de publicité et de relations publiques associées au parti » […] Au bureau du premier ministre, on ne trouvait pas cette lettre datée du 7 février 2002. M. Maharaj prétend avoir obtenu un accusé de réception à l’époque (« Nouvelle ombre sur la version de Martin. Le nouveau chef libéral a été mis au courant des problèmes dès février 2002 », Le Devoir, 15 février 2004).

Il est difficile de concevoir un indice plus probant du fait que M. Martin, de même que la haute direction du Parti libéral et un très grand nombre de militants partout au Canada, étaient conscients, dès 2001 au moins, des malversations émanant du programme des commandites. Cet indice on ne peut plus public a pourtant échappé à l’attention de l’enquête de Gomery.

Réactions à Gomery

Le jour même où le rapport Gomery a été rendu public, le 1er novembre 2005, Paul Martin annonce quatre mesures visant à réhabiliter sa formation : (1) 10 militants libéraux sont bannis à vie du PLC, soit Alfonso Gagliano, Tony Mignacca, Marc-Yvan Côté, Jacques Corriveau, Joe Morselli, Michel Béliveau, Benoît Corbeil, Beryl Wajsman, Serge Gosselin et Alain Renaud ; (2) le PLC retourne 1,14 million au trésor public fédéral, somme qui inclut les contributions politiques tout à fait légales versées par les éléments retors du programme des commandites ; (3) le rapport est remis à la Gendarmerie royale du Canada, qui poursuit son enquête sur les aspects criminels de cette affaire ; (4) le gouvernement élargit à l2 nouveaux intervenants l’étendue de ses poursuites au civil en vue de recouvrer les sommes frauduleusement acquises dans le programme des commandites.

Les mesures (3) et (4) sont d’autant plus surprenantes que le gouvernement avait formellement exclu du mandat de la Commission toutes les questions relatives aux poursuites en cours, tant au civil qu’au criminel, et que Gomery avait assuré les lecteurs de son rapport qu’il avait :

[…] accordé une attention toute particulière à l’instruction qui (lui) avait été donnée de n’exprimer aucune conclusion ou recommandation à l’égard de la responsabilité civile ou criminelle de personnes ou d’organisations (p. 8-9).

Cela n’a pas empêché le ministre des Travaux publics, Scott Brison, de déclarer :

À la suite d’un examen des faits, le gouvernement a eu la preuve que ces sous-traitants avaient obtenu des fonds de manière frauduleuse (« Martin chasse Gagliano et neuf autres militants », Hélène Buzzetti, Le Devoir, 2 novembre 2005).

On se demande aussi pourquoi le gouvernement a pris la peine de remettre à la GRC copie d’un rapport dont on peut croire qu’elle aurait fini par le trouver par ses propres moyens.

Le remboursement au trésor public du 1,14 million d’argent « sale » paraît tout à fait louable, mais la chroniqueuse Sheila Copps, ancienne ministre de Patrimoine Canada sous M. Chrétien, a mené une petite enquête à ce sujet dont les résultats laissent plutôt sceptique. Elle a en effet découvert (1) que, selon les états financiers remis à Élections Canada pour 2004, le PLC devait à treize banques la modique somme de 34 818 257,32 dollars ; (2) que, selon David Hill, administrateur du PLC, le chèque libellé au nom du gouvernement pour rembourser l’argent sale n’avait pas été fait par le parti, mais bien par la firme d’avocat du PLC et que la somme devrait être remboursée par le parti ; et (3) que Lloyd Posno, directeur des finances du PLC, lui a affirmé ne rien savoir de la provenance des fonds qui ont servi à rembourser le gouvernement et a qualifié d’« impossible » les quelque 34,8 millions de dettes du PLC (« Les bons comptes font de bons partis », Le Journal de Montréal, 27 décembre 2005). Le moins que l’on puisse dire à ce sujet, c’est qu’il y a, là aussi, quelques anguilles sous la roche de la vertu manifeste.

