La connaissance des grands principes permet de trouver
en toutes circonstances les solutions qui conviennent
Sun Tsu
La question interdite
La récente déclaration de M. Gilles Duceppe de constituer une armée de défense au Québec a provoqué des réactions diverses, hostiles dans beaucoup de cas, favorables mais sceptiques chez d’autres. Sans doute, M. Gilles Duceppe connaît la nécessité dans les conditions actuelles d’aborder une question interdite. Même les indépendantistes du Québec, qui ne veulent absolument pas de guerre d’indépendance, refusent d’en parler, comme si le fait de l’ignorer allait éloigner le spectre d’une guerre. En parlant de la bête, on lui voit la tête. Cet aphorisme semble influencer beaucoup de Québécois qui croient éviter un danger ou un problème en évitant de le mentionner. Ce dont on ne parle pas n’existe pas. Cette mentalité simpliste ignore le fait que la réalité précède le langage.
Et s’il se produisait une guerre qui n’a aucun rapport avec l’indépendance ? – une guerre qui serait comme la phase d’éclatement de conflits de pouvoirs qui durent depuis trop longtemps au Canada, entre Ottawa et les provinces ? Personne ne veut la guerre, mais la guerre surgit souvent lorsqu’on croyait que tout était en ordre et que la paix était définitivement installée. Toujours, on a refusé d’envisager la réalité en face. On croit qu’une guerre commence avec les armes et les armées et c’est faux.
L’état de guerre existe longtemps avant les confrontations armées, souvent sans que personne ne s’en rende compte, ou presque. Il y a guerre lorsqu’un pouvoir agit arbitrairement au service d’intérêts particuliers et fait plier les autres à sa seule volonté. En matière de guerre, l’arbitraire et la violence légale mais illégitime et injuste subsistent longtemps avant que ne surgissent l’éclatement et la violence armée. C’est la catharsis. Comme un abcès qui crève, le poison accumulé se videra jusqu’à la lie.
Lorsque sortent les armes et les armées et que commencent les confrontations, la guerre comme telle a au moins quarante ans, le plus souvent davantage. Pour l’arrêter, il aurait fallu procéder très longtemps avant, alors que violences légales et injustices se multipliaient, que les oligarchies et les autocraties en place opposaient une fin de non recevoir aux demandes légitimes en provenance des autres, comme si une position de force pouvait durer perpétuellement.
On croit facilement au Québec que les guerres commencent avec les discours sur la guerre, alors que c’est l’inverse qui se produit. Lorsqu’on commence à discourir sur la guerre, c’est que les éléments de cette guerre sont déjà en place depuis longtemps.
La réalité précède toujours le discours qui l’identifie et la qualifie
Les guerres ne sont pas provoquées par les discours mais par l’ignorance, l’inertie, l’entropie, la rigidité, la cupidité et le refus de pourvoir des autorités en place, de ceux qui sont en position de force et agissent comme si les autres n’existaient pas. En polémologie, (étude systématique des conflits et des guerres), on constate que l’inaction, le refus de composer et d’agir de la part de ceux qui détiennent les pouvoirs et les moyens du pouvoir ont été et demeurent les premières causes de guerre. Les Romains, qui n’aimaient pas la guerre, qualifiaient objectivement ces situations de casus belli ? Les premiers, ils cherchaient à éviter la guerre et n’y avaient recours que lorsqu’il n’était plus possible de faire autrement. Et encore, ils restaient ouverts à la reprise des négociations. Toute paix véritable ne peut se réaliser que dans l’honneur de toutes les parties en cause. Il n’y a pas de paix dans le déshonneur.
En osant proposer une armée de défense pour le Québec, M. Duceppe a fait preuve de courage et d’authentique lucidité. Avec les meilleures intentions du monde, la paix n’est jamais acquise ni définitive. Oser aborder au Québec une question aussi interdite, il fallait le faire. Sachant à quel point cette question est potentiellement explosive pour tout politicien indépendantiste qui ose l’aborder, monsieur Duceppe n’en a pas dit davantage. Il laisse à tous les Québécois le soin de faire preuve d’une maturité nouvelle et d’ouvrir enfin le débat sur un problème difficile, cela va sans dire.
Qu’allons-nous faire ?
