En cette période, celle qui suit la défaite du 7 avril 2014, un débat interne anime les milieux militants du souverainisme. Son sujet a trait à la valorisation de l’indépendance et il oppose principalement deux camps. Il s’agit du clan « étapiste », associé aux principaux partis souverainistes de 1995 à aujourd’hui, qui propose surtout de bien gouverner la province de Québec en attendant un contexte favorable à son indépendance. L’autre clan, « puriste », suggère de parler de souveraineté maintenant dans le but de créer le contexte favorable désiré. L’on pourrait longuement débattre du bien-fondé et des travers de ces deux stratégies. Or, notre but est d’exposer une faiblesse qui habite ces deux clans.
Nous croyons que cette faille est présente chez beaucoup de militants, penseurs et politiciens souverainistes, peu importe leur appartenance à l’une ou l’autre de ces deux lignes de pensées. Notre propos montrera en quoi ces deux clans se rejoignent sur deux points ; ils défendent la souveraineté exclusivement par une mise en paroles et refusent l’idée de conflits agis entre adversaires.
Quel est l’élément central, vital, sur lequel étapistes et puristes s’entendent ? Ils adoptent l’idée suivante : la lutte pour l’indépendance n’est qu’une histoire de prises de parole. Les deux clans s’entendent sur l’idée qu’il faut parler de souveraineté. Ils débattent principalement sur le quand et le comment : les étapistes affirment qu’il faut parler de la souveraineté plus tard, leurs opposants défendent plutôt qu’il faille en parler maintenant. Ensuite, il ne reste qu’à savoir quels types de discours adopter. En somme, choisir le bon moment et les bons mots pour défendre la souveraineté serait les seules questions importantes à régler pour le mouvement souverainiste.
Nous remarquons que les discours souverainistes, peu importe les préférences individuelles, s’en tiennent à cela : parler maintenant ou plus tard, de ceci ou de cela, c’est tout. Or, une telle attitude nous semble se bercer d’illusions et nier une dure, triste, réalité du politique. L’illusion est de croire qu’une souveraineté défendue avec les bons mots, au moment opportun, ralliera automatiquement une majorité suffisante de citoyens et gagnera par défaut la lutte. C’est nier que beaucoup de citoyens et de groupes peuvent s’opposer à l’indépendance du Québec pour une multitude de raisons qui leur appartiennent et se montrer complètement immunisés contre un argumentaire souverainiste. Ces concitoyens peuvent se rallier au statu quo fédéraliste, par exemple, par ignorance, préjugés, intérêts égoïstes ou idéologiques. Ces raisons suffiront à permettre à ces gens d’ignorer complètement l’argumentaire souverainiste, voire de s’y opposer avec hostilité et mépris.
Ceci nous amène à la réalité niée par souverainistes de toute allégeance. Il s’agit de la réalité fondamentale qui caractérise tout enjeu politique : la dualité ami-ennemi. Nous nous référons, ici, au penseur Julien Freund[1], dont la pensée influença plusieurs penseurs des XXe et XXIe siècles.
Pourquoi Freund insiste-t-il sur cette dualité, cet antagonisme ? Parce qu’il montre avec acuité que l’essence de tout différend politique est la suivante : la discrimination entre amis et ennemis, la différence entre groupes prêts à se combattre pour assurer la mise en actes de leurs désirs. Il faut comprendre que le politique existe parce que des groupes d’individus sont animés par des intérêts forts divergents, n’en déplaise aux « inclusifs » et autres bien-pensants. Les humains sont prêts à s’affronter pour toutes sortes de choses, peu importe ce que la Raison tend à dicter.
Ici, il n’est pas question d’une fédération canadienne expliquée, défendue et valorisée par ses adeptes. Un bel exemple de cela se trouve dans les multiples actes d’intimidation posés par la GRC contre les militants souverainistes, surtout dans les années 1970. La Confédération n’est pas mise en parole, elle est simplement mise en actes, imposée à la population et aux souverainistes eux-mêmes. En refusant de se mettre en mots et en posant une série d’actes, le fédéralisme canadien se place hors de l’espace où les indépendantistes tentent de le combattre, il se met hors de leur portée. Pire encore, souverainistes se mettent hors d’état de nuire en continuant de croire à une souveraineté qui va de soi, qui n’a qu’à être bien dite, bien placée, tout en refusant ce qu’engage effectivement le politique.
L’on a pu très bien voir ce refus au cours des dernières années. Certains moments du gouvernement péquiste défait en sont un bel exemple. La première ministre Marois refusa, par exemple, de débattre avec ses adversaires en anglais, plaidant sa maîtrise médiocre de la langue de Shakespeare. Pourtant, c’était une occasion idéale de marteler que ses opposants négligent le fait français. De plus, les deux derniers gouvernements péquistes ne livrèrent une défense que très timide et discrète de la question nationale, défense qui vira en retraite désordonnée dès que se présenta l’habituel épouvantail référendaire libéral.
Option nationale, malgré son attitude assumée et farouche en faveur de la souveraineté, n’est pas complètement hors de l’illusion que nous nommons. Beaucoup de militants de ce parti présentent la promotion de la souveraineté comme devant se faire par une rhétorique plus habile et moins timide, sans plus. Quant aux souverainistes solidaires[2], nous constatons que leur discours n’interpelle que quelques universitaires et une partie de la bourgeoisie montréalaise, ce qui fait d’eux un adversaire inoffensif contre le fédéralisme canadien. En somme, les souverainistes de toutes allégeances refusent le combat politique, laissant ainsi le champ libre à leurs adversaires.
Ce refus implicite du combat politique réel est l’une des principales faiblesses du souverainisme. Elle le rend politiquement impuissant. Alors que le fédéralisme continue de déployer habilement tous les moyens possibles pour mettre l’indépendantisme hors d’état de nuire, beaucoup de souverainistes croient encore que suffisamment de gentillesse de leur part permettra de calmer les attaques de l’ennemi. C’est une grave erreur. Schmitt explique bien que les peuples qui adoptent une attitude pacifiste face aux conflits politiques ne sont pas épargnés. Ils subissent les agressions de leurs adversaires et les décisions qui les concernent sont prises par d’autres forces. Ils seront, ainsi, pris pour cible par des forces plus belliqueuses, ces dernières exerceront leur hargne simplement parce qu’elles le veulent et se le permettent. Il est grand temps que nous réalisions cette implacable réalité et aussi le fait que nos adversaires nous imposent sans hésitation cette dureté. Pour redevenir une force politique, l’indépendantisme doit creuser ses racines dans l’essence du politique : réaliser qu’il a des ennemis et ne pas hésiter à les traiter comme il se doit. Comme des adversaires à vaincre. À tout prix.