L’expulsion à vie de 10 militants du PLC par M. Martin a, par ailleurs, suscité de nombreuses réactions. Tout d’abord parce que cette purge était plus symbolique que réelle, sept des dix personnes visées n’étant plus membres du PLC au moment où les sanctions étaient annoncées. Ensuite, parce qu’elle met en cause certains principes fondamentaux dans la conduite des affaires publiques. Ainsi, au congrès du PLCQ, tenu à Montréal du 11 au 13 novembre, soit moins de deux semaines après les expulsions, la direction du parti n’a pas jugé bon de faire rapport aux membres à ce sujet, ni au sujet du rapport Gomery en tant que tel. Hélène Buzzetti rapporte :

Seul un militant aura pris son courage à deux mains pour demander à son chef de justifier sa décision de bannir du PLCQ 10 organisateurs […] « Dans mes valeurs, quelqu’un reste innocent tant qu’il n’a pas été condamné. Alors j’aimerais savoir pourquoi vous avez condamné ces gens-là avant qu’ils n’aient été jugés », a demandé Carlos Henriquez […] sous les applaudissements timides de quelques militants. Loin de s’excuser, Paul Martin a expliqué qu’il avait « une responsabilité à l’égard (du) parti ». « Je pense que le Parti libéral a un énorme rôle à jouer au Canada et aussi au Québec. Et la seule façon que nous puissions jouer ce rôle, c’est si l’intégrité du parti est très claire et qu’il n’y a pas d’équivoque, pas de questions. Alors j’ai agi. Il fallait agir » […] Outre cet épisode, le congrès de l’aile québécoise du PLC […] s’est déroulé comme si le rapport Gomery […] n’avait jamais existé (« Martin entame sa campagne anti-Bloc », Le Devoir, 14 novembre 2005).

Le chroniqueur Jean-Claude Leclerc a eu ce commentaire :

Sans plus de procès, [Paul Martin] a fait rouler dix têtes sur la place publique, comme si ces personnes avaient commis le pire des crimes. Pourtant, même la législation électorale, qui écarte un temps du Parlement quiconque s’en est montré indigne, ne va pas jusqu’à interdire à jamais de prendre part à la vie publique (« Paul Martin et les dix brebis galeuses », Le Devoir, 14 novembre 2005).

La choniqueuse Lysiane Gagnon a été encore plus sévère :

Dans son désir effréné de se démarquer du régime Chrétien, le premier ministre Martin vient de bannir « à vie » dix personnes […] dont aucune, notons-le bien, ne fait actuellement l’objet de poursuites judiciaires—surprenante décision, à laquelle ce bon vieux Staline applaudirait des deux mains […] Les procès publics que mènent les commissions d’enquête sont par définition des procès sommaires où l’accusé ne bénéficie pas de la présomption d’innocence qui est le fondement de notre système judiciaire. Rien d’étonnant, donc, à ce que celui-ci se soit soldé par une série d’excommunications arbitraires. Cela ne s’était jamais vu dans un pays démocratique, depuis l’époque où le Parti communiste français était le satellite de l’ex-URSS ! (« Un procès sommaire », La Presse, 3 novembre 2005).

Le rapport lui-même a aussi suscité de nombreuses réactions plutôt négatives dont nous ne citerons qu’un exemple. Ainsi, les professeurs Christian Rouillard et Sharon L Sutherland, spécialistes de l’administration publique, ont-ils écrit :

[…] on peut s’interroger […] sur tout ce qui a été abordé de manière expéditive (dans le Rapport factuel), notamment la responsabilité de l’actuel premier ministre Paul Martin qui, en sa qualité de ministre des Finances, était le numéro deux du gouvernement Chrétien, ainsi que vice-président du Conseil du Trésor, une agence pourtant blâmée pour ne pas avoir eu la capacité d’exercer un contrôle approprié sur la gestion du programme des commandites […] Le premier ministre Martin est donc exonéré de sa responsabilité institutionnelle dans le rapport parce qu’il n’a pas personnellement participé à l’administration du programme des commandites, alors même que la responsabilité institutionnelle de l’ex-premier ministre Chrétien demeure entière, bien qu’il n’ait pas, lui non plus, personnellement participé à l’administration de ce programme […] C’est la dimension collective de la responsabilité ministérielle, un fondement essentiel du gouvernement responsable, qui est bafouée ici ! Et c’est au nom de cette même responsabilité ministérielle que tous les ministres du gouvernement Chrétien, ceux du Québec comme ceux d’ailleurs, sont collectivement responsables de l’ensemble des activités gouvernementales, y compris le programme des commandites. Autrement, ce n’est rien de moins que la composante démocratique de la gouvernance qui est violée […] (« Rigueur et complaisance du rapport Gomery », Le Devoir, 15 novembre 2005).