La première chose à faire : s’instruire en profondeur. Elle est superficielle, notre connaissance de la paix, de la guerre et des problèmes reliés à la défense des États, de la diplomatie qui fait partie de cette défense mais n’en constitue qu’un volet, de l’économie de temps de guerre, économie de survie apte à servir dans toutes les catastrophes nationales, du problème central de la formation, l’entraînement et l’acquisition d’un savoir et d’une discipline collective et autres questions qui intéressent les peuples adultes et habitués à se gouverner eux-mêmes depuis assez longtemps. Notre connaissance de ces problèmes essentiels dépasse à peine le niveau de l’image et des impressions à charge émotive élevée et paralysante pour le jugement critique. Pour combattre la guerre, il faut commencer par combattre l’ignorance. Plus nous serons instruits et formés, plus nous serons sûrs de nous-mêmes et sans crainte devant les confrontations qui s’annoncent et dont nous souhaitons tous qu’elles ne tourneront pas au plus mal.
La paix, la guerre et la défense territoriale sont des questions d’envergure qu’on ne peut résoudre par des mesures de surface. L’expérience prouve que rien n’est jamais définitif en matière de paix et de guerre et le pire danger vient de l’ignorance qui crée des idées fixes. Tout doit être repensé et re-décidé à chaque génération, car les circonstances varient et il faut savoir s’adapter et composer avec les événements sans perdre l’identité et encore moins la souveraineté que nous voulons tous. Nous ne devons pas commettre l’erreur d’ignorer un tel sujet, alors que le Québec s’approche rapidement du statut d’État naturel, de droit comme de fait, que le Canada des United Empire Loyalists est menacé d’implosion et que personne ne peut prévoir les réactions de l’oligarchie canadian à Toronto ni de son bras politique et autocratique à Ottawa.
La première chose à savoir en matière de guerre, c’est que toutes les guerres du monde sont organisées par les oligarchies, les grosses fortunes privées, avec le concours des États autocratiques dont elles ont pris le contrôle. C’était le cas dans Babylone et dans l’Égypte des Pharaons. C’était le cas des guerres puniques. C’était le cas des guerres hanséatiques, des guerres coloniales, de la guerre de Sept Ans, de la première Guerre mondiale, de la Seconde, des guerres de décolonisation qui ont suivi, de la guerre du pétrole, qui fait rage depuis 130 ans. C’est le cas des guerres d’indépendance organisées et conduites par les nouvelles classes moyennes chez les peuples qui ont voulu se soustraire à la domination d’une oligarchie impériale et coloniale et souvent sont tombés dans les mêmes pièges l’indépendance acquise.
La liberté est une conquête. Elle n’est pas un héritage. Elle exige l’aptitude (compétence et dispositions intérieures) et la capacité (moyens extérieurs), de voir, penser, s’exprimer et agir en pleine conscience et connaissance de cause, d’effet et de relation. En fait, la liberté est la seule véritable conquête, la plus exigeante et la plus difficile de toutes les conquêtes et que personne ne peut réaliser seul. Pour devenir des Hommes et des Femmes avec la grande majuscule, il faut avoir appris à conquérir sa liberté, tant sur le plan individuel que collectif.
La volonté des oligarques et des autocrates est donc le point de départ de toute guerre d’envergure. Les nations sans État ne font pas de guerre parce qu’elles n’en ont ni les moyens ni une volonté directrice; elles font les guerres des autres, comme c’est le cas du Québec. Les tribus et les clans se font la guerre pour des questions territoriales ou des conflits de personnalités, mais demeurent très limités dans l’espace et le temps quant à leurs possibilités d’action. Par contre, les oligarques, qui disposent de vastes moyens, qui, de plus, tiennent les ficelles qui contrôlent les États, se font la guerre pour posséder davantage, tenir les possessions acquises contre des menaces, appréhendées ou réelles, de tout perdre et ce qui est encore plus important, détruire la concurrence.