Mentionnons enfin les résultats de deux sondages se rapportant au rapport Gomery qui ont été brièvement rapportés dans les journaux. (1) Le Devoir a fait état d’une enquête conduite dans l’ensemble du Canada le 30 avril 2005 par la Firme Strategic Council selon laquelle 69 % des citoyens ont répondu Oui à la question suivante : « En tant qu’ancien ministre des Finances et dirigeant du Parti libéral, Paul Martin doit-il être tenu responsable du scandale, même s’il n’a pas été impliqué directement ? » (« Une nuit dans la vie d’un premier ministre », Alec Castonguay, 6 novembre 2005). (2) Le Globe and Mail a rapporté qu’un sondage TVA avait établi que plus de 70 % des Québécois ne croyaient pas que le rapport Gomery avait fait toute la lumière sur le scandale (« Quebeckers skeptical of Martin’s exoneration », Rhéal Séguin et Campbell Clarck, 3 novembre 2005).

Comme il fallait s’y attendre, le rapport Gomery a aussi provoqué des réactions à l’Assemblée nationale du Québec. (1) Le ministre québécois de la Réforme des institutions démocratiques, Benoît Pelletier, a laissé savoir les libéraux québécois bannis à vie du Parti libéral du Canada pour avoir trempé dans le scandale des commandites sont toujours les bienvenus au Parti libéral du Québec parce que les deux formations politiques sont différentes et autonomes. (2) Le Directeur général des élections du Québec, Marcel Blanchet, a confirmé qu’il allait tenir une enquête sur l’ensemble des faits qui sont contenus dans le rapport Gomery et qui visent les partis politiques du Québec, notamment sur les 50 000 $ par année versés pendant deux ou trois ans par Jean Brault de Groupaction, via Everest, à la caisse du PLQ ainsi que les 21 000 $ contribués par des employés de Groupaction au PQ, argent remboursé au DGE dès le 1er novembre. (3) L’opposition péquiste n’a pas obtenu de réponse quand elle a demandé, à l’Assemblée nationale, le nom des responsables des vérifications qui permettent au PLQ d’affirmer qu’il n’a pas reçu d’argent ou encore de services gratuits de la part du Groupe Everest. La firme de vérification du PLQ, Harel Drouin, est ici mise en cause puisqu’elle est mentionnée dans le rapport Gomery. Cette firme de comptables agréés, qui était aussi le vérificateur de Groupaction, a envoyé à la firme de Jean Brault de fausses factures tout en recevant de fausses factures de Richard Boudreault, employé et actionnaire de Groupaction. Supposément en congé sans solde, M. Boudreault a reçu son plein salaire pour travailler à la campagne électorale de 1997 pour le PLC, ce qui représente une contribution illégale à la caisse du Parti libéral du Canada.

Assez curieusement, le Directeur général des élections du Canada n’a pas jugé bon, lui, d’instituer quelque enquête que ce soit, même si le rapport Gomery a démontré que d’importantes sommes d’argent avaient été versées illégalement dans les coffres du Parti libéral du Canada, notamment lors des campagnes électorales de 1997 et de 2000, que des services de toutes sortes étaient fournis gratuitement ou à peu de frais au PLC par des firmes de publicité et de marketing en considération de futurs contrats lucratifs à être octroyés par le gouvernement et que les règles d’attributions de contrats de publicité et de sondages étaient contournées pour permettre de tels échanges de bons procédés.

Bilan de l’enquête de Gomery

Au bout de sa longue enquête et après avoir dépensé au moins 75 millions de dollars, le commissaire Gomery a résumé ses conclusions dans deux paragraphes qu’il vaut la peine de lire attentivement.

De nombreux facteurs ont contribué à ce qu’on a appelé le « scandale des commandites » : ingérence politique déplacée dans des questions administratives, fonctionnaires tolérant cette ingérence, concentration excessive des pouvoirs au cabinet du premier ministre, imprudence, incompétence et cupidité de certains, et mépris total des politiques du Conseil du Trésor. La confiance de la population dans son régime de gouvernement a été trahie et les Canadiens et Canadiennes ont été outrés non seulement par le gaspillage des deniers publics et la mauvaise gestion, mais aussi parce que personne n’a été tenu responsable ou puni pour ses fautes […] Nos concitoyens ont le droit d’être totalement informés quand des deniers publics sont consacrés à des programmes ayant des objectifs politiques. De tels programmes peuvent être parfaitement légitimes s’ils sont bien définis, sont bien administrés et assurent l’optimisation des ressources. En revanche, dès que les détails ne sont pas rendus publics et que la gestion est entachée de sectarisme politique, leur légitimité s’en trouve diminuée. Le climat de secret qui a entouré la mise en œuvre du programme des Commandites a contribué à son échec (p. 453).

Voilà ! Si l’on met de côté les défauts personnels telles l’imprudence, l’incompétence et la cupidité de certains, tout simplement parce que de telles considérations d’ordre éthique sont parfaitement tautologiques quand vient le temps de comprendre le mauvais fonctionnement des institutions (c.-à-d. on ne peut expliquer la mauvaise gestion des appareils par le fait que les gestionnaires sont mauvais), tout le scandale des commandites se résume, selon le commissaire, au fait qu’un programme « ayant des objectifs politiques » a été mis en œuvre dans le « secret », n’a pas été « bien défini », a été l’objet d’une « ingérence politique déplacée », marquée au coin d’une « centralisation excessive des pouvoirs au bureau du premier ministre » et d’une « gestion entachée de sectarisme politique ». À sa face même, un tel paradigme explicatif ne tient pas la route. Tout d’abord, parce que ses concepts de base n’ont nulle part été définis par le commissaire, fort probablement parce qu’ils sont foncièrement illogiques ; comment, en effet, distinguer un programme gouvernemental « ayant des objectifs politiques » d’un programme qui n’ait pas de tels objectifs ? N’en ont-ils pas tous, par définition ? Comment une « ingérence politique » pourrait-elle ne pas être « déplacée » ? Essayez de concevoir une « ingérence », même non politique, qui ne soit pas « déplacée ». Selon quel critère une « concentration de pouvoir » devient-elle « excessive » ? Qu’est-ce que le « sectarisme politique » ? Tout discours dont les concepts de base ne sont pas correctement définis est foncièrement incompréhensible et ne mérite même pas d’être lu, sinon afin d’en démontrer le caractère arbitraire et mystificateur, donc la fumisterie et l’imposture.

En second lieu, l’explication du commissaire n’en est pas une à proprement parler. Au cœur du problème sous examen, il y avait, selon lui, la mauvaise gestion du programme des commandites. Il lui fallait donc expliquer pourquoi le Programme a été mal géré. Il a plutôt choisi de nous démontrer en quoi il était mal géré, de nous décliner les indices de mauvaise gestion tels le secret, le manque de définition, l’ingérence politique, la concentration de pouvoirs et le sectarisme politique (quel que soit le sens ou le non-sens de ces mots). Il a confondu la description de la mauvaise gestion avec sa cause. Il fallait expliquer pourquoi le Programme a été tenu secret, mal défini, l’objet d’ingérence et de sectarisme politiques, géré en mode de concentration des pouvoirs. Cela, il s’est défendu lui-même de le faire en interprétant abusivement son mandat comme excluant les explications d’ordre politique.

Or, nous avons constaté que le programme des commandites était au cœur d’une véritable guerre que le gouvernement du Canada avait déclarée contre le mouvement souverainiste québécois. C’est cette guerre, acte politique fondamental, qui explique le secret, l’ingérence politique, le mépris des lois et tout le reste. Cette guerre a consisté en un bombardement massif et concentré des cerveaux pour y « tuer », selon le vocabulaire du général Guité, l’idée souverainiste au Québec. Il s’agissait du viol d’une idée, dont la Cour suprême avait pourtant déclaré, dans son renvoi du 20 août 1998 sur le droit du Québec à faire sécession, qu’elle était parfaitement légitime.

Il appert, en définitive, que le commissaire a délibérément choisi, dans son enquête, d’ignorer complètement la victime du viol et de se concentrer exclusivement sur la méthode employée par la bande des violeurs. Il a fini par exonérer toute la bande, sauf le très honorable chef et un seul de ses honorables acolytes, auxquels il a reproché de ne pas avoir procédé dans le respect des règles administratives. S’ils l’avaient fait, tout aurait été diguidou : « De tels programmes peuvent être parfaitement légitimes, s’ils sont bien définis, sont bien administrés et assurent l’optimisation des ressources. »

C’est ainsi que, dans l’ultime scène de son récit, on voit très discrètement dépasser, au bas de la toge de l’honorable juge Gomery, son jupon fédéraliste. Une vraie commandite !

garnotte 2004 09 08