La conduite d’une guerre n’est possible que dans la mesure où l’oligarchie et l’État disposent d’une capacité logistique suffisante pour payer les soldats et assurer leur approvisionnement dans toutes conditions pendant au moins cinq ans. Cette logistique doit être efficace et disponible d’avance. L’argent, la nourriture et les fournitures sont les premières armes de guerre. Pour les riches et les puissants, la guerre est un investissement, destiné, soit à rapporter gros, soit à réduire le danger de pertes majeures, soit à détruire l’ennemi, c’est-à-dire la concurrence, avec la dernière hostilité. La ferraille de guerre, canons, fusils, etc., vient loin en importance derrière la logistique. La production et la vente à l’État de toutes ces nécessités de guerre servent d’abord à augmenter les fortunes. La guerre, il y a de l’argent à faire. La propagande, payée par l’État, se charge de mentir et masquer les véritables enjeux derrière une quelconque idéologie, afin de maintenir les apparences de la vertu. Il n’y a pas de guerre de religion. Il n’y a que des guerres basées sur l’intérêt et les rapports de forces, la religion étant exploitée pour persuader davantage les populations d’aller servir « ses maîtres », peu importent les dommages et les conséquences.
Le Québec inféodé n’est pas cause de guerre
Dans cette perspective fondamentale, envisagée à l’intérieur de cet espace géographique continental qu’on appelle Canada, le Québec n’est pas casus belli. Il est trop soumis et trop habitué à se soumettre, même chez les indépendantistes, qui mettent un soin judicieux à respecter les lois en toutes choses, au risque de tout perdre. Toutes les guerres qui se sont produites sur le territoire québécois servaient des intérêts étrangers à ses habitants, d’abord l’oligarchie française, puis l’oligarchie anglaise et finalement l’oligarchie orangiste et loyaliste concentrée à Toronto. C’est pourquoi sans doute que les Québécois ont tellement de difficultés à se croire en guerre et à reconnaître la nécessité d’organiser une armée de défense territoriale, la première de leur histoire. Ils ne se perçoivent pas comme une menace et ne se sentent pas menacés. D’où vient la menace, si menace il y a ?
Pour l’oligarchie de Bay Street et son brandon politique à Ottawa, la menace ne peut venir du fait que, non seulement le Québec mais les autres provinces ont suffisamment progressé pour remettre en question la présence à Ottawa d’un gouvernement centralisateur, unitaire, arbitraire et au service de l’Establishment. Cette réalité, nouvelle, il faut aller sur le terrain pour la voir. Aucun média de masse à la solde de l’Establishment et sous contrôle d’Ottawa n’en fera jamais mention.
Aucun politicien fédéral n’en fera mention non plus, peu importe quelle circonscription il représente à l’intérieur d’une province ou une autre. La Canadian Unity, comme jadis le British Empire Unity, ne signifie rien de moins que l’inféodation inconditionnelle au pouvoir centralisateur et unitaire d’Ottawa, tout comme jadis au pouvoir impérial de Londres. La réalité, beaucoup plus nuancée maintenant, compte pour peu.
Aux États-Unis, la croissance des états qui réclament d’être reconnus comme États est respectée. Il existe dans la Constitution américaine des mécanismes souples qui permettent de tels transferts de pouvoirs et les présidents les accordent volontiers.
Rien de tel n’existe au Canada. Le pouvoir central d’Ottawa est rigide. Non seulement il refuse de céder aux provinces les pouvoirs qui leur appartiennent de droit comme de fait, de jure comme de facto, mais Ottawa fait le contraire et tente de piéger plus de pouvoirs encore, ce à quoi s’opposent non seulement le Québec mais les provinces qui ont intérêt à récupérer plus de pouvoirs qui en feraient des États, notamment l’Ontario, la Nouvelle-Écosse, la Colombie-Britannique, l’Alberta, la Saskatchewan et Terre-Neuve. Il est probable que les autres provinces maritimes sont également prêtes à se prendre en charge, suivant l’exemple de l’Islande voisine et aussi de la Norvège, dont les niveaux de vie comptent parmi les plus élevés au monde. Le développement des provinces rend inéluctable le rejet d’Ottawa par leur population. C’est une question d’intérêt.
C’est aussi une question de principes, non de bons ou de mauvais principes mais de certitudes opératives et réelles, connues en géopolitique, qui servent de moteurs et de régulateurs à la vie des États. Ce n’est plus une question de sentimentalité impériale ou post-impériale à l’eau de rose. Ce n’est pas du déterminisme non plus. C’est la radicalité du réel qui est en cause. Le Canada et le Québec de 2005 ne sont pas le Canada et le Québec de 1867, ni de 1900, 1960 ou même 1980. Les choses se passent très vite dans les conditions actuelles dominées par les communications satellisées et les transports rapides. Le champ de conscience des populations s’est considérablement élargi. De plus en plus, la politique tend à devenir un phénomène local et les bureaucraties lointaines deviennent de moins en moins acceptées et de plus en plus suspectes. À beau mentir qui vient de loin, dit le proverbe.
Les nouveaux États ne dépasseront pas une taille optimale, celle qui permet la prise de contrôle directe par les populations concernées et la mise en pratique des principes universels de l’action : appréciation rigoureuse et correcte du contexte et de la situation; détermination et maintien d’objectifs praticables et réalisables; maintien du moral; concentration et économie de l’effort; simplicité et souplesse; coordination; coopération et logistique. Les grosses bureaucraties centralisées sont incapables de mettre ces principes en pratique, pour cause d’inertie et d’entropie.
Cela se voit maintenant et il n’est plus nécessaire de passer par une formation avancée en géopolitique pour le comprendre. Que les provinces, Québec en tête, soient aptes à se prendre en charge comme États optimaux, cela devient également de plus en plus évident. Mais il n’est pas question pour Ottawa d’en prendre conscience, même au risque d’une ou plusieurs guerres civiles à plus ou moins brève échéance.
Cette volonté obstinée de l’Establishment et d’Ottawa de s’opposer à tout transfert de pouvoirs tandis qu’il est encore temps est cause de guerre, casus belli. Non seulement Ottawa est l’adversaire, voir l’ennemi des provinces aptes à devenir des États, l’Establishment, qui a construit ses fortunes sur le pouvoir central, est prêt à appuyer tous les moyens pour garder les provinces inféodées, d’abord par la propagande qui exerce un contrôle quasi absolu sur les communications, ensuite, par d’autres moyens auxquels personne n’ose penser.
M. Gilles Duceppe l’a compris. En un premier temps, il ne peut que proposer aux Québécois qu’ils organisent une défense territoriale tandis qu’il en est encore temps, non parce qu’il veut une guerre de l’indépendance du Québec mais parce qu’il n’en veut pas. Si tu veux la paix, prépare la guerre. (Dixit Vegetius Renatus). Mieux vaut prévenir que guérir. Les préparatifs nécessaires, les recherches, les études qui pressent, la formation et l’entraînement poussé seront utiles pour augmenter la confiance des Québécois en eux-mêmes et les rendre plus déterminés et plus forts devant l’adversité. Personne n’est né brave. On le devient par l’étude, le travail, l’entraînement et la discipline individuelle et collective.
Si de tels préparatifs peuvent s’avérer coûteux, une guerre civile sera autrement ruineuse. Le but à poursuivre : la dissuasion. La meilleure stratégie de guerre est celle qui décourage en partant toute volonté qui tenterait de régler par l’intervention armée et la guerre le problème du statut du Québec, inféodé ou non à Ottawa et à l’Establishment canadian. Il ne s’agit pas de rester ou non dans le « sein du Canada »(sic), un statut politique n’est pas une question d’obstétrique, mais de se défaire du pouvoir centralisateur unitaire instauré au Canada par les Orangistes et les United Empire Loyalists et de saborder Ottawa dont personne ou presque n’a besoin au Canada. C’est une question de principes, non de séparatisme.
La première question de stratégie à laquelle nous devons répondre maintenant est celle-ci : le territoire du Québec est-il défendable avec une économie de moyens. La réponse est positive et la preuve en a déjà été faite par l’histoire. Commençons par la Nouvelle-France.
Défense de la Nouvelle-France
Le problème de la défense de la vallée du Saint Laurent, centre de gravité de la Nouvelle-France, a été abordé et résolu non sans succès dès le régime français.
La stratégie de défense d’un territoire n’est pas décidée par l’armée mais par la politique et l’armée exécute les ordres reçus, dans la mesure de ses moyens et de sa compétence. Colonie, nation ou État, un territoire a l’armée de sa politique et non la politique de son armée, ce qui serait du militarisme. Pour réussir, à court et à long terme, il faut du savoir, de la compétence et de l’intégrité dans l’action et l’exécution, ce qui n’est pas toujours le cas, tant du côté politique, que diplomatique et militaire. Trop souvent, les belligérants se cherchent des solutions rapides, quittes à se retrouver confrontés ensuite à d’interminables guerres.
Il n’y avait pas de solution rapide dans la vallée du Saint Laurent, centre de gravité du Québec actuel. La première tâche des armées du monde, celles d’hier et d’aujourd’hui, consiste à protéger le gros commerce des oligarchies qui monopolisent toutes les richesses disponibles, ou presque, et qui exploitent le pouvoir et les moyens de l’État pour leur profit. L’armée française de l’époque avait pour objet de protéger le commerce des fourrures, de la pêche et du bois. Elle était secondée par la flotte de guerre. Cette constatation nous permet en partant de prendre conscience du fait que toutes les guerres sont en fait des conflits entre gros intérêts qui veulent accaparer les richesses existantes. Là où il n’y a pas de richesses, ni de communications naturelles stratégiques, emplacements maritimes, mers et fleuves navigables, détroits, vallées passables, grandes plaines carrossables, cols de montagne, il n’y a pas de guerre. Qu’on sache en partant que la guerre est affaire d’intérêts, de rapports de forces et d’effectivité.
Quant aux colons établis sur place, ils devaient se défendre eux-mêmes, par l’organisation de milices territoriales locales bien organisées et étonnamment efficaces, compte tenu de la pauvreté de leurs moyens et de la logistique de l’époque. Les milices territoriales organisées chez les colons de Nouvelle-France devaient également appuyer l’armée française dans les batailles, fournir de la nourriture, des vêtements, de la protection, prendre soin des blessés, enterrer les morts, construire les obstacles et pourvoir au transport des troupes et à la logistique. Ce système a tenu en place pendant les 150 ans d’histoire de la Nouvelle-France. On peut être presque sûr que, si elle n’avait pas été organisée de la sorte pour sa défense, la Nouvelle-France serait tombée bien avant.
En Nouvelle-France, la géographie a été un facteur majeur de défense territoriale naturelle. La vallée du Saint Laurent est à 1600 kilomètres de l’océan Atlantique, un des océans les plus dangereux du monde à traverser. Les vagues géantes sont comme des montagnes et pendant l’histoire de la Nouvelle-France au cours du XVIIe siècle, plus de la moitié des navires affrétés vers le Saint Laurent ne sont jamais arrivés à destination. Certes, il y a eu une amélioration pendant le XVIIIe siècle, ce qui ne change rien au fait que, quelle que soit la qualité des navires et de la navigation, le golfe Saint Laurent est une des mers intérieures les plus dangereuses du monde pour les navires qui s’y aventurent. La preuve : ses fonds sont jonchés de plus de 4000 épaves, comprenant deux flottes de guerre anglaises.
Le fleuve n’est pas mieux non plus, avec ses hauts fonds où allaient s’échouer les navires qui restaient pris pendant des mois avant qu’on puisse les dégager. Ce danger n’est pas complètement écarté, même de nos jours. Toute cette voie naturelle navigable pouvait demeurer fermée pendant huit mois par année, pour cause de banquises. Encore de nos jours, des navires de commerce se retrouvent pris dans les glaces et incapables de s’en sortir avant le printemps. En partant, donc, la nature s’est bien chargée d’assurer la défense de la Nouvelle-France et du Québec qui allait suivre, ne serait-ce qu’en imposant des limites sévères à la navigation maritime de haute mer, premier facteur de richesse pour le commerce international. Les voies maritimes à grand débit sont aussi les plus exposées aux guerres commerciales qui finissent par des guerres armées.
Les obstacles terrestres échafaudés par la nature et qui ont bien servi la défense de la Nouvelle-France sont aussi impressionnants que les obstacles maritimes. Au nord, d’est en ouest, l’immense bouclier précambrien, qui recouvre plus des trois quarts du territoire du Québec et s’étend plus loin encore, jusqu’à recouvrir la moitié de tout l’espace continental canadien, a été et demeure un obstacle quasiment infranchissable. Même les chemins de fer, routes et autoroutes, ne permettent pas d’en couvrir toute la superficie, seulement une très infime partie. Jamais personne n’a été capable de lancer contre la Nouvelle-France une attaque en provenance du bouclier.
Au sud, les Appalaches sont plus franchissables et effectivement, plusieurs attaques sont survenues de ce côté dans le passé. D’abord de la part des Anglais, qui tenaient la côte de la Nouvelle-Angleterre et empruntaient, soit les vallées des rivières Kennebec et Chaudière, soit la rive ouest du lac Champlain, pour mener leurs invasions. Après l’invasion anglaise de la Nouvelle-France et l’indépendance américaine, les invasions en provenance du sud par les couloirs appalachiens se sont répétées à quelques reprises et ont toutes été repoussées, la logistique de défense du Saint Laurent, opérant à partir de lignes intérieures, rendait cette défense réalisable avec une économie de moyens. De nos jours, les possibilités d’une guerre avec les États-Unis actuels ou les États américains frontaliers sont moins que probables, à cause des facteurs suivants :
Le dégagement continuel des activités industrielles et commerciales de la région américaine du lac Champlain depuis la construction du canal Érié et son ouverture en 1825. Toutes ces activités se sont alors déplacées vers Buffalo, en face du lac Érié, nouvelle tête de pont américaine vers les grands Lacs. Avec la construction des chemins de fer qui relient New York aux grands Lacs en passant par la vallée de la Mohawk, la vocation industrielle et commerciale de Buffalo se confirmait. La région du lac Champlain a perdu presque toute son importance stratégique du passé. Elle est devenue un paradis du tourisme local, où les Québécois qui ont de l’argent à dépenser sont plus que bienvenus.
Le dégagement majeur des populations des États américains du nord-est et du Midwest après la crise du pétrole des années 1970 et par la suite. Selon les études qui ont suivi ce vaste mouvement brownien de populations et d’activités, plus de 40 millions d’américains ont quitté le nord des États-Unis pour aller travailler et vivre dans le sud, appelé Southern Belt, dont l’économie actuelle est plus considérable que celle de l’Europe. Pour survivre, les populations restées sur place au nord-est et dans le Midwest américain ont créé un vaste mouvement de coopératives connu sous le vocable de Northeast-Midwest Coalition for Economic Advancement, qui utilise fréquemment le troc et la monnaie de troc (In Ithaca we trust), pour mener ses affaires, mais les régions frontalières au Québec sont devenues les plus pauvres des États-Unis. Les gens qui les habitent sont plus proches de nous que des autres américains, surtout les riches du sud, qui exercent sur les affaires et la politique étrangère américaine un contrôle qui frise l’absolu.
La croissance continuelle de ce que aux États-Unis, on appelle statehood. Après plus de deux siècles d’indépendance et de croissance, les états américains tendent de plus en plus à devenir des États avec la majuscule. Or, la constitution américaine dispose de mécanismes souples pour permettre le transfert de pouvoirs de Washington vers les États qui le demandent. Les Américains ne tiennent pas à ce que les questions de statuts et de pouvoirs deviennent causes de guerres civiles dans leur pays. Ils savent que de telles questions sont extrêmement complexes et que chaque cas doit être pris en particulier, sans généralisations à outrance. Jusqu’à l’arrivée des chemins de fer, les cow-boys s’occupaient de régler les problèmes de frontières. À présent, ces problèmes, de plus en plus vastes, font l’objet d’études attentives dans les universités américaines. Dans cette perspective, l’intervention américaine en Irak, voulue par les riches États du sud, est un anachronisme pour les autres États. Le Québec, qui peut acheminer le pétrole importé par le Saint Laurent, le raffiner et le distribuer à la fois sur son territoire et dans les États du nord-est, se retrouve dans une tout autre position géopolitique.
Revenons à la défense du Québec, cette fois sous le régime anglais.
Tout ce que les Français avaient appris en matière de défense territoriale de la Nouvelle-France, les Anglais le savaient en partant. Ils connaissaient bien les obstacles naturels qui protègent le Québec contre les invasions en provenance de l’extérieur. Ils savaient que leur armée ne pouvait seule défendre le territoire et qu’ils devaient eux aussi dépendre des milices territoriales locales pour en assurer la défense. Ils savaient qu’ils dépendaient des Habitants pour leur logistique militaire. Aussi, dès les débuts, ils avaient intérêt à nous ménager, nous faire des concessions et gagner du temps, premier facteur en cause dans toute stratégie de guerre. En Amérique du nord en 1760, l’Angleterre devait organiser la défense du Québec, non contre la France mais contre les Yankees qui préparaient la révolution américaine.
(À suivre)